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Brexit : Quand le Royaume-Uni épuise ses artistes

C’est ce qu’on appelle une double peine : alors que sur toute la planète les musiciens souffrent depuis un an et demi de la pandémie et de ses conséquences, les Britanniques avaient une épée de Damoclès supplémentaire au-dessus de la tête. Elle s’appelait Brexit, s’est abattue sur l’île le 1er janvier 2021 et joue depuis avec les nerfs de la musique british sur sa possibilité à traverser la Manche : s’il n’y a plus de libre circulation entre le Royaume-Uni et l’Union Européenne, quid des artistes en tournée ? Récit sur neuf mois d’un flou pas très artistique.

Juin 2016 : les Britanniques votent à 51,9% en faveur du Brexit. Un divorce historique entre le Royaume-Uni et le reste de l’Union européenne, à la suite d’une campagne relativement incompréhensible si vous n’êtes pas économiste ou spécialiste du droit européen, et riche en polémiques et intox – la plus fameuse étant le bus rouge de Boris Johnson sur lequel on pouvait lire en lettres énormes que le pays versait 350 millions de pounds par semaine à l’UE (faux, entre un rabais historique négocié par Margaret Thatcher en 1984 et les aides de Bruxelles perçues par l’île, il s’agirait plutôt de 136 millions). L’arbre « l’UE nous coûte cher » pour cacher la forêt « nous ne voulons plus d’immigrés ».

De ce côté-ci de la Manche, la stupeur est énorme devant les résultats de ce vote, et seul le Rassemblement National semble se reconnaître dans les intentions des ‘cerveaux’ derrière le Brexit. Puis, il se passe des années : deal, no deal, demi-deal, Theresa May remerciée, l’inénarrable Boris Johnson qui prend sa suite… Les ex-époux UE et UK peinent à trouver un accord de divorce convenable et déjà que l’entente n’était plus au beau fixe, c’est la méfiance qui s’installe carrément entre les deux parties. La séparation ne sera effective que le 1er janvier de cette année 2021. Sauf que de nombreux points de tension, bien plus lourds de conséquences qu’un ‘je te préviens je garde la télé’, sont encore à régler. Depuis janvier, il y a notamment un sujet qui n’avançait qu’à petits pas et dans le flou le plus total : s’il n’y a plus de libre circulation entre le Royaume-Uni et l’Union Européenne, quid des artistes en tournée ?

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Le fameux bus © Reuters

Casse-tête anglais

En juin, six longs mois après la sortie de son pays d’origine de l’Union Européenne, Gareth de Wijk, installé depuis plusieurs années aux Pays-Bas, se désole. DJ sous le nom de Thrasher, il est également à la tête de PRSPCT, tout à la fois webradio, organisateur de soirées et agence d’artistes européens de musiques électroniques extrêmes (Manu le Malin, 14Anger, Hellfish, The DJ Producer, The Outside Agency…). Et depuis des semaines, il s’arrache les cheveux pour savoir si les DJs dont il est l’agent vont pouvoir aller jouer chez les Tories. « Tout est encore très vague. Avec les règles qu’il y a depuis janvier, c’est même assez extrême : le deal est pire qu’avec les Américains quand tu es un artiste », s’inquiète-t-il depuis Rotterdam.

Car un semestre après la date fatidique de janvier 2021, qui devait théoriquement marquer la fin des négociations entre le gouvernement de Boris Johnson et l’Union, la situation sanitaire britannique s’améliore. L’été s’annonce festif. Mais pas pour les artistes du continent : pour venir jouer au Royaume-Uni, il fallait encore demander un visa de travail coûtant 95 pounds. « La plupart du temps, les DJs font des allers-retours : ils arrivent sur un territoire, font leur date, repartent aussitôt et reviennent peut-être trois semaines plus tard, rappelle Gareth. Or pour le moment, ces visas sont conçus pour une seule visite d’un mois maximum. Impossible de faire de multiples visites : un DJ va devoir faire des demandes de visa pour chacune des dates qu’il fera au Royaume-Uni, avec des frais de 95 pounds à chaque fois et surtout une procédure longue et fastidieuse, où tu dois indiquer combien tu as d’argent exactement sur ton compte, quels sont tous les pays que tu as visités ces 10 dernières années ou si tu as déjà perdu ton permis de conduire pour excès de vitesse. On repassera pour la notion de vie privée ».

Dans le cas d’un groupe en tournée, chaque étape doit être consignée dans la demande de visa : il faut préciser, pour chaque date, dans quel hôtel ils dorment, dans quelle salle ils vont jouer, combien ils seront payés, par qui… Trois mois à l’avance. Sans même parler des consignes sanitaires en constante évolution, chamboulant sans cesse les calendriers, cela demanderait à des jeunes groupes de refuser des dates qui tomberaient à la dernière minute, ou deux mois et demi avant : un non-sens. « Tout ce que je sais pour sûr, poursuit Gareth, c’est que si tu rentres dans le pays et fais un concert sans visa, ils ont le droit de te bannir du Royaume-Uni pour cinq ans. Un chanteur qui vient faire deux dates à Londres sur trois jours, il vient avec sa copine, n’a qu’à dire à la police des frontières qu’il est là pour le week-end avec sa compagne, ils n’ont aucune raison de vérifier. En revanche, si tu es DJ, que tu arrives à 20 heures un vendredi soir pour repartir le lendemain à 7 heures, seul, avec des tatouages partout comme moi… Peut-être que l’agent sera plus suspicieux ».

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Gareth de Wijk aka Trasher © No Sleep Till

Pour nos cousins british, pour qui l’UE était de loin le plus gros marché en termes de tournées (quatre fois plus que les États-Unis), c’est pire : si dès le début de l’année certains pays (dont la France et les Pays-Bas) ont assuré ne pas demander de visa de travail aux artistes britanniques en tournée, d’autres ne sont toujours pas clairs quant aux papiers à fournir. Et des pays comme le Portugal veulent appliquer la réciprocité : les Britanniques demandent à nos artistes un visa ? On va en faire de même. « Si les États-Unis ont instauré un visa pour les artistes, c’est parce qu’ils veulent privilégier leurs artistes américains, garder l’argent sur leur territoire. Dans le cas du Royaume-Uni, j’ai juste l’impression que la musique, l’art, la culture en général, ne fait vraiment pas partie des priorités de ce gouvernement. Boris Johnson et les Tories ne regardent pas l’art comme de l’art, mais comme un business, et joue à celui qui sera le plus fort avec l’Union européenne. Si ce gouvernement continue à imposer des visas, je trouve que les pays européens devraient faire la même chose, même si cela pénalise les artistes anglais avec qui je travaille », admet Gareth. Un bras de fer, celui qui cédera le premier…

Voilà le résumé de ces derniers mois, avec en point d’orgue un joli ping-pong UK-UE sur qui n’a pas réussi à se mettre d’accord avec qui : chacune des parties assure très officiellement avoir proposé une solution bien plus avantageuse sur cette question des tournées, et s’être vu opposer un refus.

Les voix s’élèvent

En attendant, se prenant la balle en pleine tête à chaque coup de raquette, il y a les artistes, déjà amochés par le Covid. Et depuis six mois, ils se font du mauvais sang. Le 14 juin, l’Écossaise Kelly Lee Owens annonçait à regrets l’annulation de la tournée européenne de son album Inner Song, à cause de la pandémie bien sûr, mais aussi de « l’anxiété de gérer avec chaque pays individuellement les conditions de tournée dans un monde post-Brexit, et les coûts supplémentaires engendrés. Je n’annule pas cette tournée à la légère, mais il faut que je m’occupe de moi ».

Kelly Lee Owens au Roskilde Festival 2018

Kelly Lee Owens © Roskilde Festival 2018

Deux semaines plus tard, Sir Elton John himself a qualifié le gouvernement Tories de « philistins » (un mot très chic pour désigner une « personne de goût vulgaire, fermée aux arts et aux lettres, aux nouveautés »). D’autres se mobilisent en appelant officiellement le gouvernement à réagir : une belle poignée de figures cultes ou ultra-populaires du coin (Little Mix, Annie Lennox, Radiohead, Beth Gibbons, New Order, The Chemical Brothers, Mogwai…) ont rejoint la campagne #LetTheMusicMove aux côtés d’artistes plus alternatifs comme Squid, Ross From Friends, IDLES, LA Priest, Afrodeutsche, Anna Meredith, ou encore Nubiyan Twist, un collectif de dix musiciens, fers de lance d’une scène UK Jazz en pleine explosion. Pour Tom Excell, qui a fondé le groupe en 2009, ce genre de mobilisation est essentiel : « Il s’agit pour moi de transmettre quelque chose à la prochaine génération, faire en sorte de préserver des libertés auxquelles j’ai pu goûter. Quand on commence à voir ces libertés disparaître et des gens grandir sans même les connaître, cela me paraît indispensable d’essayer de faire quelque chose, le minimum étant de faire savoir que nous ne sommes pas d’accord avec ce qu’il se passe ».

Le mois de juin se termine. Passe juillet. Et là, en plein cœur de l’été, le 4 août, tombe la nouvelle : le gouvernement britannique annonce avoir finalement trouvé un accord avec 19 pays de l’Union européenne pour des tournées sans visa ni permis de travail, pour les artistes british et leurs équipes jouant sur le continent comme pour les groupes européens invités au Royaume-Uni. Champagne ! Sauf que si les continentaux sont soulagés, la nouvelle est accueillie relativement froidement par les professionnels britanniques : non seulement aucun accord n’a encore été trouvé avec huit pays européens (l’Espagne, le Portugal, la Croatie, la Grèce, la Bulgarie, la Roumanie, Malte et Chypre), la question des visas n’est qu’une partie du problème.

Attention, absurde : selon la nouvelle législation post-Brexit, il est illégal au Royaume-Uni de transporter à la fois des travailleurs et des marchandises. Ce qui rend l’utilisation de tour-bus illégale, puis qu’on y trouve du matériel et des musiciens. Encore plus loin : les règles du cabotage s’appliquent sur les tour-bus britanniques qui se déplaceraient en Europe (et vice versa), c’est-à-dire qu’après un premier stop, un camion déchargeant et rechargeant de la marchandise étrangère n’aura que sept jours pour s’arrêter deux fois supplémentaires, puis quitter le territoire. Et pour ces trois seuls concerts par pays en une semaine, faudra-t-il se cogner les fastidieuses formalités des « carnets », ces livrets où il faut consigner absolument tout le matériel de la tournée, instruments comme scénographie ? Quelles taxes seront appliquées au merchandising qu’un groupe voudrait emmener et vendre avec lui de dates en dates ? « L’industrie musicale britannique se voit proposer un scénario à la No Deal, ce qui est une catastrophe pour le touring européen, déplore dans le NME Annabella Coldrick, directrice générale du Music Managers Forum, à l’origine de la campagne #LetTheMusicMove. Le Brexit en plus du Covid est un désastre pour le live et nous avons été abandonnés par notre gouvernement ».

Brexit - Dylan Bueltel

Brexit © Dylan Bueltel

Soft power ? Don’t care

Il faut dire que le gouvernement britannique n’a pas envoyé de signaux très concernés pendant ces huit longs mois à accoucher d’une souris – ou du moins d’un demi-accord aux toujours nombreuses zones de flou. Elton John s’en révoltait dans le Guardian au début de l’été : Boris Johnson a passé beaucoup plus de temps à s’exprimer sur la pêche que sur la musique, alors que, pour ne parler que de chiffres et sans même commencer à évoquer le soft power culturel énorme que représente la musique anglaise dans le monde, l’industrie du poisson pèse 1.2 milliards de pounds par an contre 6 milliards pour la filière musicale.

« Notre gouvernement ne soutient pas du tout les musiciens et les créatifs, à vrai dire on dirait qu’il essaye activement de supprimer la créativité, quelque soit le coût, note Tom Excell de Nubiyan Twist, rappelant que son pays ne possède pas de système d’intermittence du spectacle comme en France. Le cliché autour du Royaume-Uni qui paye mal les artistes et les accueille n’importe comment est plutôt vrai. Tu ne gagnes pas grand-chose, parfois tu n’es pas très bien nourri. Je ne vais pas citer de nom mais on a joué à des festivals avec des artistes internationaux qui se voyaient donner des sandwichs périmés. C’est triste mais plutôt commun. Les conditions d’accueil des artistes en Europe sont d’un autre standing. Cela dit, alors que j’avais plutôt tendance à rejeter ma frustration sur les organisateurs, ou les salles de concert et leurs équipes, j’ai appris avec les années que c’est un problème bien plus systémique qu’on ne le pense. J’ai aujourd’hui beaucoup d’amour et de respect pour les gens qui essayent de faire tourner une salle de concert ou un club au Royaume-Uni, parce que c’est fucking hard. Il n’y a pas de vrai soutien financier pour les petits lieux alors qu’ils sont si essentiels pour que l’art puisse continuer à grandir, à développer de nouveaux talents. En revanche, la majorité du fonds d’aides Covid à la culture est allée à l’opéra, tandis qu’une partie a été distribuée à de gros groupes et une autre à Buckingham Palace. La plupart des petits lieux n’ont rien eu. J’ai l’impression de vivre un deuil cette année à avoir vu autant de clubs, salles de concert et soirées mettre la clé sous la porte ici ». C’est une des demandes de #LetTheMusicMove : un fonds d’aide spécial d’adaptation au Brexit pour l’industrie musicale, qui ne peut éponger à la fois les surcoûts liés à la sortie de l’UE tout en tournant au ralenti pour cause de Covid. En attendant peut-être un peu de clarté et de considération.

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Jon Hopkins © Kevin Lake

Silence, ça tourne…

Mais au-delà de cette campagne et de quelques saillies dans la presse (well done Elton), la mobilisation vue comme si importante par Tom Excell ne semble pas si bruyante depuis ce côté de la Manche. Beaucoup sont frileux à donner leur opinion sur le sujet : on a eu beau secouer plusieurs pruniers anglais pour espérer récolter impressions et témoignages, la réponse est souvent « sorry but no ». Le sujet est compliqué, sensible, vient se greffer au déjà douloureux Covid. Et l’humeur est souvent au « wait and see », comme chez le producteur Jon Hopkins, qui a vécu comme « un ermite » ces derniers mois dans son studio londonien, sans envisager le début du commencement d’une tournée, sans non plus l’envie de s’emparer ad nauseum de la question : « Chacun doit choisir la manière dont il dépense son énergie, et la manière dont il résiste à la stupidité et à la noirceur que nous avons tous à supporter. Et je crois sincèrement que pour moi c’est dans la musique que je dois dépenser cette énergie. Ça peut paraître prétentieux et hautain dis comme ça, mais je pense que c’est là que je peux être utile. Mais c’est dans l’intérêt de tout le monde que les artistes puissent performer en Europe, ne serait-ce qu’économiquement. Donc j’imagine qu’après ces premiers mois de confusion, ça devrait se décanter, si on a la moindre foi dans les gens qui dirigent notre pays. Ce que je n’ai probablement pas. Mais j’aime penser qu’ils feront preuve de bon sens ».

Attendre, voir ce qu’il se passe, garder espoir en un gouvernement qui n’en donne pas vraiment l’envie. Pas la position la plus confortable. « Le Brexit et ses conséquences pèsent sur la santé mentale de beaucoup d’artistes, rappelle Tom Excell. Les échanges et la libre circulation sont des valeurs clés dans la musique, et une grande partie de ce que je compose tourne complètement autour des idées de collaborations et fusions culturelles. L’essence morale même du Brexit, à savoir empêcher les cultures de bouger et de collaborer, est un vrai problème. Évidemment, c’est difficile de voir ce que représente très concrètement l’Union européenne. Mais pour moi, cette déconnexion, cette perte de liberté culturelle, c’est une source claire de stress, quelque chose d’aussi émotionnel que financier ».

Selon une étude de mars dernier, 9 musiciens britanniques sur 10 ont vu leur santé mentale se détériorer depuis mars 2019, et 24% d’entre eux admettent penser à changer de métier. Plus de la moitié citaient le Brexit comme source d’angoisse. Et ce ne sont pas les déplacements sans visas dans deux tiers de l’UE qui vont changer l’ambiance.

Photo en une : Brexit © Reuters

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