Si on les avait un peu oubliés pour cause d’albums moyens, les types à l’origine du tubissime « Born Slippy » de Trainspotting proposent cette année un disque qui répond un peu plus à la demande de nos corps. On a rencontré Karl Hyde, chanteur d’Underworld, un des plus vieux groupes de musiques électroniques. Sa moitié Rick Smith était aux abonnés absents, ce qui ne nous a pas empêchés de passer en revue trente ans d’industrie musicale, le cinéma de Danny Boyle, la poésie beatnik, la redécouverte des clubs berlinois et même quelques points positifs de l’existence de Tiësto sur Terre.
Tu n’as pas présenté cet album d’Underworld comme le dernier d’une suite, plutôt comme le premier d’un nouveau genre. Tu as insisté sur le fait qu’il a été composé en ayant tout oublié ? Qu’entends-tu en fait par tout oublier ?
Après tant d’années, tu accumules plein de choses qui te retiennent dans le passé. On a bossé sans se dire « que devrait faire Underworld dans cette situation ? » On a éradiqué certaines réflexions, comme « ce morceau fonctionnerait-il en club ? En festival ? A la radio ? ». On s’est retrouvés en studio, juste contents de travailler ensemble, à deux, sans contrainte. Un premier album n’est attendu par personne, et puis tu deviens quelqu’un et ça affecte ta créativité. Là, on était dans un bon mood. Enfin, la vie reste la vie, avec ses doutes.
Vous vous êtes oublié pour mieux créer mais vous n’avez ni oublié ni laissé de côté les codes d’Underworld. Les krautrockers allemands par exemple, comme Can, parlent souvent d’un genre inventé parce qu’il n’y avait tout simplement, au lendemain de la seconde Guerre Mondiale, plus de culture. Que tout était à créer. Ça n’est pas votre cas ?
Ce qui s’est passé en Allemagne après la guerre était très inspirant étant enfant. Quand j’ai appris qu’ils ne voulaient ni faire de la musique britannique ni américaine ni du schlager [de la variété allemande, ndlr] mais une musique d’une autre planète, qu’ils créaient une réponse à ces musiques, j’ai trouvé ça formidable. Notre culture, c’est Underworld et comme Underworld est aussi derrière nous et devant nous, il faut continuer à la transcender, à réagir contre elle. Ça n’est pas exactement la détruire mais se rebeller contre elle. Tu dois en quelque sorte jouer à un jeu qui existe à l’intérieur de ta vie de groupe et à l’extérieur. A l’intérieur, on est safe, on peut faire ce qu’on veut et personne ne nous arrêtera. Le mieux, c’est que c’est notre team qui nous dit de le faire.
L’industrie musicale a pas mal changé depuis vos débuts dans les années 80 ? Comment l’as-tu vécu ?
Je ne sais pas si ça a évolué d’une bonne ou d’une mauvaise façon. On travaille avec des pros depuis toujours qui nous permettent d’être nous-mêmes. Parfois, nous sommes les seules personnes contre lesquelles nous devons nous battre. On est arrivés à un stade où on a réussi à créer un espace autour Underworld, un petit monde à nous, ce qui est un luxe.
« Mes deux principales inspirations : le bouquin Motel Chronicles de Sam Shepard et les textes de Lou Reed dans son album New-York »
Quel est le plus gros risque à éviter dans une carrière d’artiste comme la tienne ?
C’est toujours bien que les choses changent, c’est rafraîchissant de bouger les lignes. Un type comme Miles Davis est super pour ça. Il changeait constamment de backing band et il était capable de voir en un jeune type assis dans un bar s’il avait ou non un truc spécial à apporter au groupe. Une chose récurrente pour les artistes qui vieillissent, c’est le cynisme. Le cynisme te fait perdre le sens de la perception. Comme l’excitation face à des choses simples de la vie. La simplicité t’ennuie. Quand on a tourné avec Dubnobasswithmyheadman [troisième album studio du groupe sorti en 1993 avec le DJ Darren Emerson, l’album a récemment fait l’objet d’une version revisitée et d’une tournée, ndlr] l’année dernière, le fait de le revisiter, de revenir vingt ans en arrière participe au fait d’être encore excité. On a redécouvert des choses qu’on avait arrêtées par ennui, parce qu’on l’a trop fait. Les choses étaient toujours vibrantes, comme si elles nous attendaient depuis tout ce temps. Sinon, tu bosses avec des jeunes artistes, des moins jeunes aussi… J’ai bossé sur un album avec Brian Eno, on a fait la direction musicale des JO de Londres et je suis toujours aussi excité. « Oh une double pédale, incroyable ! Mon dieu, une boîte à rythmes. Je la veux, j’en veux des centaines. Même si j’en ai déjà une centaine que je n’utilise pas. » Quel mot affreux que la maturité, je veux rester immature toute ma vie.
Pour tes textes, tu t’inspires des poètes surréalistes ou d’un autre courant poétique ?
J’ai deux principales inspirations. En 1982, Sam Shepard [lui, ndlr] a écrit un ouvrage appelé Motel Chronicles. Je suis un fan ultime des pièces de Sam. Motel Chronicles est une série de vignettes sans début ni fin. Juste la description d’un moment, une scène, une pièce, un accident, le passage d’une personne, etcetera. La seconde inspiration est l’album New-York de Lou Reed [celui-ci, ndlr]. Quand je l’ai écouté pour la première fois, je me suis dit « Whaou, mais il est vraiment en train de chanter ces paroles ? On dirait qu’il a juste noté des histoires qu’il a vues dans un bar ou dans un café. Je peux le faire. » C’est ce que j’ai fait. Je collecte des sons, des conversations, des choses que je vois, chaque jour, en ce moment pendant une heure quotidiennement. Je joue encore à des jeux avec ma tête. Ce n’est pas du cut-up [ça, nldr], c’est plus lié à du Ginsberg [Allen de son prénom, le poète beatnik, ndlr] ou du Kerouac [Jack de son prénom, mais vous le savez déjà, ndlr]. C’est rythmique (il tape sur ses genoux, claque ses doigts et ses mains tout en parlant). Les idées arrivent et repartent vite, tu dois les choper et les écrire aussi vite que tu le peux.
William Burroughs et son cut-up étaient assez proches des deux autres pourtant. Tu ne l’aimes pas trop ?
Pas vraiment, peut-être trop drogué pour moi. Je suis définitivement plus Kerouac et surtout Ginsberg. Un poème comme « Howl », je rêve chaque nuit de pouvoir en écrire un comme ça.
« Après Born Slippy, des personnes pensaient qu’on allait devenir le premier groupe techno de stades, qu’on allait remplacer Nirvana, ahah. Kurt devait se marrer dans sa tombe »
Nouveau single : Underworld – I Exhale
Le titre à rallonge Barbara Barbara, we face a shining future de ce nouvel album semble faire écho à une histoire particulière. Pourrais-tu me la raconter ?
Le père de Rick [Smith, sa moitié dans Underworld, ndlr] est mort il y a un an. Peu de temps avant sa mort, il a dit à sa femme Barbara, probablement pour lui donner de l’espoir et de l’optimisme : « Barbara Barbara, we face a shining future. » C’est une des choses les plus belles que j’ai entendues de ma vie. Et naturellement c’est devenu le titre de l’album parce qu’en plus ça collait bien. Et pas seulement comme une épitaphe.
« Born Slippy » a grandement participé à élever le nom d’Underworld dans l’histoire de la musique. Quels ont été les effets négatifs pour vous ?
Quelques rares personnes ont essayé de faire pression pour que nous fassions un autre « Born Slippy ». Ils pensaient qu’on allait devenir le premier groupe techno de stades, qu’on allait remplacer Nirvana, ahaha. Mais bien sûr. Je suis sûr que Kurt se marrait dans sa tombe. Mais nos proches ne nous ont jamais mis de pression ni fait comprendre qu’on pouvait avoir une histoire dans l’industrie musicale. On n’a jamais voulu faire partie de l’industrie musicale, d’ailleurs. On vient et on repart. On n’avait pas envie de ça, même si c’est plus lucratif d’enchaîner les tubes, mais plus ennuyeux.
Vous avez forcément dû avoir des gens qui vous disent que vous avez vendu votre âme au diable en sortant de l’underground ? Sinon c’est pas marrant d’être connu.
Quand ce groupe s’est formé dans les années 90, je me suis regardé dans un miroir et me suis promis d’assumer la personne que je voyais en face de moi. Je veux me sentir en accord avec moi-même et je le suis aujourd’hui. C’est toujours dur à dire mais on a passé dix ans à ne pas l’être, à essayer d’être des pop stars, de suivre tout le monde pour être riches et connus. C’était dégueu et horrible. Depuis qu’on fait de la musique pour nous-mêmes, ça semble connecter les gens, devenir plus universel. Il me semble que plus tu es honnête, plus ta musique a de la valeur.
Peux-tu me parler de ce vous avez fait avec le réalisateur de Trainspotting, Danny Boyle, ces dernières années ?
On a bossé au National Theatre de Londres pour la bande-son de son film Frankenstein [pièce de théâtre britannique adaptée par Nick Dear du roman de Mary Shelley (1818), et mise en scène en 2011 au Royal National Theatre par Danny Boyle, ndlr]. Une expérience dingue avec Benedict Cumberbatch [le beau Sherlock Holmes ou acteur principal de The Imitation Game, ndlr], Jonny Lee Miller [qui joue Simon « Sick Boy » Williamson dans Trainspotting, ndlr]. On a littéralement vécu dans le théâtre. Ensuite, on a été invités à faire la direction musicale sur les JO de Londres, Rick a d’ailleurs presque tout fait. Ensuite, Rick a fait la bande-son de son dernier film nommé Trance pendant que je bossais à ce moment-là avec Brian Eno. Danny est un homme bon, mais pourquoi est-il est un homme bon ? Parce qu’il prend tout en considération. Et il adore la musique, c’est tellement important. Pas mal de réalisateurs mettent la musique après avoir bossé le film. D’autres sont fans de zik et la prennent en compte tout au long du processus créatif.
« Sans la scène underground, il n’y aurait pas depop mainstream. En combattant la seconde, la première crée quelque chose de nouveau. Il n’y aurait eu ni David Bowie ni Queen«
Quel regard portes-tu sur la jeune génération d’artistes dans la musique électronique ?
Ça me fait sourire de voir que les musiques électroniques qui ne devaient pas dépasser les années 90 – 91, deviennent aujourd’hui de plus en plus massives. Aux Etats-Unis, c’est devenu carrément immense. Et d’un autre côté, tu as le tissu de labels inspiré de l’underground de Détroit que j’adore et qui n’a rien à voir avec les stades. J’habite à Berlin depuis peu et je vais dans des clubs très ésotériques où ça joue des sons noise, abrasifs et rugueux. Quand j’en écoute, je me dis : « j’adore parce que ça n’ira jamais dans les charts et ils s’en foutent. » Sans cette scène underground, il n’y aurait pas de pop mainstream. En combattant la seconde, la première crée quelque chose de nouveau. Il n’y aurait eu ni David Bowie ni Queen.
Underworld aurait du mal à jouer dans des petits clubs ?
Oui, enfin non… Arf… On pourrait, on devrait faire des expériences, des sets avec quasi pas de matos, faire des impros avec Rick. Il me surprend toujours. Comme notre album. La première fois que je l’ai entendu finalisé, je me suis dit que je n’aurais jamais pensé en faire un comme ça un jour. Je suis tellement fier, même si les gens ne l’aiment pas.
Ton enthousiasme pour l’underground n’empêche par contre pas certaines collaborations avec des gros artistes de stades comme Tiësto ou Paul van Dyk ? Qu’aimes-tu chez ces artistes ?
Ah.. Tu sais, bon. Le plus important est que ces gens procurent du plaisir à d’autres gens. J’essaie de toujours trouver le côté positif dans une situation. Ils font en ce moment exactement ce que « Born Slippy » a fait longtemps avant, de garder la scène électro pertinente aux yeux de l’industrie musicale. Ce qu’ils font à leur échelle compte. Ils s’adressent à beaucoup de gens et génèrent beaucoup d’argent. Et ainsi, leur marque permet de faire tourner une grosse machine et beaucoup de gens avec, qui peuvent essayer de construire une carrière dans leur sillage. Quoi que je pense de leur musique, ils permettent aux petits artistes d’exister aussi.
Les shows d’Underworld sont connus pour être de grands spectacles. L’âge avançant, tient-il toujours la route ?
Je répète souvent cette phrase que j’aime bien : « Adrenaline is my drug of choice, the kick-drum is my dealer ». Je me dis qu’à mon âge je pourrais être crevé, malade et je ne le suis pas… Il y a pas longtemps, on jouait en Pologne et avant le show je me disais « mon corps est fini, je serai pas capable de faire mon concert », je me sentais coupable pour le public de ne pas pouvoir jouer. Je suis monté sur scène avec un mal de ventre et puis le kick est parti. 90 minutes plus tard, ils ont été obligés de se mettre à plusieurs pour me sortir de scène. Je criais qu’il fallait en faire encore plus. C’est toujours pareil, depuis que je suis môme. Je n’étais plus malade. Un miracle.
Photo de couverture © Perou
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