Tenez-vous la main et restez groupés, on vous emmène en ballade à Saint-Étienne dans la dimension intergénérationnelle du dernier Positive Education Festival. Immersion dans l’un des précieux laboratoires de réenchantement d’une cité minière déshéritée.
Après une année blanche pour cause de Covid, le Positive Education Festival (PEF) de Saint-Étienne a retrouvé son aura de lieu de pèlerinage pour amateur.ice.s de musiques électroniques à l’occasion de sa sixième édition du 9 au 14 Novembre derniers. Un rendez-vous qui gagne en notoriété chaque année et réussit à bousculer les préjugés sur sa ville en défendant une identité artistique rafraîchissante et affirmée. Berceau de la révolution industrielle en France, Saint-Étienne a vu son système de production se faire balayer par la crise du Fordisme à partir des années 1970 et aurait perdu 50 000 habitants en quarante ans. Pour se défaire de son image de cité qui se raconte au passé, la préfecture de la Loire a beaucoup misé sur le design (c’est la seule ville française labellisée par l’UNESCO) et peut compter sur de vives forces créatives qui dynamisent la vie culturelle et associative locale. L’association Positive Education en fait partie. Quand un amateur de musiques électroniques pense à Saint-Étienne aujourd’hui, il y a des chances pour que les tourbillons hypnotiques d’Ultra Low Velocity et les profondeurs organiques du label Worst Record (le label de Positive Education) soient les premiers paysages à lui apparaître, coiffant les terrils – ces collines artificielles construites par accumulation de résidu minier -au poteau. Soucieuse d’intégrer les écosystèmes locaux et nationaux et de profiter de leurs synergies, le PEF intégrait pour la première fois un versant jeune public dans sa programmation cette année.
ENQUÊTES CRÉATIVES ET SENSIBILISATION AU MONDE VIVANT NON-HUMAIN
Différents centres sociaux de Saint-Étienne ont été conviés à une série d’ateliers lors des deux premiers après-midi du festival. Un travail de curation et de médiation confié en partie entre les mains de Dizonord – un disquaire parisien installé dans le 18ème arrondissement qui a développé une habile capacité à proposer des activités (gratuites) autour du son et de la musique aux enfants de son quartier. Un savoir-faire que Dizonord exporte dans d’autres villes à l’occasion d’événements comme le PEF:
« Spécifiquement, sur le PEF, l’idée était de travailler ensemble sur le son et la Nature. Chez Dizonord nous sommes de grands fans de disques de chants d’oiseaux. On s’intéresse aussi aux bruits que font les autres animaux, ainsi qu’à la notion de paysages sonores naturels qui sont de véritables concerts ! Cela pousse à se questionner sur la disparition de ces paysages sonores, et donc de la disparition des milieux et de leurs espèces. C’est un biais artistique et stimulant pour sensibiliser aux questions écologiques » détaille Vincent Privat, l’un des deux co-fondateurs de Dizonord.
Diffusion de bruits d’animaux mystères, enquête dessinée sur leurs origines et les instruments qui ont permis leur diffusion, peinture d’œufs en s’inspirant de sa tenue vestimentaire du jour et de pochettes de disques ornithologiques, création d’une fresque florale collective sur une grille pixel déformée, fabrique collective de paysages sonores et initiation à la MAO (musique assistée par ordinateur)… Autant de supports pour venir chatouiller les affects et stimuler l’imaginaire des petit.e.s stéphanois.e.s.
LACHER PRISE ET SOUPLESSE AUDITIVE
« Mes premiers souvenirs d’éducation musicale c’est quand t’arrives au collège en sixième : flûte à bec. Il faut que t’apprennes le truc par cœur. Et en vrai tu t’en fous, c’est pas pédagogique pour un sou, personnellement j’ai rien appris » se remémore Antoine Hernandez, l’un des deux programmateurs du PEF. Qu’est-ce qu’un événement comme le leur peut apporter de plus aux enfants ? « De l’éveil. Travailler l’oreille. S’éveiller aux distinctions. Et puis leur mettre la bringue aussi, les faire danser» s’enthousiasme Charles, l’autre tête pensante du festival. Pour cette dernière mission, les organisateurs du PEF se sont tournés vers Sylvain Quément et Yassine de Vos, les deux mélomanes de Radio Minus en charge d’animer « la boom » du PEF.
« Le mot « boom » est souvent repris par les organisateurs, mais c’est pas notre mot. On est très ringards, moi j’aime bien « la fête » », corrige Sylvain. « Le terme « boom » fait penser aux fêtes d’adolescents alors qu’on s’adresse plutôt à des enfants. En fait, on a plutôt un modèle de sound system, qui est un mélange entre une fête pour enfants et la culture du DJ set, avec des gens qui cherchent des disques et qui ont envie de les passer » précise Yassine. Visant à centraliser, contextualiser et diffuser les « trésors cachés des disques pour ou fait par les enfants ; de tous pays, de tous styles et de toutes époques », le projet Radio Minus compte à la fois une webradio, un fond d’archive et un volet événementiel – le fameux Radio Minus Sound System.
On retrouve donc Sylvain et Yassine derrière les platines le mercredi après-midi entrain d’inviter des stéphanois.e.s de six à dix ans à tourner de plus en plus vite sur eux-mêmes en écoutant une espèce de techno de fête foraine. Quelques minutes plus tard, deux équipes s’affrontent pour essayer de reconnaître le plus rapidement possible des reprises de génériques comme celui de Star Wars, d’Inspecteur Gadget, de la Reine des Neiges ou une version d’ « I Like to Move It » en hindi.
« Les enfants ne peuvent pas se contenter de danser, il faut créer des animations, il faut les entraîner, les surprendre, les arrêter pour les refaire danser… On doit créer des contrastes et les stimuler en permanence, il faut en faire dix fois plus que pour les adultes en fait. Mais il peut y avoir un retour sur investissement hyper gratifiant, car l’hystérie on peut la créer de manière intense, vraiment » explique Yassine. Quid des intentions derrière la sélection ? « On vise l’ouverture musicale maximum. L’idée importante c’est quand même de passer des musiques qu’ils ne connaissent pas. Notre slogan c’est un peu « on doit proposer quelque chose qui a moins de 100 000 vues sur YouTube» continue Yassine.
Sylvain enchaîne : « Dans les centres de loisirs ils sont souvent confrontés aux tubes du moment, alors quand on arrive, on leur explique d’emblée qu’on va essayer de les faire danser sur des morceaux qu’ils ne connaissent pas et dont ils n’ont jamais entendus parlé. L’ambition c’est vraiment de leur proposer une alternative à ce qu’ils peuvent écouter d’habitude, avec l’idée d’une sélection à la fois pointue et accessible. On a aussi cette volonté d’arriver avec ce travail de recherches autour de l’histoire des musiques, des disques et des gens qui à notre sens – car ça reste que notre opinion – méritent d’être redécouverts et revalorisés. On a pris l’habitude de collecter les disques au fil des déplacements et d’en ramener partout, du Japon, d’Amérique Latine…Ça nous amène à sortir des choses qui datent des années 1970, 1980… Des choses complètement étrangères à leurs oreilles comme un morceau libanais de Majida El Roumi. C’est assez difficile de trouver le bon équilibre entre des disques exigeants et dansants. En tout cas aujourd’hui il y avait une belle énergie, ils sont partis au quart de tour et se sont vite laissé embarquer. »
Un constat partagé par Flora, l’une des animatrices d’un des centres sociaux conviés, que je profite d’interpeller pendant que ses garagnas (« enfants chahuteurs » en patois stéphanois) se désaltèrent au bar à jus de fruits. « Dans notre centre on a beaucoup d’enfants aux comportements difficiles, du genre qui ne tiennent pas trop en place devant la télé ou les jeux vidéo. Aujourd’hui, la plupart se sont totalement ouverts à la musique et même nous, ça nous a surpris parce qu’ils étaient à fond. En général, c’est compliqué de faire des activités en extérieur, car lorsqu’on explique à de potentiels partenaires que certains de nos enfants ont des comportements difficiles déclarés, on a tendance à nous fermer des portes. L’équipe du PEF nous a dit « au contraire, venez » ».
DÉCLOISONNEMENT ET EXPÉRIMENTATION POSITIVE
« C’est hyper facile de tomber dans un entre soi » pointe Antoine du PEF. Charles poursuit :« On essaye d’être le plus inclusif possible dans la programmation en termes de parité, et dans cet élan de vouloir penser à tout le monde il nous semblait logique d’inclure les gamins. Astropolis avait été le premier festival à le faire et on avait trouvé ça chanmé. Sensibiliser, expérimenter de nouveaux modèles, c’est un truc qui nous tenait vraiment à cœur depuis le début. On a la chance de pouvoir le faire depuis peu de temps parce qu’on a pu grossir et on va essayer d’aller encore plus loin là-dedans». Si l’intergénérationnel transparaît pour la première fois explicitement à travers des ateliers jeune public, Charles défend qui fait parti de l’ADN de Positive Education :« Pour nous l’intention de décloisonner les générations elle y est dès le départ. Entre notre plus jeune bénévole et notre plus âgé, il y a quarante ans d’écart. Y a plusieurs générations, plusieurs histoires… Certains viennent de la free party, d’autres des clubs un peu pointus. On s’est fabriqué un peu avec tout cet environnement. Moi-même via mes parents qui tenaient des clubs, j’ai commencé dès l’âge de 8-9 ans à fréquenter des gens beaucoup plus vieux ».
Une certaine vision de la convivialité qu’on retrouve sous d’autres aspects dans la direction artistique du festival :« Ça nous soule un peu les teufs hyper fermées où t’as ton public de vingt ans avec la techno à 150 BPM qui file tout droit et où il ne se passe rien autour. Déjà musicalement ça nous intéresse pas, et c’est un peu con de mettre des gens à l’écart. Dans notre programmation, on essaye de toucher un peu tout le monde. On a déjà fait jouer des artistes comme Laurent Garnier – qui attire plus les 30-60 ans, pendant que sur une autre scène on va avoir un artiste qui concerne plus les 18-30 ans.» Et la magie de la découverte opère dans la cour de récré :« Ça nous est arrivé plusieurs fois de recevoir un message le lundi d’un mec qui est par exemple venu pour voir Anetha jouer de la grosse techno sur la scène 1, et qui nous remercie parce qu’il s’est pris une tarte en découvrant un truc downtempo hallucinant sur la scène 3. En vrai c’est là où je suis le plus refait. Quand les gens viennent pour un truc et découvrent la scène d’à côté. » raconte Antoine.
Pas de DJ set de Laurent Garnier au PEF cette année, mais une présentation de son documentaire « Off The Record » en sa présence. Dans les extraits « bonus » diffusés après la projection, les spectateur.ice.s s’immiscent dans la cuisine d’un couple de personnes retraitées dont le calendrier aimanté au frigo répertorie les week-ends où ils n’ont pas à garder leurs petits enfants et vont pouvoir aller voir jouer le pape de la techno française en club ou en festival. On les découvre ainsi danser en pleine matinée au milieu d’une foule désinhibée à Time Warp. Des moments de reliance qui soulèvent des interrogations dans leur entourage expliquent-ils à la caméra : « Les personnes de notre âge nous demandent souvent si on n’a pas peur d’aller sur ce type d’événements. On leur répond : mais peur de quoi ? »
Beaucoup d’instants de cette semaine intense m’ont ramené à la part enfantine qui sommeille en moi. L’excitation des découvertes. La joie de faire partie d’un groupe. Défier les normes et l’horloge en s’aventurant dans la ville qui s’éveille pour rejoindre un autre îlot de fête (un after au F2, un club du centre, était proposé plusieurs soirs). Même les attentes interminables et confuses pour rejoindre les afters de la Cité du design chaque soir m’ont rappelé des souvenirs chaotiques et frustrants de lorsqu’il fallait faire la queue avant la cantine au collège. Dimanche matin, pendant qu’Antoine et Charles (qui jouent ensemble sous l’alias Les Fils de Jacob) clôturent le festival devant un parterre d’adultes atteint.e.s du syndrome de Peter Pan, je repense aux enfants qui dansaient dans ce même hangar quelques jours plus tôt. Cette année encore, le PEF et ses tours de passe-passe ont réussi à transformer l’ancienne manufacture d’armes de Saint-Étienne* en précieux laboratoire de réenchantement.
*La Cité du design, anciennement manufacture d’armes de Saint-Étienne, est le lieu où se passe le festival.
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