Aimiez-vous vos cours de philosophie ? Écoutiez-vous ce prof qui tentait de vous donner l’élan vers une nouvelle conquête intellectuelle, à un âge si instable et parfois belliqueux ? Avez-vous lu de la philosophie depuis ? Qui ? Où ? Combien de temps ? Parce qu’on se pose toujours beaucoup trop de questions, on pourrait continuer longtemps comme ça. On a pourtant jamais eu réponse à rien. C’est précisément ce qui nous plait : maintenir l’illusion qu’on pourrait, à travers quelques concepts, apporter quelques éléments de réponses en musique. Au bout de la route nous attendent de nouvelles interrogations. Mais surtout, et c’est tout ce qui compte, de nouvelles émotions.
Introduction à cette série
C’est quoi le déterminisme social ? Écoute « Nés sous la même étoile ». Comment définir notre rapport au temps ? Écoute « La chanson de Prévert ». Le désir ? « River ». Raison et sensibilité. Est-ce dévoyer le rôle de la musique que de vouloir qu’elle s’adresse à la raison après s’être adressée à la sensibilité ? Est-ce la dévoyer que de lui extirper quelques concepts nécessaires à une compréhension plus fine et plus adéquate de soi et de ce qui est ? Et la philosophie, est-ce en faire un bas usage que de l’appliquer à l’expérience commune et universelle de la contemplation et de l’émotion esthétique ?
Il y a comme une évidence à passer par l’exemple, par le concret pour s’élever vers l’abstrait. C’est, en tout cas, le rôle de la philosophie et elle n’a de sens que par ce passage du concret à l’abstrait, du particulier à l’universel, du sensible au rationnel. Plus qu’un cours ou qu’un essai sur la justice, la représentation concrète (au cinéma par exemple) de l’action juste enseigne ce qu’être juste signifie. De même, bien que la musique soit le règne du particulier, puisqu’il s’agit presque toujours de chanter « mon » deuil, « ma » rupture, « mon » désir de sens, l’exemple peut être élevé au rang de loi. La preuve : si l’on est touché par une expérience particulière, c’est bien qu’on y reconnaît quelque chose de commun.
Dès lors, cette série « philo/musique » se propose d’effectuer, à partir de thèmes et de morceaux choisis, ce passage du particulier à l’universel, du concret à l’abstrait, de la sensibilité à la raison pour le pur plaisir de connaître, de se reconnaître, de comprendre, afin de satisfaire les exigences de la raison sans humilier la sensibilité.
Playlist #1
Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges
Jeter l’ancre un seul jour ?
Alphonse De Lamartine
Si j’avais une lampe avec un génie dedans, mon premier et unique souhait serait de revivre. Revivre encore, la même chose. Back to the old house, peut-être, ou bien croiser à nouveau le regard de ce compagnon de voyage que j’ai laissé descendre sans avoir effleuré la main. Mais dans ma lampe, pas de génie et une douleur, elle, bien existante, celle de la conscience du caractère irréversible du temps.
Les certitudes sont rares car difficiles à fonder. Mais il y a un fait dont on ne peut douter car chacun en fait l’expérience charnelle et intellectuelle et parce que c’est une loi inviolable de la nature : on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Ça veut dire qu’on ne peut pas vivre encore la même chose. Parce que même si vous retrouvez l’endroit précis du fleuve dans lequel vous vous êtes baigné, l’eau aura changé, le courant quand ce n’est pas le vent l’aura emporté et puis vous aussi, baigneur, vous avez changé. Imaginez : un couple dont la passion décroît décide de recréer à l’identique les conditions de leur premier rendez-vous. Le restaurant existe toujours, les murs sont peints de la même couleur, par chance la carte n’a pas changé, le serveur non plus et pourtant il y a dissonance, car il y a bien quelque chose de changé : il ne la regardait pas comme ça ce soir-là et elle, elle riait à ses blagues.
Ainsi, de même qu’on ne remonte pas un fleuve, on ne remonte pas le temps, on ne revit jamais à l’identique un instant de sa vie qui ne se conjugue alors qu’au passé. Cette loi, celle de l’irréversibilité du temps et qui caractérise celui-ci de façon essentielle, est l’une des principales causes de la souffrance humaine, déclinée tantôt en nostalgie, tantôt en remords et culpabilité.
« L’irréversibilité constitue pourtant le caractère le plus essentiel du temps, le plus émouvant, et celui qui donne à notre vie tant de gravité et ce fond tragique dont la découverte fait naître en nous une angoisse que l’on considère comme révélatrice de l’existence elle-même, dès que le temps lui-même est élevé jusqu’à l’absolu. Car le propre du temps, c’est de nous devenir sensible moins par le don nouveau que chaque instant nous apporte que par la privation de ce que nous pensions posséder et que chaque instant nous retire […] Le terme seul d’irréversibilité montre assez clairement, par son caractère négatif, que le temps nous découvre une impossibilité et contredit un désir qui est au fond de nous-même : car ce qui s’est confondu un moment avec notre existence n’est plus rien, et pourtant nous ne pouvons faire qu’il n’ait point été : de toute manière il échappe à nos prises. […] C’est elle [l’irréversibilité] qui provoque la plainte de tous les poètes, qui fait retentir l’accent funèbre du « Jamais plus », et qui donne aux choses qu’on ne verra jamais deux fois cette extrême acuité de volupté et de douleur, où l’absolu de l’être et l’absolu du néant semblent se rapprocher jusqu’à se confondre. L’irréversibilité témoigne donc d’une vie qui vaut une fois pour toutes, qui ne peut jamais être recommencée et qui est telle qu’en avançant toujours, elle rejette sans cesse hors de nous- même, dans une zone désormais inaccessible, cela même qui n’a fait que passer et à quoi nous pensions être attaché pour toujours. »
Louis Lavelle, « Du temps et de l’éternité »
La nostalgie, premier rejeton de l’irréversibilité du temps, est non seulement paradoxale (rendre présent le passé en se le représentant en pensée) mais aussi une souffrance totalement inutile et qui nous empêche d’être véritablement attentif au présent, le seul temps sur lequel nous avons du pouvoir. A rêver de revivre, n’en oublie-t-on pas tout simplement de vivre ? Souffrance inutile mais toutefois à l’origine des plus belles plaintes et élégies de la création artistique et notamment musicale, de ceux qui ont fait entendre ce « jamais plus » et qui, ce faisant, rappellent à notre souvenir nos joies passées.
1) La chanson de Prévert – April March
https://www.youtube.com/watch?v=PjCzdywhE5o
Tu te souviens des jours anciens et tu pleures. Ah, les amours jamais vraiment mortes. Il suffit d’un parfum, d’une situation, d’une ville ou d’une chanson pour redonner vie à l’une d’elles. Mais peut-on y faire quelque chose ? La mémoire est à celui qui a aimé ce que la solitude est à Barbara : une garce. La misanthropie reste ici la meilleure des solutions, ou bien soyez toujours dans la position de celui qui vient dire qu’il s’en va.
2) Misses – Girls in Hawaii
Dis, quand reviendras-tu ? On voudrait revivre la première fois que l’on a écouté Misses. Pour l’émotion esthétique (certes chaque fois recommencée, c’est une chance) de la plus belle anaphore de la chanson. Mais on ne voudrait pas avoir à revivre n’importe quel sentiment de manque, du moins si l’on sait ce manque impossible à combler. Le sentiment de manque n’existe que parce qu’existe aussi le désir, ici le désir que l’être aimé ne soit pas décédé. Vous l’avez compris, pour supprimer le manque et donc le désespoir (« anyway what the point to give in to desperation ?« ), supprimez le désir ou bien, si vous le pouvez, transformez-le en amor fati.
3) Nu devant moi – Pierre Lapointe
Ce parfum de nos années mortes. On a tous, sous les paupières fermées, certaines nuits, les images érotiques d’une ancienne relation. Si l’on serre quelqu’un dans ses bras, à ce moment-là, alors ces images disparaissent en un battement de cil. Mais si l’on est seul dans le noir, alors la mémoire appelle le désir et avec lui la douleur du tendre et voluptueux souvenir. Et si l’on cède tout de même à l’élégie de cet ancien amour, alors préparons-nous à la douleur de l’espoir déçu : ces mains ne sont pas tout à fait les mêmes.
4) Revivre – Gérard Manset
Vous serez dans l’oubli demain. Si ce soir un démon vous laissait le choix entre mourir, là, sur le coup, ou revivre, à l’identique et conscient, l’intégralité de votre vie, que choisiriez-vous ? Auriez-vous supporté d’être Bill Murray dans Un jour sans fin ? Voudriez-vous que le monde soit régi par la loi de l’éternel retour ? Que tout revienne, toujours et à l’identique ? Vous pouvez le souhaiter mais, souvenez-vous, c’est physiquement impossible. Au fond, Manset l’a compris, souhaiter revivre ce que l’on a déjà vécu, ce n’est qu’un rêve, « non ça ne se peut pas ». Au fond, la vie est une très longue phrase ponctuée de points de non-retour.
Au-delà de la nostalgie, le caractère irréversible du temps enfante une autre souffrance, non des moindres : la culpabilité. La culpabilité d’autant plus douloureuse que le désir de réparer la faute commise est impossible à réaliser. La faute commise, c’est un peu ce bracelet que vous avez laissé tomber, au fond de l’eau, lorsque vous vous baigniez dans le fleuve.
5) Au revoir mon amour – Dominique A
Car pour nous tout ce qui compte, c’est de voir des yeux qui brillent. Sur l’échelle de la douleur, le remords dépasse de loin la nostalgie. Le souvenir qui se mue en nostalgie reste tendre parce qu’il est une joie passée. Il est douloureux car à jamais inaccessible mais il nous rappelle aussi que nous avons vécu heureux. Le remords, lui, crée une souffrance intolérable car teintée d’aucune espèce de douceur, de tendresse ou de joie. Le remords nous rend présent nos fautes passées, nos « j’aurais dû » ou, pire, nos « j’aurais pu ». Le remords est un sentiment inutile car sans plus-value et si le prix de la faute commise a déjà été payé, si l’on a eu la chance d’être pardonné, alors mieux vaut s’efforcer de laisser passer le passé.
On le sait, la chanson a des vertus cathartiques, elle nous apprend à relativiser nos peines en nous en dévoilant de plus profondes. Et il le faut, il faut relativiser sa peine : la tristesse n’est qu’une joie passée, c’est donc une joie quand même. Chaque instant vécu peut être dans l’oubli demain, jouissons du présent car le temps perdu ne se rattrape plus, surtout celui passé à rendre le passé présent. On peut attendre que le temps nous vide ou alors accueillir l’avenir et ne pas le laisser être autre chose que le présent. Le passé est une pastille qu’il faut savoir laisser fondre, si besoin lentement.
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