Ezra Koenig ressemble à ses chansons : positif, généreux, malin. Le leader de Vampire Weekend nous a reçu dans une suite cossue de l’Hôtel du Berri pour parler de « Father Of The Bride », chroniqué ici-même par nos soins. On l’a cuisiné pour découvrir ce qui fait courir l’un des derniers grands songwriters de sa génération.
Après un brelan d’albums gagnants au tournant des années 2010, Ezra Koenig a pris six ans pour écrire et enregistrer un nouvel LP. Résultat : Father Of The Bride sonne comme un groupe qui a su se renouveler sans trahir ce qui fait son charme depuis l’origine. Au programme donc, des mélodies solaires, des riffs immédiatement accrocheurs et des paroles aux petits oignons. Mais aussi de nouveaux horizons plus inattendus : du jazz, de la pop old time façon Tin Pan Alley, de la country. Conçu comme un scrapbook regorgeant d’idées et de confessions, Father Of The Bride (FOTB) est un des albums d’indie pop les plus enthousiasmants qu’il nous ait été donné d’écouter depuis des lustres. On tenait donc à rencontrer le patron pour savoir ce qui l’inspire encore après près de douze ans de bons et loyaux services.
Sourdoreille : Comment fais-tu pour rester fou après toutes ces années ? (N.D.L.R : clin d’œil à la chanson de Paul Simon « Still Crazy After All These Years », une des influences majeures de Vampire Weekend)
Ezra Koenig : Comme la chanson de Paul Simon ? (rires). Je pense qu’avoir du temps libre m’a été très utile. Cela m’a permis de redevenir une personne normale pendant un petit moment. Le rythme de vie de musicien professionnel, où il faut sortir un album tous les deux ans, n’a jamais eu beaucoup de sens pour moi. Fondamentalement, les albums sont le reflet d’une phase de ton existence. Du coup, le risque, surtout dans notre genre de musique, c’est de vider la musique de toute vie en n’étant que musicien à plein temps. C’est important de vivre des choses en dehors des tournées pour avoir quelque chose à dire ! Faire un break m’a donné de nouvelles perspectives. J’ai pu réfléchir à ma vie et à celle des gens autour de moi. Je suis aussi redevenu un simple fan de musique, car au final c’est ce qui donne envie de continuer à composer et à écrire.
« Je suis arrivé à la même conclusion que tout le monde : oui, le rock est mort et enterré ! Mais pour moi, c’est précisément parce qu’il est six pieds sous terre et plus à la mode qu’il devient intéressant. »
Est-ce que tu te sens parfois comme le dernier représentant d’une espèce en voie de disparition ?
Vampire Weekend a eu beaucoup de chance à ses débuts. Nous sommes arrivés au bon moment, à une période très spéciale où le public attendait le type de musique que nous proposions. Puis nous sommes montés en puissance jusqu’à « Modern Vampires Of The City » qui a été un sommet pour nous à bien des égards. Pendant cette pause de plusieurs années, j’ai ressenti beaucoup d’anxiété autour de moi, « l’indie n’est plus à la mode », « le rock est mort »… Ce genre de choses. De mon côté, j’ai eu du temps pour réfléchir comme un simple être humain. Et je suis arrivé à la même conclusion que tout le monde : oui, le rock est mort et enterré ! Mais pour moi, c’est précisément parce qu’il est six pieds sous terre et plus à la mode qu’il devient intéressant. Etre un groupe d’indie à guitares aujourd’hui, c’est une chance. On peut réfléchir sans être pris dans le stress ambiant. Le rap à l’heure actuelle, c’est Westeros ! (rires) Comme dans Game Of Thrones, tout le monde se bat pour être la plus grande pop star du monde. C’est plus facile de construire une proposition artistique vraiment intéressante en étant loin de toute cette compétition. Avec Vampire Weekend, je me sens comme sur une île. Et c’est un lieu reposant, surtout quand on commence à dépasser les trente ans ! (rires)
On sent justement une inspiration hip hop dans la façon dont les morceaux de FOTB sont produits et construits, avec des collages, des ruptures inattendues.
Vampire Weekend a toujours été influencé par le hip hop. D’abord parce que nous avons grandi à une époque où le hip hop était omniprésent. Mais c’est aussi parce que la technologie a beaucoup évolué depuis nos débuts. La très grande majorité de la musique se fait maintenant, quel que soit le genre, avec quelques personnes devant un ordinateur et pro tools. Sur notre premier album (N.D.L.R. : Vampire Weekend), nous étions encore attachés à la structure traditionnelle guitare/basse/batterie. Mais très vite, dès Contra, nous nous sommes éloignés de cette formule classique pour nous tourner vers des arrangements différents et expérimenter sans nous soucier des instruments utilisés pour les orchestrations. C’est donc une direction qu’on a prise il y a déjà longtemps.
Quels sont tes morceaux préférés sur FOTB et pourquoi ?
C’est une question difficile, parce que chaque chanson est ma favorite à un moment ou un autre ! (rires)
C’est comme choisir entre ses enfants ?
C’est un peu ça oui. (sourire). En tant qu’artiste, on a tendance à se lasser rapidement des singles car on les joue très souvent et on les entend en boucle. Sur cet album, je retiendrais donc plutôt les chansons où j’ai exploré de nouveaux territoires en tant que songwriter. Je pense à Married in a Goldrush, ce dialogue entre deux personnages très country mais avec des éléments surprenants. Avec My Mistake aussi j’ai exploré un autre genre : le songwriting old-school. Je pense aussi que Jerusalem, New York, Berlin est un vrai pas en avant pour moi en tant que songwriter.
Que trouves-tu de plus frustrant dans ton boulot de pop star ?
La promo peut être frustrante. J’aime beaucoup ce genre de conversations. C’est gratifiant de pouvoir parler avec des personnes qui ont aimé l’album et s’intéressent vraiment à ta musique. Ce que j’aime moins, c’est que je me méfie en permanence de ce qui va être retranscris de mes propos. Je ne veux pas paraître cliché, mais ce que tu dis peut vraiment être sorti de son contexte et déformé. Tu peux travailler dur sur un projet musical et une simple phrase va changer la façon dont les gens vont écouter et percevoir ta musique. Je n’aime pas ça, ça me fait peur. C’est souvent le cas avec les journalistes que tu n’as pas rencontré en personne et qui se contentent de recopier ce qu’ils ont lu sur le web pour écrire leur propre article. Je te donne un exemple. Pour la première interview à propos de FOTB, j’ai dit que la période que je vivais à ce moment-là était assez idyllique. Dans le contexte de l’interview, je parlais des quelques derniers mois que j’avais vécu : déménager à Los Angeles, devenir père, être libérer du stress de l’album puisqu’il était fini. Du coup, en y réfléchissant, je me dis que les gens ont pu croire que ça concernait la période où l’album a été écrit et qu’il s’agit d’un album joyeux. Alors que ce n’est pas du tout le cas ! Secrètement, FOTB est sans doute l’album le plus sombre de Vampire Weekend. Tout simplement parce que les années où j’ai écrit l’album ont été aussi les plus difficiles de ma vie. Du coup, je suis très prudent sur ce que je dis en interview.
Et ce que tu préfères dans ton job ?
J’adore le studio. Et j’ai un tout nouveau plaisir : discuter de mes paroles. Pour Father Of The Bride, je me suis vraiment challengé. J’ai beaucoup échangé avec mon ami Dave Macklovitch du groupe Chromeo. Nous étions ensemble à la Columbia University où il étudiait la littérature française. C’est un mec très cérébral mais qui adore aussi la musique pop. Il est un peu devenu mon éditeur pour cet album. Je lui montrais mes paroles, il les regardait et me posait plein de questions, presque comme un professeur. « C’est intéressant, mais en quoi cette strophe est-elle liée avec la première ? ». Et tu n’as pas toujours de réponse. J’ai dû vraiment m’asseoir, réfléchir à tout ce que j’avais écrit et trouver de bons arguments pour défendre mes paroles. Presque comme pour une dissertation. J’ai trouvé ça très stimulant intellectuellement.
En parlant de paroles, est-ce qu’Harmony Hall, où il est question de Wicked Snakes in a place I though was dignified (N.D.A. : des serpents vicieux dans un endroit que je pensais respectable) est une chanson politique parlant du pouvoir actuel aux USA ?
Je sais que je peux sembler botter en touche, mais je n’ai pas de réponse à te donner quant au le sens exact de mes paroles. Ce que je peux te dire, ce sont les différentes interprétations qui me sont venues à l’esprit quand j’ai écrit telle ou telle chanson. Harmony Hall c’est un lieu métaphorique qui est censé représenté l’harmonie, la bonté, l’union mais aussi le pouvoir. Donc, une version du Harmony Hall, bien sûr, ça peut être la Maison Blanche. Mais je reste au fond de moi un diplômé en littérature anglaise. Je ne pourrais jamais te dire « Harmony Hall c’est à propos de Donald Trump point » (rires). C’est un lieu imaginaire et donc, à 100%, cette chanson peut avoir une interprétation politique. Mais je suis aussi le genre de personne à penser que toute chanson peut avoir un sens politique. Même une chanson d’amour, si elle parle des relations entre deux personnes, peut être politique. Car tout commence par là !
D’où tires-tu ton inspiration dans notre époque hyperconnectée et tendue qui ne prête pas forcément à la poésie ?
Je trouve des thèmes sur lesquels écrire dans la vie quotidienne ou dans l’actualité. Donc, sur FOTB il y a forcément beaucoup de références à la nature et aux problèmes environnementaux actuels. Ce n’est pas un secret que c’est important pour moi (sourires). Mais l’inspiration me vient aussi souvent de petites phrases ou expressions qui me marquent. Prends Father Of The Bride par exemple. Je ne suis même pas sûr, mais je crois que j’ai vu ce film à la télé. Dès que j’ai entendu ce titre, ça a retenu mon attention et j’ai commencé à réfléchir. Le père de la mariée ? Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Au-delà de Steve Martin dans le film, ça représente le passé et le futur en même temps, ça marque un passage. Ca ouvre plein de possibilités. On peut trouver ces petites phrases comme ça partout. Tiens, par exemple : j’ai écrit Oxford Comma parce que j’ai découvert un groupe Facebook dédiée à cette forme grammaticale appelé « Students for the preservation of the Oxford Comma » (N.D.A. : Les étudiants pour la préservation de l’Oxford Comma). Je ne savais même pas ce qu’était une Oxford Comma à l’époque mais j’ai trouvé ça génial et ça a tout de suite allumé mon imagination.
« Il y a une bonne raison pour laquelle certains artistes produisent toujours le même genre de musique : la lâcheté. »
Cet album était-il plus difficile à retranscrire sur scène que les précédents ?
En réalité, on est encore en train d’y travailler. Ca a été comme ça pour chaque album. On commence la tournée et on ne sait jouer en live que la moitié des morceaux (rires). Pour cet album en tous cas, j’ai tout de suite su que j’aurais besoin de plus de musiciens sur scène. Il y a beaucoup de parties imbriquées et je voulais pouvoir toutes les jouer en live. Auparavant, nos morceaux avaient déjà cette complexité en version studio, mais sur scène on supprimait certaines parties ou on utilisait des bandes enregistrées. Avec FOTB, ça fait un an déjà qu’on a assemblé un large groupe de musiciens. Et aujourd’hui je pense qu’on a le meilleur groupe live qu’on ait jamais eu. Etre plus nombreux sur scène c’est juste plus fun ! On essaie plein de choses. La semaine de la sortie de l’album par exemple, on a joué le concert plus long de notre carrière à New York, avec trois sets. Pendant celui du milieu, on a joué FOTB du début à la fin et dans l’ordre de l’album. Nous n’avions jamais fait ça auparavant.
Vous jouez désormais avec deux batteurs…
Oui et c’est vraiment génial. Gareth (N.D.A. : le batteur additionnel sur la tournée) nous apporte une vraie section de percussions en plus. Comme tous ces groupes classiques que j’adore, le Grateful Dead ou les Allman Brothers, qui avaient deux batteurs. Nous pouvons jouer des parties de nos anciennes chansons que nous ne faisions jamais en live. Prends Cape Code Kwassa Kwassa, une de nos chansons les plus connues qu’on a peut-être joué plus de 400 fois, il y a une partie de percussions à la main que nous n’avions jamais reproduit sur scène. Maintenant, quand on la joue, c’est juste plus joyeux et plus fun !
As-tu été surpris par les réactions du public et des critiques à la sortie de l’album ?
A vrai dire, je suis toujours surpris par les réactions des gens. Il y a toujours quelqu’un pour dire quelque chose qui n’a absolument aucun sens ! (rires) Et même quand les réactions sont positives d’ailleurs. J’ai été content de voir que pour FOTB pas mal de personnes ont dit que j’avais pris des risques, que cet album sonnait vraiment différemment des trois premiers. Ca m’a surpris car il y a toujours une part de moi qui, en réécoutant un album fini, trouve qu’on a été trop conservateurs (sourire). Mais je me dis que c’est parce que l’album est tout nouveau et que dans dix ans, il y aura aussi quelqu’un pour dire que nos quatre premiers disques sonnent exactement de la même façon. C’est ce qui s’est passé pour nos trois premiers. En tant qu’artiste, je pense que chaque année qui passe doit t’amener à faire quelque chose de 10% différent. Sinon, qu’est-ce que tu fais de ta vie ? Mais il y a une bonne raison pour laquelle certains artistes produisent toujours le même genre de musique : la lâcheté. A la limite, deux albums qui sonnent de la même façon, tu surfes une vague qui peut être grosse, pourquoi pas. Trois, elle est vraiment énorme. Mais quatre albums, c’est de la lâcheté.
Si tu devais écrire ta biographie, peut-être que tu le feras un jour d’ailleurs, sur quoi insisterais-tu ?
Je ne sais pas si les détails de ma vie seraient vraiment intéressants. Mais cela dit, il y a un point sur lequel il pourrait être intéressant que je revienne dans le futur : le processus créatif et l’écriture de chaque chanson. Comme je te l’expliquais, une partie de moi fais tellement attention à ce que je dis de mes paroles en interview que je garde beaucoup de choses pour moi. Peut-être que dans vingt ans, j’aurai besoin de révéler tous mes secrets ! J’arrive à parler de mes anciennes chansons avec facilité quelques années après, mais c’est vrai qu’au moment de leur sortie, je fais vraiment attention à tout ce que je dis. Car, même si j’adorerais faire ce métier avec une approche purement artistique, il y a aussi tout un aspect de publicité et de marketing dans le music business. Prends deux albums aussi bons l’un que l’autre d’un point de vue musical. Dans un cas un artiste sait bien raconter son histoire, dans l’autre, moins. On sait très bien lequel marchera le mieux à l’arrivée. Je ne sais pas si je suis bon là dedans, mais en tous cas ça me fait peur d’en être conscient ! (rires)
Qu’est-ce qu’une chanson pop parfaite pour toi ? Penses-tu en avoir déjà écrit une ?
Rien n’est parfait, mais j’éprouve actuellement une joie tranquille à étudier le savoir-faire du songwriting à l’ancienne. Quand j’entends une nouvelle chanson pop, je vais y puiser de l’inspiration. Mais c’est souvent d’un point de vue purement esthétique : je me concentre sur ce qui est différent, nouveau. Mais plus je vieillis, plus je reviens à des chansons que j’ai connu toute ma vie, des fifties et des sixties. Régulièrement, j’écoute des grands classiques de la Country. Des chansons que je connais depuis tout petit comme I’ll Always Love You de Dolly Parton, ou He Stopped Loving Her Today de George Jones. Je les analyse en me concentrant sur certaines tournures de phrase, en essayant de les voir sous un nouveau jour. Je suis par exemple revenu plusieurs fois à New York dernièrement et j’ai cette vielle chanson un peu stupide qui me vient en tête à chaque fois : Green Green Grass Of Home, qui a été chantée notamment par Tom Jones. Ca a l’air d’une chanson douce et naïve : le narrateur parle de descendre du train, de retrouver son père, sa mère, sa petite amie, de se sentir bien en touchant l’herbe verte de chez soi. Et puis sur le couplet, tu comprends qu’il est en prison, qu’il rêve à tout ça et que le lendemain, il va mourir. Ce genre de chansons, cette simplicité, ces tournures de phrases, ça te fait réfléchir.
Combien de temps selon toi jusqu’à ce qu’on coule au fond de l’océan ? (N.D.L.R : clin d’œil aux paroles de la chanson How Long)
E.K. : Et bien, ça dépend de l’endroit où tu vis ! Apparemment à Miami ça ne va pas tarder et à New York non plus (rires). C’est marrant parce qu’en fait on fait plein de choses de façon subconsciente. Pour moi, il y a plusieurs chansons sur l’album avec une forte thématique environnementale : Big Blue et Spring Snow surtout. Mais je n’avais pas ça en tête en écrivant How Long. C’était une métaphore. Je suis, techniquement parlant, un introverti. Quand je suis au milieu d’un groupe de personnes, ça a tendance à aspirer mon énergie. Je ne suis pas timide, j’adore les gens, mais si tu me proposes un dîner avec six personnes, même les plus extraordinaires qui soient, ou un tête-à-tête sans rien d’exceptionnel, je prends cette deuxième option sans hésiter. Pour moi How Long parle de ce sentiment. Si dans une relation, on se retrouve seuls à deux même, dans une situation désagréable, on en tirera toujours du positif, plus de compréhension entre êtres humains. Donc si on coule au fond de la mer, au moins qu’on soit ensemble !
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