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Le souffle coupé au concert d’Emel Mathlouthi aux Suds à Arles

En festival, nous, petits êtres amoureux ou curieux, choisissons de jeter l’ancre dans les flots de l’espace-temps, pour accoster les artistes qui en surgissent. À elles quatre mes esgourdes usées et pupilles écarquillées sont prêtes. Vigie d’un vaisseau, parcourant les mers des Suds, et amarré aux marches du théâtre antique d’Arles, elles guettent. Quelques notes. Emel Mathlouthi traverse la scène et perfore le reste. Je m’attache au mât, juste au cas où. C’est par l’épiderme que la musique entrera ce soir. Les vagues de frissons clapotent. Les regards d’écume écopent leur larmes salées, impatientes de se fracasser sur les pierres chaudes romaines.

La scène se pare d’un superbe habit de lumière. Sûrement la peur de paraître trop fade devant la chanteuse tunisienne pourtant vêtue de noir. Passent les minutes et les titres, trop vite, modernes et percussifs, en arabe et en anglais, seule ou accompagnée. À ses musicien·ne·s s se greffent, le temps d’un morceau ou pour un final choral, Léonie Pernet, Laura Cahen et Awa Ly avec lesquelles elle prépare son prochain album. A l’image de cette édition des Suds, les voix des femmes secouent la cime des arbres agités. Au détour d’un échange, quelques mots glaçants se dédient à l’agonie du monde vivant, pour combien de temps encore. De sa voix puissante, Emel chante ses notes fragiles. Le dernier souffle d’Holm transporte une mélodie cristalline qui vient se taire sur nos tympans. Un silence éloquent serre la foule. Pas le moindre brouhaha au sein de l’amphithéâtre. Les exploits les plus bruyants sont parfois ceux qui s’enveloppent de silence. C’est le souffle du vent – belle ironie – qui nous ramène au rivage.

De retour sur une scène qui l’a presque vue éclore plusieurs années de ça, Emel Mathlouthi et son répertoire dont son dernier album The Tunis Diaries ont embarqué les Suds avec toute la pertinence qu’on lui connaît. De ses mots, aussi justes que ses notes, de ses choix de partager l’affiche avec une avant-garde talentueuse, Emel Mathlouthi a indéniablement offert l’un des moments les plus forts de cette 27ème édition. Peu d’artistes en festival savent ainsi, le temps d’un concert, convoquer la foule et s’approprier la scène. La preuve : lorsqu’elle quitte celle-ci, le soleil, cette star qui avait cramé toute la journée, se cachait – de respect ou de honte – au profit d’une autre étoile, plus brillante. Entretien.

EmelMathlouthi008 © Stéphane Barbier

Emel Mathlouthi et Léonie Pernet © Stéphane Barbier

Tu as retrouvé la scène du théâtre antique d’Arles douze ans après ta dernière venue pour ce Festival en 2010. Quel était ton état d’esprit avant ce concert ?

Emel Mathlouthi : J’avais beaucoup trop le trac. C’était un grand retour sur un grand plateau. J’y suis allée avec beaucoup de fragilité. Savoir que j’étais attendue n’a pas aidé.

Sur certains morceaux tu as partagé cette scène avec tes invitées : Awa Ly, Léonie Pernet et Laura Cahen. Qu’est-ce qui a motivé cette collaboration avec les trois femmes ?

Emel Mathlouthi : Ça fait un moment que ma direction est plus féministe en pensées et en action. Je suis en train de préparer un album entièrement produit et réalisé par des femmes et nous avons voulu faire résonner cela dans ces quelques rares concerts donnés avant le nouvel album. J’ai invité des artistes dont j’ai été assez proche cette année et des artistes dont la générosité et le cœur me touchent. J’ai proposé quelques chansons de mon répertoire à chacune des filles en choisissant ce qui leur allait le mieux leur correspondre. On est rapidement tombée d’accord. Je suis très émue de les avoir vu faire un si beau travail d’interprétation.

On entend plusieurs langues dans un concert d’Emel Mathlouthi. Tu passes de l’arabe à l’anglais, deux langues bien différentes. Y a-t-il dans l’une ou l’autre des petits plaisirs, des libertés ou nuances que tu apprécies, comme autant de défis ?

Emel Mathlouthi : Absolument. L’arabe est assez extraordinaire et complexe à faire sonner notamment dans mon style de musique et d’instrumentation. L’anglais, lui, est un peu ma langue musicale maternelle et mon chant y est plus fluide et plus  langoureux. Je suis contente d’y avoir trouvé un équilibre et de me sentir dans ma zone de confort. J’exprime ma personnalité dans chacune et j’aime aller et venir entre les deux. L’anglais et l’arabe m’offrent des styles d’interprétation et des flows différents.

Quand tu performes, tu portes un soin particulier à tes costumes et tes coiffures. Qu’est ce qui te plaît dans cette proposition visuelle que tu rajoutes à la musique ?

Emel Mathlouthi : Je prends énormément de plaisir dans le choix de mes costumes et de mes coiffures. C’est comme jouer à la poupée avec moi-même. Sur scène, je peux tout oser, tout expérimenter. J’adore créer en fonction de mon humeur selon la  scène ou le festival. J’essaie de me créer une esthétique pour chaque album également. Quand je suis préparée, coiffée et habillée je me sens armée. Je conçois mon habillage comme une armure prête à affronter les feux de la scène, un peu comme à la manière des danseurs de butō.

Si l’artiste, qui a effectué récemment une tournée au Japon, cite l’art du butō ce n’est pas par hasard. Cette danse relativement moderne évacue les souffrances de traumatismes récents comme ceux des bombes nucléaires ou de Fukushima. L’art pour panser les plaies. L’art pour supporter les espoirs. Quelques mois après la venue d’Emel Mathlouthi à Arles en 2010, la Tunisie se soulève contre l’autorité du président Ben-Ali. La voix d’Emel et de sa chanson “Kelmti Horra” (ma parole est libre) accompagne alors cette révolution. Qu’il s’agisse de luttes féministes, écologistes ou de dénoncer les violences policières, l’artiste œuvre de son talent pour un monde plus libre.

Les musiques de ces suds dont parle le festival portent en elles des combats, des luttes et des causes qui sont plus vivantes que jamais. La musique peut défendre une langue ou un territoire. Elle peut combattre une oppression, le racisme, le sexisme. Qu’est-ce qui en fait une si bonne “arme” ?

Emel Mathlouthi : La musique a ce pouvoir de lier les gens d’une manière instantanée et évidente. Elle convoque ce qu’il y a de plus beau en nous et nous touche. Cela en fait une arme parfaite de paix, de courage et d’espoir. Elle peut inspirer et donner de la force aux sans voix et aux plus démuni·e·s. Elle nous pousse à croire en nous-mêmes, à croire en une humanité plus juste et plus tolérante.

Tu habites aux USA. Toi qui es animée par un furieux désir de liberté et d’égalité, quel regard poses-tu sur les lois anti- IVG votées récemment là-bas ?

Emel Mathlouthi : C’est le sujet qui me révolte le plus. Mon féminisme est devenu plus concret et prêt à passer à l’action à chaque instant. En tant que femme, j’ai laissé passer tellement d’injustices que je ne peux plus en tolérer davantage. Je n’arrive même pas à croire que l’on en soit là. C’est tellement révoltant, c’est absurde et inacceptable. Point.

Dans ton duo avec Vitalic pour Variations tu interprétais l’œuvre de la poétesse syrienne Ghada al-Samman. Il y a aussi beaucoup de poésie dans tes propres textes. Ton dernier album s’appelle The Tunis Diaries. À quand un recueil d’Emel Mathloutih en librairie ?

Emel Mathlouthi : Bonne question. Ça m’honore parce que j’adore la poésie. Réfléchir à un recueil de mes meilleurs écrits est une idée qui me plaît bien. En attendant, je peux néanmoins te dire que je travaille actuellement sur mon autobiographie.

Vous pouvez écouter ou vous procurer l’album d’Emel juste ici :

Photo en une : Emel Mathlouthi © Stéphane Barbier

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