À l’heure des apps de streaming, de l’écoute de musique sur Playstation et sur la TNT, inutile de préciser que les pratiques de tous types de mélomanes ont bien changé. Entre morceaux YouTube compressés dans le téléphone et écouteurs qui couvrent à peine les bruits éraillés et oppressants des transports en commun, la qualité de notre écoute devient discutable. Parce qu’on n’a pas vraiment le temps de s’y pencher de plus près, on a laissé un musicologue du NME nous rappeler que, oui, il y a une bonne manière de se livrer à cette activité devenue trop commune.
Simon Frith, c’est un peu comme si notre Philippe Manœuvre national avait fait un bébé à Pierre Bourdieu mais version anglaise non sous-titrée. Étude à Berkeley, à la direction du département de Musicologie de l’Université d’Édimbourg, professeur à l’Université de Stirling, rédacteur musique au NME, jury du Mercury Music Prize… Le CV de ce monsieur fait un peu peur. Quoiqu’il en soit on lui doit la première sociologie du rock. Paru en 1978, son ouvrage intitulé The Sociology of Rock s’additionne à la longue liste de bouquins de plus de 100 pages et sans images, décortiquant la musique populaire. Il a aussi été le témoin de la montée du punk, de la house et de bien d’autres styles et sous-styles sur lesquels il a pu déblatérer en tant que critique dans l’un des sanctuaires de la presse musicale cité plus haut. Si on vous en parle, c’est que l’association ACEMup en partenariat avec la revue Volume! et l’ICCA ont réussi à lui faire traverser la manche pour une poignée d’étudiants présentant leurs thèses et mémoires au FGO Barbara. On est allés à ce colloque pour vous ramener la parole pieuse.
Simon Frith avait carte blanche lors de son intervention. De tout ce dont il aurait pu parler, il a décidé de s’exprimer sur l’écoute de la musique en tant que pratique sociale. La musique ne serait, en effet, pas qu’un simple son qui viendrait caresser nos oreilles. Sa question de départ étant la suivante : nous écoutons tous de la musique, mais pourquoi faire ? C’est vrai ça… Pourquoi donc ? Revenant sur les pratiques d’écoute des bonnes aux moins bonnes, il l’affirme : « l’écoute de la musique est une forme de comportement social. » Et il existe de nombreuses manières d’écouter. Il rappelle les mutations de l’écoute avec l’apparition de salles sans sièges pour pouvoir danser, les écouteurs qui rendent l’écoute privée dans l’espace public et l’avènement de l’association des drogues ou de l’alcool à la musique live.
Si Adorno avait déjà listé des types d’écoute, Simon Frith l’explique : « l’écoute du musicologue n’est pas la seule bonne écoute », connaître le sens derrière l’œuvre n’étant pas si pertinent que ça. Pour le sociologue, la bonne écoute est en fait celle qui est irréfléchie et qui n’essaye pas de se contrôler. De quoi repenser notre écoute.
La dernière enquête du Ministère de la Culture sur les pratiques culturelles des Français notait que plus on est jeune plus on écoute de la musique sans rien faire d’autre en même temps. Un bon revers bien placé dans les consciences collectives qui pourraient amener à croire que l’écoute de musiques « savantes » (plus écoutées par les plus vieux, c’est l’enquête qui le dit, pas nous, promis) seraient celles qui amèneraient le plus à se concentrer. Mais ne vous y méprenez-pas, que l’on écoute Kool Shen ou du Mozart est loin d’être le plus important.
34% des personnes interrogées expliquaient écouter de la musique tous les jours. OK, la musique est partout de toute façon. Mais donne-t-on réellement à la musique, omniprésente, l’attention qu’elle mérite ? La réponse est quasiment dans la question, vous savez bien que non. Entre écouter de la musique pour faire le ménage ou en fond sonore lorsque l’on travaille, il semble évident que l’on n’écoute pas la musique comme l’on lit un roman ou regarde un film. D’ailleurs, impossible de ne pas croiser ces gens dans les transports en commun qui lisent, écouteurs dans les oreilles. Ce multi-tasking, qui ne permet pas l’appréhension complète de la musique, nous fait rater les éléments les plus délicats des arrangements et nous fait écouter trente mille fois le même morceau, un peu comme on lit la même ligne d’un essai sur la métaphysique kantienne encore et encore sans jamais la comprendre.
Alors pourquoi continuer de se gaver de musique jusqu’à saturation, sans jamais vraiment l’apprécier ? Au risque de paraître neuneu avec des histoires d’écoute consciente qui reprennent les principes de la méditation, on garantit la découverte de détails passés inaperçus et un plus grand impact sur vos émotions. Prenez une grande inspiration, allongés sur le dos après une longue journée de bruit. Insérez un album dans son lecteur et laissez le tourner sans céder, à la moitié d’une chanson, à l’envie irrépressible de passer à celle d’après. Videz-vous la tête et laissez les notes aller et venir autour de vous sans penser au menu de ce soir ou à la conférence de demain. Fermez les yeux. C’est ainsi que le voyage et l’évasion seront possibles. Que l’on accède à une autre relation au son. Une relation moins fonctionnelle, moins dictée socialement et plus intime. De la même manière que l’on éteint la lumière pour ne plus voir son écran et se sentir entrer dans un film. Il y a des conditions sacrées à l’écoute de la musique. Et tant pis si toutes ces lignes vous semblent autant de portes ouvertes réenfoncées. Ces conditions, c’est un peu un rituel, comme des parents lisant une histoire avant de dormir. Ça donnera à la musique le pouvoir de devenir un refuge. A nouveau.
Je suis tombé sur votre site en fouillant le web tout en écoutant de la musique (indie). Vous avez tout à fait raison. Laissons les sociologues de côté et écoutons plus souvent la musique sans rien faire d’autre afin de mieux l’apprécier.
Vous venez tout juste d’embrasser le sens commun et d’aller à l’encontre des travaux en sciences sociales (notamment sociologie et scences de l’info/com) en jugeant des pratiques culturelles. Ce que je vous reproche :
1. Vous venez de décrire deux « prises à la musique » (cf. Granjon et Combès) : profane (fonctionnelle et consommatoire) et experte (informée et esthétisante) et de porter un jugement de valeur sur ces rapports à la musique.
2. Qui dit qu’une écoute comme la vôtre est désintéressée et non-fonctionnelle ? En tant que passionnés de musique, il est fort probable que vous écoutez de nombreuses oeuvres dans le but d’enrichir votre culture musicale ou de réaliser une chronique dessus.
3. Vous dites que l’écoute experte vous permet d’appréhender davantage d’éléments, de mieux comprendre la musique. Et bien pourquoi? Pourquoi tel type d’écoute permet de mieux connaître l’oeuvre? Vous érigez votre rapport à la musique (connaître le label, la filiation artistique, la production studio etc.) comme supérieur ou plus complet. Vous considérez le sens de l’oeuvre comme quelque chose d’absolu, qui flotte dans le réel et que l’écoute experte permette de saisir. Or ce sens absolu n’existe pas (en sciences sociales du moins), c’est une construction sociale, un mythe. Le sens de l’oeuvre se crée à chaque écoute ; il est fonction de l’individu, de son rapport à la musique, à l’artiste, de son dispositif technique, de son humeur du jour, etc.
PS : Bourdieu ne serait pas fier de vous. Il a vivement critiqué les conservateurs de musées dans les 60’s qui avaient votre attitude.
A bon entendeur.
Merci pour ce bel étalage de connaissances. Si vous ne l’aviez pas remarqué je ne suis pas sociologue. Si c’est le titre de l’article qui vous a révolté alors sachez que le mot important est « écouter », c’est ce sur quoi je me focalise. Peut-être devriez-vous relire l’article avec plus d’attention ? Cet article n’est pas un article sociologique mais un article d’humeur, c’est d’ailleurs la catégorie dans laquelle il est classé. Par conséquent il ne s’agit que de moi et de ma proposition : celle d’une écoute plus consciente mais par consciente j’entends irréfléchie et qui tente de se libérer (cf. la pratique de la méditation). Celle-ci m’a été inspirée par le discours d’un critique musical qui porte aussi la casquette de sociologue et c’est uniquement son statut hybride que j’ai voulu exprimer en mentionnant le nom de Bourdieu et de Philippe Manœuvre. Je connais bien le clivage profane/culturel, high brow/low brow, je n’accuse à aucun moment une écoute fonctionnelle plus qu’une écoute experte, j’accuse les deux. Ça ne veut pas dire que je ne fais pas partie des gens que j’accuse ou que j’applique à la règle de cette écoute irréfléchie systématiquement. Je propose simplement une alternative occasionnelle qui érige la musique à un statut d’activité à part entière, comme la lecture par exemple. Une activité intime et personnelle (et par ça j’entends qu’elle sera différente pour chacun). L’écoute dont je parle est dédiée à la musique, au son qui est entendu au moment où il est entendu, peu importe l’artiste ou le genre et n’a rien d’une écoute experte, au contraire. Je n’ai à aucun moment expliqué une nécessité de connaître ou de s’intéresser au label, au sens des paroles ou au sens de l’œuvre. Justement ce que je propose et qui m’est PERSONNEL est simple : écouter sans penser, sans réfléchir. Pas lire les paroles, se renseigner sur la biographie, différencier la basse de la guitare ou apprendre le nom du manager… Non, écouter la musique en ne faisant que ça quand on le fait, se laisser transporter, faire attention à ce qui se passe dans le corps et dans l’esprit. Alors 1. c’est une proposition, si elle ne vous plaît pas, vous pouvez simplement passer votre tour, pas besoin de venir faire de la sociologie de comptoir. Si vous aspirez à trouver de grands écrits sociologiques documentés sur les pratiques culturelles libre à vous d’aller sur cairn, de lire Volume! ou encore d’acheter la revue Audimat. 2. La sociologie n’est pas une science exacte, de fait j’ai le droit d’aller à l’encontre des travaux de sciences sociales si je le veux. D’ailleurs tous les sociologues se contredisent entre eux et s’invalident, c’est bien pour ça qu’il y a de nombreuses écoles de pensées. PS : Ça m’importe peu ce que Bourdieu pourrait penser de moi, je n’ai pas la prétention d’être une de ses héritières. PS bis : Vous avez l’air de vous inquiéter pour moi, mais nul besoin, je n’écoute pas que pour enrichir ma culture musicale ou écrire dessus, la musique est avant tout une passion et je sais m’y adonner sans but particulier si ce n’est celui d’avoir un moment privilégié avec elle, où tout moi réagi à elle. Ces moments là sont intimes et ne me concernent que moi. Merci.