Rencontre avec deux figures du rap libertaire et anarchiste du 93.
Les années passent mais la rage persiste, voire grandit. Après l’expérience LA -K-bine du début des années 2000, les rappeurs Skalpel et E.One accompagnés d’Akye aux platines nous reviennent avec le projet Première Ligne et un album éponyme sorti tout récemment. Un rap conscient, rouge et noir, anarchiste et libertaire. Loin des clichés du hiphop blingbling en vogue, c’est la réalité la plus brute, la plus sale et la plus violente qui est ici mise en lumière. La réalité des quartiers du 93 dans lesquels ils vivent depuis toujours. On a rencontré Akye et Skalpel dans un de leurs bars préférés de Ménilmontant : un bar fréquenté par d’anciens ultras du PSG où le Punk et la Oi! s’écoulent autant que la bière irlandaise. Avec Dropkick Murphys en fond sonore, Akye et Skalpel nous expliquent leur démarche, autant artistique que politique.
Pourriez-vous faire de la musique sans visée politique, juste pour la musique ?
Akye : On fait la musique qui nous ressemble. Il s’avère que ce qui nous touche, ce sont des faits sociaux ou politiques. En plus, on fait du rap, pas du disco… Tout nous amène donc à faire cette musique, qui se trouve être engagée. Mais ce n’est pas un choix. Faire autre chose, je vois vraiment pas.
Skalpel : On part du fait que tout est politique. Même l’endroit où tu vas boire un coup, le livre que tu choisis, tes vacances, la personne avec qui tu partages ta vie, la façon d’éduquer ton gosse… La musique n’est donc pas dissociée des choix de vie qu’on a fait, à savoir alternatifs et en résistance.
Vous déclarez vous-mêmes dans l’album faire volontairement dans l’excès. Pourquoi ?
Skalpel : On est dans l’excès par ce que c’est la vie qui l’est. On fume et boit plus que de raison. On ne se contente pas d’une parole qui dise “le monde n’est pas beau”. On essaie d’avoir une critique radicale et de mettre la vie qu’on mène en cohérence avec ce que l’on dit. Donc oui, forcément à partir de là, tu es dans l’excès et tu sors des cadres qu’on t’impose au quotidien.
Manuel Valls, s’offusquant de quelques paroles violentes dans le rap, s’étoufferait s’il écoutait votre album ?
Skalpel : Ça nous fait doucement rire quand on voit des hommes politiques voulant attaquer les rappeurs pour leur propos. Je me dis que s’ils savaient ce que d’autres pensent ou disent, ils péteraient un câble. Ils sont quand même bien déconnectés et ne connaissent pas grand chose pour s’offusquer comme ça. C’est risible. Après, en tant que rappeur militant, même si on apprécie pas les groupes en question, on est quand même obligés de se positionner dans une forme de solidarité. Moi je défends le droit de faire du rap.
Vous revendiquez toujours l’appel à la violence légitime ?
Skalpel : Totalement. On vit dans un monde où celui qui possède le monopole légitime de la violence, c’est l’Etat et le système économique qu’il contribue à faire vivre. Nous, on se considère en résistance face à ce système, avec un héritage par rapport à ça. Et dans cet héritage, une des façons de faire de la politique, c’est de le faire les armes à la main. Comme il peut y avoir des grèves, des manifs, un concert de soutien, du tractage, des repas… La violence armée est une stratégie totalement légitime. Après, tu peux discuter du moment de ce passage à l’acte mais ça reste totalement assumé.
Pensez-vous qu’on puisse apprécier votre musique sans avoir d’affinités avec vos idées ?
Skalpel : Non, ça me paraît très difficile d’imaginer qu’un mec écoute nos morceaux sans que les paroles lui fassent quelque chose. On affiche clairement des idées, des couleurs. Tu peux pas être insensible à des choses qui sont dites de manière aussi brute.
Autoprod, autodistribution, pas de tourneur… Comment gère-t-on l’indépendance et l’autonomie musicale en 2013 ?
Akye : A l’époque de La Kabine, on était distribué dans des réseaux classiques. Après, notre discours s’est radicalisé. On a alors tenté d’être plus cohérent dans notre démarche. Vers 2005, on a décidé de ne plus avoir de distributeur, de sortir de tous les réseaux commerciaux que l’on déteste. Pour nous, il faut être cohérent entre notre discours et notre démarche. On fonctionne avec des gens qu’on trouve intéressants, à échelle humaine. On préfère vendre nos disques dans des petites librairies que dans de gros réseaux perdus dans la masse.
Skalpel : Et puis, en étant dans ces réseaux, tu légitimes la grande distribution. Mais c’est adaptable à l’art et la culture en général. A un moment, quand tu portes une parole engagée et que tu remets en cause le système, tu essaies de faire en sorte de créer des circuits alternatifs. Ça demande de la discipline, plus de travail et plus de sacrifices.
Est-ce que la clé de ce mode de fonctionnement, c’est de faire une croix sur l’idée de vivre de sa musique ?
Skalpel : Oui totalement. C’est clair que, pour nous, c’est un choix qui a été fait depuis quelques années. On sait désormais qu’on ne vivra pas totalement de notre musique. Par contre, on essaie de bidouiller pour essayer de travailler moins en dehors de la musique, pour profiter mieux de la vie. Car on a aussi une critique du travail et du salariat. Mais en même temps, avoir un pied dans une certaine réalité du travail, c’est aussi être proche de la majorité des gens. Moi j’ai pas envie d’être coupé du peuple. A un moment, tu peux pas lutter pour des gens que tu côtoies pas, sans jamais les voir, sans discuter avec eux. Moi j’ai toujours envie d’avoir un pied dans cette réalité. Alors effectivement, c’est faire une croix sur l’idée de pouvoir se définir un jour comme “personne vivant de sa musique”. Mais c’est pas grave.
Comment vous positionnez-vous par rapport à votre présence sur les plateformes musicales et communautaires ?
Skalpel : On est comme tout le monde, on n’est pas parfaits. On a notamment fait le choix d’être sur Facebook. Après, pas à outrance. On est sur ce terrain-là comme on vend aussi notre disque en physique. Internet, c’est juste un outil. Il faut apprendre à l’utiliser. On n’est pas des censeurs, on dit pas comment se comporter pour être “bien dans le rap”. On a des potes qui font d’autres choix stratégiques, comme être distribué à la Fnac. C’est pas pour ça qu’on dit qu’ils sont des vendus. C’est leur stratégie. Ce n’est pas la nôtre mais on en discute. Sans être dans un truc de censure, de flicage… Parce que sinon, ça s’arrête jamais : nous on est des vendus parce qu’on est sur Facebook, mais l’autre il a mis sa vidéo sur Youtube donc c’est un enfoiré. Et toi t’as la TV chez toi donc t’es aussi un enfoiré puisque tu paies la redevance à l’outil principal de la domination. En fait, toutes ces contradictions s’effacent dans l’action, dans la vraie vie, dans la rue. Tu t’aperçois que tout ça, c’est du détail une fois passé dans le concret.
Vous combattez toutes les formes d’oppressions. Pourtant, votre album ne parle jamais de religion. Ce n’est pas un hasard ?
Skalpel : J’ai déjà écrit des chansons en 2005 par le passé, comme “Mythes et croyances”. Moi je suis Sud-américain et la religion a une place importante là-bas. Je suis issu d’une tradition politique et idéologique qui critique la religion (NDLR : Skalpel est fils de Tupamaros, révolutionnaires uruguayens des années 60 et 70). Par contre, je fais bien la différence entre les gens qui croient en Dieu et la religion en tant qu’instrument de domination. Comme en Amérique latine où les élites religieuses étaient clairement les alliés des dictatures. Mais il a aussi existé des prêtres adeptes de la théorie de la libération qui ont rejoint le maquis, les armes à la main pour lutter contre les dictatures et le capitalisme.
Moi j’ai grandi dans un quartier musulman. Je me sens plus proche de mes potes musulmans avec qui j’ai grandi que de certains libertaires athées. Parce que socialement, on est pas issu de la même classe, on a pas vécu les mêmes choses… J’estime que la religion, ça peut être une oppression, mais la foi et la spiritualité de certains peut aussi les pousser à être dans des luttes progressistes qui libèrent sur certains aspects.
Après, pour répondre clairement, aujourd’hui, nous, on se positionne contre toute l’islamophobie ambiante, avec nos camarades, musulmans ou non ; avec les femmes, voilées ou non. Et on assume ça, même en tant que libertaires. Si c’est pas bien pour certains, c’est pas notre problème. Car dans nos vies réelles, c’est comme ça. Nous on veut changer la société pour tout le monde. On veut faire la révolution avec tous ces gens et pas avec un groupuscule de dix mecs qui a tout compris à la vie mais qui, bizarrement, reste à dix et déconnecté du monde.
Est-ce que vous voyez un changement des mentalités dans vos quartiers ?
Akye : Personnellement, chez moi, il n’y a aucun changement depuis 10/15 ans.
Skalpel : Moi je bosse avec des mômes. J’ai pas envie de tomber dans le truc “les jeunes, c’était mieux avant”. C’est vraiment naze de penser ça. Les gosses d’aujourd’hui sont le produit de leur temps et leur vie fait écho aux problématiques du moment. Par contre, ce qui est sûr, c’est que ça ne va pas en s’améliorant au niveau de l’extérieur, de ce que ces gamins subissent. J’ai l’impression que l’évolution du système capitaliste et les conséquences de nos vies sont pires que lorsque j’avais 20 ans.
Ces habitants des quartiers, ce sont les nouveaux prolétaires ?
Skalpel : J’ai l’impression que la définition du prolétariat, au sens marxiste, n’est plus tellement adaptable. Le salariat, les grandes usines, le travail même… Tout ça devient de moins en moins présent dans la vie de nos quartiers. Aujourd’hui, certains de nos potes n’ont jamais vu leurs parents avoir un travail, et même eux, sont continuellement au chômage. Tu peux pas calquer le modèle révolutionnaire de la classe ouvrière. Moi je m’en branle de ça. Ce que je vois, c’est qu’il y a des quartiers avec des gens pauvres qui doivent s’organiser pour résister. A ce titre, je considère les révoltes de 2005 comme un fait hautement politique. Je considère les prisonniers de ces émeutes comme des prisonniers politiques. Qu’on me donne un autre exemple en France d’unité populaire dans la rue, où t’as 400 quartiers qui se sont soulevés ensemble pour affronter les flics pendant trois semaines.
Et ça se solde par un échec ?
Skalpel : Non non, personne ne s’est fait d’illusions. Mais 2005 c’est tout sauf un échec.
Akye : C’est jamais un échec de se révolter. Ça montre toujours quelque chose, il y a de l’énergie et c’est toujours positif de montrer que tu es en résistance.
Skalpel : En plus, ce serait un échec vis-à-vis de qui ? Des partis politiques qui font des analyses pour nous expliquer si c’était bien ou pas ? On en a strictement rien à foutre de savoir ce que pense le cadre du PC des émeutes. Il n’a aucune légitimité. Moi je refuse les analyses de personnes qui ne sont pas des quartiers. La seule parole légitime, c’est celle des habitants de ces quartiers. A partir de là, on peut en tirer des conclusions. Et moi je pense que les habitants de ces quartiers se sont révoltés de façon légitime.
Comment expliquez-vous le succès du rap commercial, même dans les zones les plus défavorisées ?
Skalpel : Dans les quartiers, il y a la même télévision que chez les bourgeois. Ça veut dire que les gens des quartiers sont autant victimes de la société de consommation que n’importe qui en France. Quand tu vas dans les boîtes de bourges sur les Champs Élysées, ils écoutent Booba. Et quand tu marches dans les rues de Saint-Denis, tu entends du Booba sortir des caisses. Par contre, dans les quartiers, il y a une culture musicale et artistique propre. Mais aujourd’hui, cet art, qui est le rap, l’industrie musicale en a fait un produit de consommation, de la variété.
Akye : Dès les débuts du rap en France, il y a 30 ans, il a été récupéré par le système. Les premiers disques de rap connus sont sortis chez des majors. IAM et NTM n’ont jamais été indépendants. L’émission de Sydney en 84 était sur TF1. Skyrock est arrivé sur le rap dès le début des années 90. Le mouvement a été récupéré super vite. On l’a senti. Mais nous, c’est aussi d’avoir vu tout ça qui fait qu’on fonctionne actuellement de cette manière.
Skalpel : Après, la récupération du rap, ça supposerait que les acteurs du rap sont victimes de cette récupération. Alors que c’est beaucoup plus compliqué que ça : les rappeurs d’une certaine époque ont fait le choix d’être dans l’industrie musicale, avec tout ce que ça comporte comme conséquences. Après, est-ce qu’ils avaient la maturité politique à l’époque pour analyser le phénomène ? Je pense qu’ils ne sont ni bourreaux ni victimes.
Akye : En tout cas, leur démarche est critiquable dans l’ensemble.
Skalpel : Quand tu vois ce qu’ils sont devenus aujourd’hui, c’est risible.
Akye : Après, à l’époque, ils n’avaient pas le recul sur ce qui allait arriver, et il y a eu de grosses sommes d’argent qui sont entrées en jeu…
Skalpel : Et puis tu as le mythe que plus tes paroles seront diffusées, plus tu toucheras de monde, plus il y aura une prise de conscience. Et ça, c’est clairement un mythe. A l’époque où NTM vendait 500 000 albums et chantait “Qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu”, j’ai pas vu d’émeutes les mois suivants. C’est un élément culturel, ça participe de la construction de la vie des gens. Moi-même, j’ai écouté NTM à m’en péter le crâne. Ça m’a construit, tout autant que l’éducation des mes vieux, la rue, le collège.
Akye : Après, voir ce que sont devenus tous ces gens nous pousse à revoir notre point de vue.
Et le rap ne pourrait pas avoir la même place politique et subversive que le punk dans les années 70 ?
Skalpel : Ça c’était plutôt une réalité anglaise. En France, les acteurs du punk étaient principalement issus des classe moyennes, très peu des prolétaires de nos quartiers. De toute façon, j’en suis plus à me demander ce que je dois faire pour que ça prenne. Vu le monde dans lequel on vit, il y aura toujours des voix qui contesteront le système en place. Elles seront parfois issues des quartiers populaires, parfois non. Mais l’important c’est surtout comment nous, en tant qu’habitants des quartiers, on se sert de la musique pour porter nos idées et la révolte. En tant qu’outil.
On peut chercher à élargir, mais sans aucune prétention. Tant que l’industrie culturelle sera ce qu’elle est, le rap continuera à conforter ce système. Donc un rap non dangereux. L’habileté du système, c’est d’offrir 5% d’artistes pseudo-engagés pour maintenir l’illusion qu’on peut dire des choses subversives, qu’on est dans le cadre de la liberté d’expression. C’est comme en politique. Tu peux te revendiquer du communisme, dire que tu veux faire la révolution, et participer au jeu de la démocratie bourgeoise, aux élections…
Vous tournez souvent dans les lieux anarchistes et libertaires. Le public est-il différent que celui de vos concerts en banlieue ?
Akye : Oui y’a clairement une différence.
Skalpel : Les milieux militants et les quartiers se mélangent très peu. On essaie, à notre échelle, de faire des ponts entre ces milieux mais c’est compliqué. On ne veut pas non plus privilégier les lieux où on sait que tous les gens seront d’accord avec nous. Faut aller au charbon !
Akye : On joue dans des squats et lieux alter où on sait que notre discours va plaire mais on va aussi amener notre musique dans des salles plus conventionnelles, lors de premières parties par exemple. Mais toujours en réfléchissant à la pertinence de notre venue.
Est-ce que vos paroles peuvent être un frein pour vous programmer dans des lieux classiques ?
Skalpel : J’imagine que ça peut être le cas sur certains lieux. Mais bon, ça reste de la musique.
Akye : On a plutôt des retours positifs de salles officielles, même de SMAC. Ils seront peut-être pas d’accord avec notre discours mais ça reste du son, du rap. Pour peu qu’ils trouvent que les instrus tiennent la route et que ça rape bien…
Skalpel : Après, ce que se passe aussi, c’est que les gens de ces salles ont quand même une sensibilité par rapport à notre discours. Alors eux, ils bossent là, ils font jouer des groupes pas engagés. Mais dans leur vie, ils kiffent le rap conscient. Donc quand ils ont l’occasion d’en caser dans leur salle, ils le font. On bénéficie aussi des contradictions humaines des gens qui bossent dans ces milieux-là. Je caricature mais le mec de la salle qui dépend de la mairie doit faire une prog assez aseptisée. Mais il sait que deux fois dans l’année, il pourra se faire plaisir en mettant des groupes qu’il kiffe. Et nous, on peut bénéficier de cette opportunité-là….
Les rouge et noir qui écoutaient du punk il y a vingt ans se mettent-ils à écouter du hip-hop ?
Akye : Oui clairement, et depuis les débuts du rap. Nous, on a commencé en faisant la première partie de la Brigade Flores Magon et il n’y avait que des punks.
Skalpel : Et ça a tout de suite pris car le discours était le même.
Akye : Maintenant, il y a vraiment une génération de punks qui écoute et apprécie musicalement le rap. Pas tous mais il y en a pas mal, même des vieux….
Vous pouvez kiffer du rap pas forcément engagé ?
Akye : Oui totalement. Notamment pas mal de rap américain où c’est vraiment le son qu’on aime, la prod, le flow, même si derrière, les textes ne sont pas engagés. Mais pour autant, ce ne sont pas des groupes commerciaux. Sean Price par exemple : il fait du son bien lourd, il marche bien et n’est pas engagé. Mais c’est pas pour autant du rap commercial.
Skalpel : Et de toute façon, pour moi, le rap de rue, même si les textes ne sont pas engagés, ça reste du rap engagé. Un bon morceau de rap qui raconte le quartier de la façon la plus glauque qui soit, c’est du rap engagé. C’est comme dans la littérature : moi j’aime la littérature sale, âpre, glauque… J’aime beaucoup Donald Goines quand il raconte la vie des toxicos à Détroit dans les années 70. Pour moi, c’est hautement politique même si ça ne se présente pas comme tel.
Akye : On va être plus proche de ça que d’un artiste qui s’étiquette lui-même engagé mais qui le fait dans l’industrie musicale avec toutes les contradictions que ça engendre.
Skalpel : Être engagé c’est pas que dans les textes, c’est avant tout dans la pratique de ton art.
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