MENU
En lecture PARTAGER L'ARTICLE

Delgres, des racines et des ailes

On aime ce groupe. Vraiment fort. Delgres nous avait déjà mis un bon taquet avec son premier album, « Mo Jodi », sorti en 2018. Et on a bien volontiers replongé dans leur blues caribéen avec la sortie, au printemps dernier, de « 4 :00 AM ». Un album plein de nuances, bouillonnant d’énergie et transpirant d’émotion, témoin de l’histoire familiale du chanteur et parolier Pascal Danae, une histoire d’exil, d’effort, d’injustice. D’espoir aussi. De tout ça, du passé, du présent et de l’avenir, on a discuté avec lui, à quelques jours du retour du groupe sur scène.

En cette fraîche matinée de la fin juin, Pascal Danae oscille entre l’impatience et les miquettes. Dans une semaine, le groupe entamera une tournée des festivals bien remplie. « Contrairement à l’album précédent qu’on avait beaucoup joué sur scène avant d’enregistrer, là on a un petit peu répété, ensuite on a enregistré et maintenant il faut qu’on s’approprie les chansons, qu’on les rode, et c’est ce rodage qui a été constamment reculé. On est un peu fébriles mais c’est assez agréable, c’est un petit buzz. Quand on sent qu’on apporte une nouvelle sonorité, moins rough que sur le premier album, mélangée avec des moments un peu plus bayou, des moments où ça plane, de voir qu’on touche le truc du doigt et que ça peut fonctionner c’est le plaisir total. »

A la première écoute de l’album de Delgres, la réaction de l’être humain normalement constitué est : « on se lève et on danse ». Les fourmis dans les mollets sont une réaction courante et ne doivent nullement inquiéter, pas plus que l’envie d’étreindre joyeusement le premier venu ou de payer sa tournée. Ça s’appelle la joie, et Delgres en envoie, beaucoup. Une énergie brute, immédiate et jouissive. Mais ce groupe, ce n’est pas que ça. Pendant que leur son fait swinguer, leurs textes prennent aux tripes, parlent vrai, brisent le cœur. A la façon d’un folklore juif ou tzigane, leur blues chérit tous les contrastes. Pascal Danae revendique pleinement cet ADN.

« C’est comme dire à quelqu’un : vous êtes malade, mais avec la musique on vous envoie le médicament pour aller mieux. Pour nous c’est hyper important, même si les thèmes sont durs, de ne pas tomber dans le pathos. On a envie de parler de choses importantes et graves, qui nous touchent, mais toujours sur une note positive. C’est un truc commun à toutes les musiques populaires, même dans la chanson réaliste française on retrouve ça. Quand les gens allaient danser dans les bals musette, y’avait toujours une histoire d’un couple qui se rencontrait, lui il était un peu chelou, elle c’était une pauvre nana de la rue, une histoire pas possible, le mec se faisait tuer à la fin, et tout le monde dansait, parce que les pauvres gens ont besoin encore plus que les autres de ce moment où ils lâchent prise, mais quand on parle de choses qui les concernent. »

Qu’il raconte dans « 4 Ed Maten » la journée type d’un père arrivé en France métropolitaine de Guadeloupe en 1958 et qui se levait aux aurores pour aller travailler, qu’il pointe l’absurdité du métro-boulot-dodo dans « Lundi, mardi, mercredi » et « L’école », qu’il se remémore le racisme subi à l’école par une sœur de 10 ans, l’album rend hommage à celles et ceux qui, de tout temps, ont lutté, subi, pour qui le travail n’a toujours été que labeur, qui se sont levés tôt et couchés tard, parce que « ta vie il faut la gagner, ta vie il faut la mériter » (« Lundi, mardi, mercredi »). Mais alors… cet « à quoi bon » qu’on devine parfois entre les lignes, ce radio-réveil en feu sur la pochette de l’album… le désespoir serait-il en train de l’emporter ? La violence est-elle inévitable ? Pascal Danae est un réaliste optimiste. « On part de constats, et on tend toujours vers l’espoir. Mais oui, il y a une forme d’aliénation liée au travail. On a tendance à moins le voir parce que les ouvriers, les petits boulots sont moins représentés dans les médias, mais pourtant il y a encore beaucoup de gens qui souffrent de se lever le matin, parce qu’ils ont pas envie, il faut juste gagner leur vie. C’est là-dessus qu’on veut mettre le doigt, c’est une réalité pour plein de gens. »

Dans « Vote for me », seul titre en anglais de l’album, Pascal prête sa voix pour un instant à l’un de ces politiciens aux promesses nombreuses et à la conscience à géométrie variable. « Ça remonte à loin, mon envie de rappeler aux hommes et femmes politiques que leur engagement, c’est pas pour rire. Ils font une carrière, c’est normal de promettre tout un tas de choses, on sait qu’on tiendra pas tout mais ça fait partie du jeu, mais derrière il y a des gens comme nous, on a envie d’y croire. Comme dirait l’autre, avec un grand pouvoir vient une grande responsabilité. C’est en ça que les politiques n’ont pas fait leur job ces dernières décennies. Quand vous décevez les gens à ce niveau-là, ce que ça apporte c’est du désespoir, et les gens en arrivent à des extrémités, ils se sentent vraiment mal et ne savent pas comment faire autrement qu’utiliser la violence. » Du « vivre libre ou mourir », devise révolutionnaire de Louis Delgrès, aux violences que les rues de France ont essuyé ces dernières années, il n’y a finalement qu’un pas.

Mais le musicien, là encore, observe aussi tout ce qui va mieux pour les enfants de 2021. « La représentation des minorités dans les médias, la prise de conscience du besoin d’égalité homme-femme, tout ça est en train de bouger doucement. Évidemment il y a des résistances à plein de niveaux parce qu’il y a des gens qui s’accrochent à l’ancien monde, ça prend un temps fou pour que les mentalités évoluent, mais globalement ça va dans le bon sens. »

Dans « 4 :00 AM », il est souvent question d’exil. Celui d’un père arrivé dans un monde si déstabilisant, celui aussi de celles et ceux qui aujourd’hui encore prennent la route, le bateau, vers un ailleurs qu’ils espèrent meilleur. Pascal Danae, fils tant de la métropole que des Antilles, enfant de déraciné né en terre d’accueil, veut souligner la chance que ce pays offre, malgré tout. Et une nouvelle fois pointe du doigt les faiseurs de peur. « Il y a beaucoup de bruits parasites autour des migrants, les uns et les autres qui prennent position selon les échéances électorales. Un parti comme le Front National, c’est lui qui mène le débat politique depuis 20 ans. Le positionnement de tous ceux qui se présentent aux élections s’est fait par rapport à leurs valeurs. On a maintenu tout le monde dans une situation de peur. Et puis il y a aussi un pays très confortable où les gens ne veulent pas partager, avec tout un tas de vieilles idées un peu rances. Mais je trouve que c’est quand même un pays hyper cool au niveau social et au niveau de la construction de solidarité. Évidemment c’est loin d’être parfait mais je trouve qu’on s’en sort pas si mal. Ici il y a un débat d’idées, oui les gens râlent beaucoup mais je préfère ça à la résignation. »

D’album en album, Pascal Danae poursuit sa quête d’identité et se réapproprie son héritage. Les deux premiers albums de Delgres mettent à l’honneur le créole, une langue qui lui a permis d’assouvir son amour des langues africaines mais aussi « de renouer avec quelque chose qui me permettait mieux de me définir et de trouver ma place dans la société française. Je constatais que j’étais Français mais pas regardé comme un Français à part entière. T’es né là, t’as grandi là et t’es comme tout le monde sauf que t’es pas comme tout le monde. Ça pourrait être une forme de repli sur sa communauté mais pour moi c’est une façon de mieux me connaître, je me sens encore plus à ma place maintenant avec toutes ces composantes et ces richesses. »

Au moment de penser à l’avenir, Pascal sait qu’avancer sera aussi synonyme d’un nouveau chapitre. « Écrire en français me chatouille et me gratouille ces derniers temps. Et les thèmes qui viennent sont moins liés à la Guadeloupe ou à mon histoire familiale et plus à où j’en suis moi, en tant qu’être humain, aujourd’hui. Et je pense que c’est pour ça que ça vient en français, car j’ai envie de parler aux gens qui sont autour de moi directement et je veux qu’ils comprennent tout de suite. C’est excitant et effrayant en même temps car on est encore plus à poil. Émotionnellement ça devient vraiment personnel. Ce que je perçois, c’est comme une sorte de voyage : on est partis de l’histoire de Louis Delgrès, de la Guadeloupe, ensuite l’histoire de mon père, mon histoire familiale, et petit à petit on arrive à moi, mon expérience, mon ressenti. Peut-être que d’autres personnes vont se reconnaître là-dedans, car on n’est jamais complètement unique. »

Comment sonnera le blues delgressien en français ? Quels tours et détours de sa vie Pascal Danae nous racontera-t-il dans un an, dans deux ans ? A quelle heure se lèveront nos enfants ? Autant de questions auxquelles on répondra debout, et en dansant.

Photo en une : Delgres © Boby

Partager cet article
0 commentaire

0 commentaire

Soyez le premier à commenter cet article
Chargement...
Votre commentaire est en cours de modération
Merci
Une erreur est survenue lors de l'envoi de votre commentaire
Sourdoreille : la playlist ultime
Toutes les playlists

0:00
0:00
REVENIR
EN HAUT