Kiai sous la pluie noire est un projet musical à part. Ses créateurs Lucio Bukowski et Kyo Itachi expérimentent de nouvelles facettes du rap comme d’un nouvel abribus à taguer. Les artistes qui ont fait leur trou respectif dans l’univers du hip-hop nous offrent un concept-album entre folklore électronique japonais et révolte bien française.
D’un côté Lucio Bukowski qu’on ne devrait plus présenter – mais qu’on continuera à présenter sort son troisième disque de l’année, après La Plume et Le Brise-Glace (ft. Anton Serra, prod Oster Lapwass) et l’Homme Alité (prod Oster Lapwass). Le pilier du collectif L’Animalerie est sûrement le plus hyper-actif de tous les farouches animaux qui animent avec fougue la scène rap hexagonale.
Son ton grave et soigné se reconnaît entre tous. Il distille le spleen de tout bon emcee avec des punchlines mordantes. La tête pleine de livres, il s’avère être un phénomène à la discographie prolifique depuis 2010 et ne soucie guère d’être académique : hip-hop aux samples acoustiques ou électroniques, métaphores littéraires, caricature sociale, égotrip. D’une certaine manière, à l’heure de l’hégémonie des réseaux sociaux, il incarne à rebours le mythe 2.0 du bibliothécaire rappeur.
Lucio Bukowski – D’abord
De l’autre Kyo Itachi. Sous ce surnom de samouraï se cache un producteur du Blanc-Mesnil. A force de travail et de collaborations, il s’est construit une bien belle bâtisse en la demeure du Shinigami Records. Ce label qu’il a fondé avec ses deux compères Astronote et Azaia se voit être une récidive version ninja du Wu-Tang Clan. Alors que le Wu-Tang était féru des arts martiaux des moines shaolin, les artistes souvent ricains du Shinigami Records se tournent vers l’imaginaire ninja pour nourrir leur foi guerrière et leurs lyrics incisives.
On retrouve notamment le collectif Bankaï Fam qui réunit pas moins de onze emcees que Kyo Itachi produit (album On My Side, 2013). Après avoir réalisé de nombreuses collaborations sulfureuses sur la scène new-yorkaise et fondé la Bankaï family on pensait que Kyo Itachi avait fait de New-York son « State Of Mind » (featuring. Juxx Ruste, Alpha Wan, Dirt Platoon) mais on pensait mal.
Bankai Fam (BK) – Neva Run Away (prod par Kyo Itachi)
Une collab entre Kyo Itachi et Lucio Bukowski, c’est comme mêler le folklore du pays du soleil levant sous perfusion de RZA et DJ Premier, avec les textes d’un emcee qui s’inspire de ses lectures (Erasme, Proust, Kafka, Dostoïevski) comme de ceux avec qui il rap (Anton Serra, Hippocampe Fou, Arm). Le lien entre ces deux univers, c’est un cri venant de l’Est : le Kiai. On connaît tous ce cri que les combattants japonais expulsent lors de l’exécution de leur gestes. Le principe veut que Le Ki (énergie) soit rassemblé (ai) pour concentrer ses forces comme pour déstabiliser l’adversaire. Ici, le titre Kiai sous la pluie noire, collerait d’ailleurs à ravir à un manga post-apocalyptique.
C’est le nom que le duo Kyo/Lucio a trouvé pour exprimer ce cri de révolte, de nostalgie et de fureur contre la grisaille ambiante. Chez Lucio Bukowski, cela revient à exprimer la place de l’art, la sensation du marginal, du désespéré du métro. Son texte changeant, rebondissant, fluide ou haché désarçonne et entraîne avec lui. Onirisme électronique, Japon métaphorique, le producteur du Blanc-Mesnil s’éloigne de son registre habituel pour mieux coller au propos entre Nujabes et Marco Polo.
L’introduction de trip-hop atmosphérique, peint le décor et Lucio introduit le ton. « Art Povera » se lance dans une poésie fédératrice. En roi de l’éloquence, Lucio met en avant la dignité du pauvre et de son art sans borne face au savant ministériel. Lui qui dans son ambition politique perd la richesse du pauvre, la fierté de géant et la dignité du sans-dent. La piste suivante construit un sample à la fois rétro et moderne, entre DJ Premier et Wax Tailor. Bukowski montre ses talents d’écriture et navigue entre allitérations, railleries, portraits et satire sociale. « Notes d’un Souterrain » reprend l’ivresse du malaise propre au rap : cynisme ambiant, auto-dérision et storytelling à la première personne. Sur le style, du flow à l’instru, les influences sont diverses. « Kiai sous la pluie noire » file la sensation d’un beat Madvillain à la française alors que « Jean, 2, 13-21 et 1% » donne sur fond de malaise sociétal un dialogue entre Mob Deep et Sage Francis.
Au fil des tracks, les masques samouraï défilent. Lucio Bukoswki narre son constat affligeant mais non sans auto-dérision. Il peint le place du pessimiste et du réfractaire dans la société. Le père Lucio balaie large du mauvais rêve à la lecture du journal, du lâche rhéteur au romantique persécuté. Il réfère au buzz mondial, au quotidien comme à la peinture, la sociologie, la poésie. Les 13 titres s’enchaînent déployant l’énergie d’un projet vital lorsque le temps se couvre. Un rap produit sur-mesure aux effets cathartiques. La pluie est ardente et son texte libère le souffle bloqué dans nos gorges pour faire fuir les nuages sombres de l’horizon. Le monde actuel est repeint sous le regard d’un pessimiste génial qui navigue entre les références au tweet mondial.
Lui, sous Picon bière, écrivant un poème sur l’immonde création de l’idée de promotion ; l’autre sous une collection de samples pour réinventer des paysages sonores avec sa MPC Akai 2000 XL.
On hésite, une ambiguïté subsiste, ce disque fait du bien, libère, mais reste investi d’une noirceur à la fois jouissive et déprimante. On pourrait se sentir abattu à la fin d’un tel disque, vraiment. Heureusement, le pessimisme du Lyonnais a été allégé, contre-balancé par-ci par-là, notamment par une excellent collaboration avec le grand JP Manova dont on vous parlait en mai 2015. Sans oublier bien sûr la dernière plage purement instrumentale qui laisse percevoir un horizon d’azur.
Le duo Bukowski/Itachi est convaincant et se fait, à la croisée des influences franco-nippo-américaine, apôtres des marginaux, bergers en kimono réunissant les brebis égarées par la grisaille ambiante.
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