Dimanche, 16 heures, monde d’avant. Nous sommes dans un jardin public à Tours en plein été et le soleil tape aussi fort que les kicks envoyés par plusieurs DJs. La foule, composée de plusieurs milliers de danseurs, remue le sol face aux sound systems installés là le matin. Ceci est une des histoires des Îlots Électroniques. Cela fait sept ans maintenant qu’à Tours, hors pandémie, les dimanches estivaux sont rythmés entre 120 et 130 battements par minute. Sept ans que les Ilots électroniques ont surgi et remué un territoire qui n’attendait que ça.
A l’origine il y a Enzo Petillault, Thomas Giovani et Arno N’Joy. Les deux premiers sont des acteurs associatifs déjà bien installés dans la région, salariés du festival Aucard de Tours pour l’un, à la tête de l’asso La Boîte à Musique à Blois (41) pour l’autre. Le troisième est DJ et animateur d’une émission house et techno sur Radio Béton depuis 20 ans. Enzo raconte : « Je me souviens avoir eu l’idée en étant en week-end à Nantes. Après une grosse teuf chez des potes, plutôt que de passer le dimanche à comater dans un appartement, ils m’ont emmené aux Goûters Électroniques sur l’Île de Nantes. Avec le recul c’était pas dingue : une scène où j’entendais pas grand chose, beaucoup trop de gens, un bar ras la gueule et presque pas d’ombre. Mais j’ai adoré. J’ai tout de suite imaginé transposer ça à Tours, sur la paradisiaque Île Simon en plein milieu de la ville. »
Il faut bien reconnaître que Tours ne brille pas nécessairement par sa culture club. À l’exception de deux établissements qui ont compris ce qui se jouait avec ces musiques et développent une vraie programmation autour d’elle – le Citizen Bar et le RED Club – il a toujours été compliqué d’aller taper du pied en dehors du circuit associatif. Arno N Joy, qui a vu cette musique évoluer depuis deux décennies, précise : « Avant 2010 c’était hyper intimiste, et même si dans l’ancien siècle on faisait des teufs dans des caves troglodytes, c’était très rarement au delà de 200 personne. Dans les années 2000 c’était quand même super chiant, on avait que des petits plans dans des bars ou de très rare clubs mais presque plus de teuf… Faut dire qu’on a eu aussi énormément de répression, en partie grâce à nos amis les “anciens” patrons de boîtes de Tours qui passaient leur temps à dénoncer nos fêtes pour “concurrence déloyale“ ».
Dans cette ville plutôt identifiée rock, on a longtemps peiné à voir l’émergence d’une véritable scène : des DJs, des événements réguliers, des structures. « Je pense que la raison première est le manque de lieux assez grands dans le centre ville pour pouvoir accueillir plus de 80 ou 100 personnes. Ou alors s’ils existent, ces lieux ont une réputation qui leur colle à la peau et dans lesquels il est difficile d’organiser des soirées axées autour d’un univers musical autre que celui pour lequel ils sont connus. Si tu veux organiser une soirée dans une boîte généraliste par exemple tu peux pas vraiment parce que le club traine une si mauvaise réputation pour notre public que c’est chaud de le faire venir dans ce genre de lieu. » explique Sylvain alias Damussel, un DJ local qui a rejoint le collectif en route.
Pourtant en 2014 les choses semblent bouger. À l’échelle nationale de nombreuses villes voient une petite révolution, à Paris dans le sillage du club Concrete, de nouvelles pratiques festives apparaissent, les tranches horaires s’élargissent et désormais plus personne n’est étonné à l’idée de danser en pleine journée. De nombreux collectifs en France se chargent de sortir la musique électronique des clubs, la prix de la pinte baisse, le public se mélange et la musique se diversifie. Ce virage, les Îlots le prendront à 90 degrés jusqu’à faire de cette idée de la teuf leur mantra. « Quand les Îlots se sont montés, il y avait déjà eu une explosion des petites soirée électroniques un peu partout dans les bars de la ville, raconte Enzo, avec tout un tas de DJs plus ou moins amateurs qui se développait. Il y a même eu un club à volonté 100% techno et house qui s’est monté pendant un ou deux ans en plein centre ville ! C’est une énergie sur laquelle on s’est appuyés aussi au départ. »
Ce qui vous frappe en premier quand vous posez les pieds sur un open air des Îlots Électroniques, c’est la diversité des publics qui se mélangent au gré des programmations. Au milieu d’une foule de kids déchainés qui n’étaient pas nés dans les années 90 et qui rassurent l’avenir de la house et de la techno, vous remarquerez des quadragénaires venus se rappeler aux bons souvenir de leur jeunesse où ils dansaient déjà sur les tracks de Larry Heard, des familles venues profiter du cadre et initier doucement leur progéniture aux sonorités de la TR-909 ou des mamies du quartiers, curieuses de voir ce qu’il se passe à côté de chez elles en train d’hocher la tête devant un set de Pasteur Charles ou de Bajram Bili. L’originalité des lieux, la gratuité, l’ambiance ont sans aucun doute aidé à faire de chaque événement des Îlots Électroniques un moment incontournable à ne pas manquer. Ces fêtes font l’unanimité et semblent comprises même par les non initiés, à l’exception peut-être de Benoist Pierre, candidat LREM déçu aux dernières élections municipales qui proposait, dans une séquence hallucinante, de surveiller l’événement par drones dans le but de « prévenir les risques ».
Ce succès et cet amour du public, on l’a vu lors du grand événement organisé à l’occasion des 5 ans du collectif, lors de 2 nuits complètement folles au Point Haut, une friche industrielle à Saint-Pierre-des-Corps. Sylvain précise : « Pour les cinq ans des Îlots, on a dormi trois heures dans le week-end après avoir passé plusieurs jours à préparer l’anniversaire. On commençait un peu à sortir de nos habitudes en essayant de proposer une scène où on s’occupait de faire la déco et de faire transpirer l’amour de la teuf sur les murs. Et ça a marché, on a transformé un vieux bunker à wagon bien schlag en un espace de partage et de kiff autour de la musique et ça, c’était vraiment le pied. » Arno N Joy abonde dans ce sens : « Les 5 ans, bête d’organisation, gros challenge, et complet plusieurs semaines avant… Là on s’est dit qu’on avait un public en or qui nous suivait pour de bon. »
Et aujourd’hui ?
Alors que nous fêterons bientôt le triste anniversaire des mesures de confinement, que les clubs sont fermés depuis le 15 mars 2020 et que même les restaurants n’ont pas de perspective de reprise, comment continuer à faire vivre une culture qui ne connaît que la danse, la proximité et le partage ? L’été dernier, les Îlots étaient bien partis pour proposer une saison presque normale, gestes barrières-friendly et réussira tout de même à organiser un événement à jauge réduite de 1500 personnes avant que la préfecture ne vienne siffler la fin de la récréation.
Pourtant, malgré cette déconvenue le collectif a décidé de ne pas se laisser abattre et de proposer quelque chose à son public sans céder aux sirènes de la digitalisation. Pour leur désormais traditionnelle fête d’anniversaire, ils proposent de prendre la rue et organisent une grande parade le 4 avril prochain. L’événement s’appelle « Boom Boom Bloom » et n’y voyez aucun lien avec la chanson des Vengaboys, ici on parle bien du retour des beaux jours et on se moque gentiment des stéréotypes qui entourent parfois encore aujourd’hui une musique électronique réduite à du simple « boom boom ». Comme une pièce baroque à la sauce XXIème siècle, quatre chars déambuleront et représenteront les symboles du printemps : la lumière, la fertilité, la floraison, l’orage. Pour l’occasion, le collectif a su s’entourer de la compagnie de cirque et d’arts de rue La Compagnie Off qui travaillera sur les chars et la décorations. Le char symbolisant la fertilité et la procréation sera lui occupé par le Collectif Troubles, association LGBTI+ militante et active dans la scène nocturne tourangelle. Enfin, le char trouble-fête, venant symboliser l’orage et la tempête sera dans les mains du Lab.O, collectif tourangeau porté sur la drum & bass.
Une lumière dans la nuit pensée par les Ilots pour sortir de la morosité ambiante : « Le 6 décembre dernier s’était organisée une manifestation des acteurs culturels tourangeaux pour défendre le droit à la culture et la situation de crise dans laquelle on est parce qu’il faut bien le dire : le monde de la culture est en train de crever la gueule ouverte. On a contacté la Compagnie Off et ils nous ont prêté un triporteur, un vélo à 3 roues avec une grosse remorque à l’avant. Du coup, on a mis un petit praticable à l’intérieur, un contrôleur, une batterie électrique, on y a accroché une grosse paire d’enceintes, j’suis monté dedans pour mixer et roulez jeunesse ! On a passé une manif horrible, il faisait froid et il drachait à mort, mais on a bien rigolé surtout au moment de passer Da Hool devant la préfecture. D’ailleurs, mon contrôleur n’a pas résisté à la pluie tellement il était trempé. Quelques jours après la manif, Enzo nous propose de remettre le couvert mais en XXL, avec des chars, avec plein de déco et plein de fun et ça nous a tous bien excité ! » précise Sylvain.
Pour financer l’événement, le collectif a dû lancer un appel aux dons : « Avec les Îlots on s‘est toujours débrouillé à 99% sans subvention. Surtout par phobie administrative pour être honnête. Les dossiers de sub, c’est la barbe, y’a rien de moins bandant. Ensuite car on aime aussi se dire qu’on ne doit rien à personne. D’habitude c’est le bar qui nous finance, parfois la billetterie quand y’en a une. Là, on ne peut avoir ni l’un ni l’autre donc il a fallu qu’on imagine d’autre chose. Le crowdfunding c’est comme une billetterie non obligatoire. C’est aussi un moyen de rappeler que la culture ne vit pas que d’amour et d’eau fraîche mais que ça coûte de l’argent, parfois beaucoup. Enfin c’est aussi une manière d’impliquer notre public, comme un gros référendum : si vous voulez qu’il se passe quelque chose dans la ville, c’est le moment de vous manifester. Ça garde quand même la possibilité pour ceux n’ayant vraiment pas d’argent de profiter quand même de l’événement car il restera évidemment accessible à tous. Malheureusement le crowdfunding ne suffira pas à payer l’intégralité de l’événement donc on a quand même dû débander pour faire tout un tas de dossiers de subvention dont on espère qu’ils porteront leurs fruits. En tout cas, les retours politiques sont unanimes : ils trouvent le projet “chanmax” et “soutiennent à donf”. À voir ce que ça donnera en monnaie sonnante et trébuchante. » explique Enzo.
En attendant les jours meilleurs et le retour du vent dans le dos, les Îlots nous donnent l’occasion d’envisager l’avenir et poser, on l’espère, une première pierre à l’édifice d’un nouveau summer of love.
La cagnotte pour soutenir la parade Boom Boom Bloom est disponible ici.
Photo en une : Arnaud Rebotini aux Ilots © ARYA
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