Quel mystère se cache derrière la carrière d’un.e artiste ? Pourquoi certains noms flottent comme une évidence tandis que d’autres tombent dans l’oubli ? Plutôt que d’accepter sagement le classement que l’on nous sert sur un plateau, on est souvent récompensés lorsqu’on choisit de suivre son instinct et prendre le temps de regarder plus loin que les bords de son assiette. C’est par un de ces détours que j’ai découvert la personnalité et la carrière de la chanteuse de jazz Carmen McRae. Capable de redonner de l’éclat aux situations les plus ordinaires, elle n’en a pas moins conservé une exigence de tous les instants, en témoigne l’ampleur de sa discographie et la justesse de ses collaborations.
Je ne sais pas d’où me vient cette passion pour les stars oubliées. Les chanteuses sur le point de devenir inconnues, les anciennes étoiles dont on n’a pas cherché à se souvenir. Quand je découvre une voix qui me plaît et que je me rends compte que personne autour de moi n’en a entendu parler, c’est comme si le Dieu de l’histoire de la musique me chargeait d’une mission. « Toi, petit être curieux, va et répands la nouvelle que cette personne talentueuse a existé afin que son art continue de luire à travers nos esprits. »
Lassée par les travaux qui rythment mon confinement, c’est en me replongeant dans de vieilles playlists concoctées sur Youtube (une de mes nombreuses passions) que j’ai trébuché sur le timbre de Carmen McRae. Je vois venir d’ici les spécialistes de jazz qui connaissent déjà cette chanteuse américaine qui a marqué le 20è siècle : elle n’est pas complètement inconnue du grand public. Et pourtant, si Ella Fitzgerald ou Billie Holiday occupaient l’équivalent médiatique d’un gros pot de fromage blanc, la visibilité de Carmen McRae se limiterait plutôt à un petit suisse déjà entamé. Pas de place pour tout le monde dans les bandes originales de films ou les documentaires sur les grandes divas. Une fois le tri fait, certains oublis méritent d’être soulignés.
Née de parents jamaïcains, la petite Carmen voit le jour le 8 avril 1920 dans le quartier de Harlem, à New-York. Bien que l’interprétation représente une grande partie de son œuvre, elle a d’abord démarré en tant que pianiste, comme elle l’explique, le 18 novembre 1977, lors d’une interview pépite menée par l’écrivaine et activiste Angela Davis.
N’étant pas calibrée pour les métiers de jour (à moins qu’ils ne démarrent après 12h… ) elle décroche un emploi de chanteuse-pianiste dans un bar lorsqu’elle habite Chicago. Elle décrit ce poste comme l’une des choses les plus effrayantes de sa vie, étant donné qu’elle était encore très timide et avait peur du jugement du public. Une fois cet obstacle surmonté, elle comprend qu’elle est capable de gagner sa vie grâce à la musique et peut difficilement envisager meilleure perspective d’avenir. De retour à New-York, elle côtoie certains des plus grands musiciens de l’histoire du jazz, notamment le pianiste Dave Brubeck ou le saxophoniste Charlie Parker qui lui enseigne la chanson « Yardbird suite », un standard encore joué aujourd’hui. Carmen le décrit comme un homme respectueux et bien plus doux que ne laisse penser sa réputation d’addict à l’héroïne.
« Tout ce que j’ai à offrir aujourd’hui provient uniquement de l’attention que l’on porte à ma musique. C’est ce qui me donne la motivation de faire ce que je fais et d’essayer de faire mieux, jour après jour » (allez à 10’20 dans l’interview vidéo). Au micro d’Angela Davis, Carmen McRae embraye sur son envie de se donner entièrement à son œuvre, de ne pas se contenter de ce qu’elle a pu produire jusqu’à présent ou se reposer sur sa notoriété. Concernant le choix des chansons, elle relate la découverte de « Women talk ». Elle rit en racontant sa rencontre avec celle qui a écrit les paroles, une Anglaise qui souffrait de mauvaise haleine chronique et ne ressemblait pas du tout à l’idée qu’elle se faisait d’elle. Quelque chose les a pourtant unies, à chaque fois que Carmen a chanté ces plaintes de femmes que les hommes n’entendent pas.
« Woman chatter, woman talk
For men are to blame
Not understanding
They take, they break
They’re so demanding »
En creusant la personnalité de Carmen McRae, on découvre un intérêt prononcé pour certains sujets féminins – dans toute la noblesse du terme. Angela Davis étant ouvertement une militante féministe à une époque où ce terme n’était encore qu’un gros mot, ses questions sont orientées et nous donnent un autre aperçu du jazz de Carmen. Il ne s’agit plus seulement de l’ambiance des clubs et des aventures d’un soir sur fond de fumées de cigarette. Avec la chanson « Supper time », c’est le quotidien d’une femme au foyer que Carmen a choisi d’incarner, une femme qui doit préparer le dîner pour ses enfants alors que son mari vient d’être lynché. Cette chanson parvient à illustrer le racisme et la violence de la ségrégation du point de vue d’une femme, au croisement de multiples discriminations.
Carmen McRae a aussi composé plusieurs chansons, principalement durant son adolescence, telles que « All my life » ou « Any old time », cependant, elle trouve l’exercice plus difficile depuis qu’elle s’y connaît mieux en musique. Sa carrière aura duré de la fin des années 1930 au début de années 1990, jalonnée par l’enregistrement de plus de 60 albums. Bien qu’elle demeure moins populaire que certaines de ses contemporaines, elle a su se distinguer par sa présence scénique au point que l’on a écrit à son sujet que son interprétation parvenait parfois à surpasser le texte lui-même.
Personnellement, je l’ai d’abord découverte grâce à sa reprise du classique « Sound of silence » de Simon and Garfunkel. Je ne m’attendais pas à une version qui révèle à ce point l’intemporalité de cette chanson et je me suis surprise à redécouvrir les paroles presque méconnues de ce tube trop entendu. Il n’est pas étonnant de lire, sur le site Vialma Jazz, que Carmen McRae choisissait d’abord ses chansons à partir des paroles, avant de s’intéresser à la mélodie. Quoi qu’on dise des reprises et de leur intérêt par rapport à la création originale, cette version de Carmen McRae a plus d’une fois bousculé le cours de ma journée. Oubliant ce qui m’occupait jusqu’alors, me voilà repartie à la recherche de nouveaux prodiges, saisie d’une fièvre que rien n’arrête.
Photo en une : Carmen McRae à Sydney en 1973 © Harry Monty
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