Petit miracle du rap suisse, Di-Meh a pris le temps de composer un album qui invite à l’intime, au rassemblement des troupes et à la bizarrerie. Ode aux inspirations rap d’aujourd’hui et demain, mais aussi au monde qui l’entoure, du skatepark de Genève aux open mics parisiens, des cultures albanaises, dominicaines et algériennes, le disque « Mektoub » régale par sa richesse et son ouverture à un public plus large. Allez, cadeau, l’artiste improvisateur par excellence a bien voulu nous accorder une interview.
Le ponceur du skate park de Plainpalais à Genève est de retour, pour, une fois de plus, nous jouer un mauvais tour. Di-Meh is back dans les bacs, avec ce qui s’apparente à un premier album, si on oublie les dizaines de projets, mixtapes, freestyles et EP qu’il balance au premier venu depuis qu’il a 13 balais.
Sorti sur son label Todos – Grand Musique Management, Mektoub, c’est son nom, revient sur les traces et au plus profond de l’âme et de l’histoire de ce globe-trotter à l’arbre généalogique nord-africain, Suisse d’ascendance algéro-marocaine, qui a ratissé l’Europe francophone comme un raz-de-marée au début des années 2010. Entre grattage de trains en règle pour des open mics à gogo à Paname, le petit prodige qui freestylait avant d’avoir mué étonne alors par sa capacité d’improvisation jusqu’aux crews (coucou 1995) qui, à cette époque, tentent d’effacer la frontière entre rap pseudo-conscient à tendance boom bap d’un côté, et rap moderne aux mille productions et effets de voix, de l’autre. Le rap était désormais mieux maintenant.
A cette époque pré-Covid, sa famille musicale n’est d’ailleurs pas en reste lorsqu’il s’agit de détruire les scènes de Belgique, de France et, vous l’aurez compris, de Suisse. Réunis au sein de la SuperWak Clique, Makala, Slimka et Di-Meh sont bien connus pour ne pas se ménager, et rétablir l’état de bestialité la plus jouissive au sein des foules de concerts. C’est ainsi que – fait très significatif – en 2019, le jeune homme cumule sa trombine en une des Inrocks (une première pour un rappeur suisse) et une opération d’un polype sur les cordes vocales, faute à un train de vie à la punk et une capacité à tenir des heures sur scène, infatigable, ultra-technique, maîtrisé dans le chaos.
La vie de Di-Meh est une improvisation totale, seulement menée par des focalisations monomaniques pour le freestyle, le rap et le skate. Il est de ces artistes compliqués à cadrer, notamment pour un journaliste, parce que les mots ne sont pas une matière à raisonner, mais à sortir, simplement, comme une envie de quatre-quarts. Elle le prend avec l’instinct délirant d’une machine à laver qui évite l’implosion de justesse. D’ailleurs, on l’évoque en fin d’interview : non ça n’est pas un exercice qu’il apprécie. Mais il fait le match. Prévoyez quatre fois plus de questions qu’il en faut pour tenir une demi-heure classique d’entretien, Di-Meh s’économise autant qu’il s’épanche face à une foule.
Tout feu tout flamme, sa musique emprunte au gnawa et au raï de ses parents, au grime de son enfance, au UK garage des soundsystems dans lesquels il allait lâcher ses couplets, d’un feat avec Lefa à celui d’un Vladmir Cauchemar, sans oublier les nombreuses inspirations permises par la rencontre de mille et une nationalités présentes à Genève, ville d’immigration au multi-culturalisme aussi puissant que la main invisible de ses banques. A l’occasion de la sortie de Mektoub, on a rencontré cet oiseau intraçable.
INTERVIEW : DI-MEH
Peux-tu me raconter ton enfance en quelques mots ?
J’ai fait l’école au bled, au Maroc. Petit, je faisais du foot, je jouais au quartier tous les jours. Voilà mon enfance.
Et puis, tu as arrêté, un jour…
Le foot me plaisait plus trop, je ne m’y retrouvais plus. Je l’ai lâché pour le skate. Mon daron n’était pas content. Mais le skate m’a amené la liberté. C’est un sport individuel, t’es tout seul avec ton skate. Faut croire que j’étais pas trop collectif. Et le skate m’a ouvert tout un spectre musical, j’ai tout écouté : du rock, du rap, du punk, du reggae. Les musiques qu’il y avait dans les vidéos de skate, genre ACDC, Nirvana, Red Hot Chilly Peppers. Sinon, ça m’a ouvert à d’autres cultures. Partout dans le monde, les gens font du skate. J’ai rencontré des skateurs brésiliens, espagnols, etcetera. Tu découvres leur culture, t’écoutes leurs sons, leurs bails.
Tu t’es fait refouler à 13 ans à l’entrée d’un concert de Kery James. Sérieux ?
Ah ouais, tout à fait. Je me suis fait recale alors que j’avais le billet, parce que j’étais trop jeune. J’avais trop le seum. C’est peut-être pour ça que je fais du rap, maintenant, ahah. Juste pour me venger de ce moment.
Ton premier freestyle filmé dans ton skatepark, à peu près au même âge, est toujours disponible sur YouTube. C’était une habitude pour toi d’aller y rapper ?
On faisait ça hyper souvent. Je me retrouvais là-bas avec mes potes. Il y a beaucoup, beaucoup de rappeurs en Suisse, c’était déjà ancré en nous.
Vous parliez de quoi dans vos premiers textes ?
Tout et n’importe quoi, on était old school. Genre, on parlait de rap, de rimes, de flows. C’était du rap compétitif, on parlait du rap sur le rap.
Tu écrivais tes textes chez toi ?
J’ai surtout fait beaucoup d’improvisations, et vraiment, je crois que j’écrivais très peu de textes à l’avance.
Quels artistes t’inspiraient ?
Ali de Lunatic m’inspirait de ouf. J’aimais tout : son style, sa voix, ses textes. « Seul le crime paie, aucun remord pour mes pêchés, tu m’connais », ça m’a plu, direct.
Quel élève tu étais à l’école ?
Turbulent. Là mais pas là. Ici mais surtout dans mon rap. J’ai pas eu un cursus normal, j’étais dans une école de migrants.
C’est quoi une école de migrants ?
C’est l’école de formation pré-professionnelle. C’est un genre de SEGPA, mais pour les migrants. Tu travailles le métal, le bois, tout ça.
Des cours t’intéressaient ?
Pas vraiment, non. Il y avait un cours de dessin, et un prof m’a fait découvrir un album de rap, du groupe N.A.P où il y avait Abd Al Malik. Ça m’arrive encore de l’écouter. Heureusement qu’il était là. Sinon, en vrai, c’était de la merde.
Comment tes parents voient alors ta passion du skate, ton rap, ton désintérêt de l’école et du foot ?
Ils ont pas trop calculé, ça allait trop vite. Je vivais au jour le jour. Ils voyaient bien tout ce que je faisais, mais ils m’ont toujours laissé une liberté de ouf.
Ensuite vient le rap. Tu tombes sur un album de Notorius BIG. Quel disque? Qu’est-ce qui t’accroche dans sa musique ? Tu t’y identifies ?
C’était l’album Ready To Die. Style de ouf, sa technique, et ses instrus je les kiffais de ouf. Même si je suis Suisse, qu’il est Américain, qu’on pourrait paraître éloignés, on est rattachés sur plein de choses. La Suisse, faut pas croire que c’est uniquement la richesse, Genève, c’est l’une des villes les plus cosmopolites du monde. On a les mêmes nationalités qu’à New York, dans mon entourage, il y a des Albanais, des Dominicains, etc.
Vous vous inspirez les uns les autres ?
De fou. Il y a des artistes qui rappent dans d’autres langues, t’as des Colombiens qui ne rappent qu’en espagnol. Il n’y a pas que des rappeurs francophones. Et on se comprend tous. La ville est pas si grande. C’est lourd. On a des passions communes, le rap, le foot et le skate.
Ton premier concert de rap ?
Facile, Les Sages Poètes de la Rue.
Ta rencontre avec Nekfeu et son groupe 1995 à l’Usine, c’est ta première connexion avec le rap français ?
C’est plutôt le moment décisif. Le virage de notre vie. En gros, j’ai gagné le concours d’impro End of the Week, je suis allé dans les loges, et la rencontre s’est faite. On a connecté. J’ai fait des premières parties avec mon groupe 13Sarkastik, et puis c’est parti. Puis sont venues quatre ou cinq dates avec eux en Suisse, le courant est bien passé.
Adolescent, tu déboules régulièrement à Paris. Comment tu te débrouillais?
C’est une période de fraudes de trains. J’allais même pas dans les chiottes, mais dans le truc à bébé. Et je me prenais une amende de temps en temps. J’avais de toute façon pas d’argent pour payer mes billets, sinon je l’aurais fait. Ensuite arrivé sur place, je faisais les concours open mics, j’allais voir, j’allais rapper partout, je bouffais à tous les râteliers.
A t’entendre, on a l’impression que tu es dans ta vie comme dans ton rap: en freestyle. Ta vie c’est une impro ?
De fou. Je prévois rien. J’avais même oublié cette interview. Tout est spontané. Même mon style de foot, il est bazardé, hasardeux, même quand je fais du skate. J’ai un style, genre… comme « La Danse de l’Homme Saoul ».
Être en impro tout le temps, ça fout pas en l’air tes relations sociales ?
Ça peut mettre le bordel. Parfois, j’éteins mon téléphone pendant deux semaines, sans contact avec le monde extérieur. Je préviens les gens avant, mais voilà. Parfois, je ne peux plus, il me faut des pauses.
Si je te dis Paris – Genève, ça t’inspire quoi, aujourd’hui en 2021 ?
Paris – Genève, c’était le nom d’un EP en collaboration entre mon groupe 13Sarkastick, du Panama Bende et la 75e Session. Projet enregistré au Dojo par Sheldon. Et Paris Genève, aujourd’hui… Les connexions entre les deux villes, elles existent encore. On est toujours là. Je bosse toujours avec Danitsa, ou les mecs du Panama. Les années passent, les chemins se croisent, se séparent et se recroisent.
Même si ta vie ressemble à une grande impro, il y a eu des changements notables, en comparaison à cette époque. Quel regard portes-tu sur cette période ?
Je croyais que j’étais invincible. La santé m’a rattrapé. Faut pas trop se niquer. Le rap, c’est cool, mais ça a ses limites.
En 2019, les médecins te diagnostiquent un polype sur les cordes vocales. Tu t’en es remis ?
Pas totalement, mais en bonne partie. Ma voix a changé après l’opération, j’ai moins de coffre. Je peux moins gueuler sur scène. J’ai beaucoup moins ce train de vie de punk.
Qu’est-ce qui a changé ?
Avant j’étais globe trotter, et là, je suis passé au Di-Meh casanier. Covid avant l’heure. Aujourd’hui, si je le voulais, je pourrais tout faire depuis ma chambre. J’ai un micro. Je fais mes prods sur Logic. C’est simple. Les gens ne sortent même plus de chez eux, mais ils sortent des albums.
Pendant longtemps, le rap est resté cantonné aux showcases privés, et peu invité dans les salles de concert plus classiques ou les festivals. Ça remonte à quand selon toi que les programmateurs se sont intéressés au rap ?
Je dirais que ça remonte à 2013. Il y avait deux catégories de rap, le old school, et celui du moment. Avec 1995, le rap old school s’est rafraichi de ouf. Ils ont fait des scènes partout, et ils ont permis à d’autres de faire des scènes, et ainsi de suite. Les portes se sont ouvertes.
D’ailleurs, tu puises autant dans les boîtes à rythmes boom bap que dans l’autotune, et même les délires UK breakés. Tu n’as pas voulu choisir ?
Quand j’étais petit, j’adorais le grime et le UK garage. On est tous des éponges, au final. Et j’ai une culture sound systems. J’allais dans ces soirées, je rappais. Mais j’aime pas trop les mono-sons, tout le long d’un disque. Certains artistes font ça très bien, c’est un style, on voit ça souvent en France d’ailleurs, mais moi, ça me stimule pas. J’ai besoin de folie.
Caballero & Jeanjass, Nepal, Sopico, et maintenant Lefa. Être rappeur aujourd’hui, c’est être entouré, artistiquement ? De se créer une confrérie, de feater ?
Feater, c’est du plaisir. J’adore revoir mes frères, Slimka, Makala, etc, et faire des morceaux avec eux, régulièrement. Mais le plus important, c’est d’être focus sur ma musique, mon projet.
Dans ton premier album Mektoub, tu t’inspires aussi de musique algérienne ou marocaine, de raï, de gnawa, de rumba congolaise, etc. C’est nouveau ?
Ça a toujours été en moi, mais c’était le moment de le montrer.
Tu es plutôt dans l’introspection, dans l’intime, dans ce disque. Tu voulais te sonder ?
J’étais dans un mood de chercher qui je suis, d’où je viens. J’ai voulu polir le caillou. J’ai découvert des choses sur moi-même, essentielles. J’ai retracé l’arbre généalogique, jusqu’à mon arrière grand-père, mes racines en Afrique du Nord, entre le Maroc, l’Algérie, la Mauritanie, le Sénégal. En fait, c’est tout ça Mektoub.
Di-Meh © Arthur Couvat
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