Il fallait bien qu’on y arrive : un premier vrai concert avec du public a eu lieu dans une salle en France depuis Vous-Savez-Quoi. Le 2 juin à Strasbourg, dans la scène de musiques actuelles La Laiterie, le groupe Lyre le Temps, qui allie vintage et électronique, entre rap, charleston et electro swing, a pu remonter sur la scène du monde d’après devant un public parsemé. Dans la salle pouvant accueillir jusqu’à 900 personnes, seuls 50 privilégiés ont pu vivre une expérience étrange. Mais comment tout cela est-il arrivé, vous demandez-vous ?
« Rouvrir la salle a été un défi, et la mise en place des mesures sanitaires et des gestes barrière a fortement mobilisé l’équipe d’Artefact. Humainement, les concerts étaient très émouvants. Il y a eu une forte prise de conscience de la part du public des difficultés de la crise sanitaire engendre pour l’ensemble de la profession, artistes, producteurs, salles… et ça fait du bien de vivre à nouveau un concert. » Fanny, cheffe de projets à Artefact – La Laiterie.
Rappelez-vous
Le soleil tape sur vos carreaux fermés, la serre qu’est devenu votre appartement vous liquéfie jour après jour vous donnant la preuve que les plantes, croissant à vue d’œil, demeurent bien mieux adaptées que l’espèce humaine aux crises sanitaires. C’est la quarantaine.
Soudain, alors que votre seule ouverture sur le monde se limite à l’annulation récurrente de vos concerts programmés (déchirure de cœur) et à la lecture passive d’un énième article de collapsologie plaqué sur votre écran 15 pouces, PAF ! un mot apparaît : déconfinement. Comme toute personne sensée, vous intégrez ce nouveau mot de vocabulaire avant votre correcteur orthographique et parsemez vos jours de ses pincées régulières. Quelle perspective agréable ! On peut vous comprendre : vous en avez bavé. Pas de victuailles à partager, pas de gens à toucher, pas de bains de foule, de sueur et de bactéries à faire muter avec le sourire.
Et les concerts, quel manque… Quelques mois avant l’isolement, il y avait matière à philosopher sur les raisons qui poussaient tant de gens, chaque semaine, sur les dancefloors des clubs, sous les chapiteaux des festivals et dans les fosses des salles de concerts. Voici ce que nous confiait Adeline Journet, rédactrice en cheffe du webzine Heeboo : « On est une génération de culpabilisés. Cette pression sur les épaules, ça donne des dancefloors remplis à ras bord. » On peut méditer là-dessus. On peut aussi se dire que notre milieu culturel est foisonnant, passionnant, addictif. On peut enfin se rendre compte qu’on va finir complètement malades sans ivresse collective, sans célébrations, sans déconnexion.
Est-ce que vous êtes là, Strasbourg ?
Le déconfinement est arrivé. Mais toujours pas de concerts. Entre les lives streamés, les drive-in et ses festivals de klaxons, et les concerts sur Fortnite, force est de constater que les lendemains ne chantent toujours pas. Et pourtant, voici qu’on entend qu’une salle a programmé son premier événement.
Le 2 juin 2020 à Strasbourg, les médias de masse, de BFM à TF1 en passant par France 2, France 3, CNews, LCI et Le Monde, se pressent au portillon pour être aux premières loges d’une soirée promue comme « le premier concert post-confinement ». Le groupe invité (trois soirs consécutifs) est Lyre Le Temps, et propose un swing festif et moderne. On peut situer sa musique autour de choses plus ou moins nouvelles, de Steve Wonder à Too Many Zooz en passant par Deluxe, dans un souci de fête en fanfare. Le choix du groupe strasbourgeois (résident à La Laiterie) ne s’est pas fait par hasard : le leader de la formation Ludovic Schmitt aka Ry’m a occupé le quotidien des internautes pendant le confinement. Chaque jour (pendant 81 jours donc) il a diffusé un épisode de musique live de chez lui autour de thématiques variées, au sein d’une série web intitulée Studio Dressing. Puis, il a persuadé le cofondateur de la salle de concert La Laiterie, Thierry Danet, de conclure son projet directement sur scène.
Mais de grande fête en fanfare, en était-il vraiment question ? Vous n’êtes pas sans savoir que si un événement peut se tenir en juin 2020 en France, c’est au prix d’un protocole sanitaire drastique. Ainsi, ce soir-là, la salle ne peut être foulée qu’au quinzième de sa capacité. Au lieu des 900 personnes, la jauge est réduite à une cinquantaine de fans. Les photos prises par Bartosch Salmanski (à voir tout au long de l’article), si elles ne créent pas immédiatement un rire jaune, ont de quoi nous faire prendre la mesure de l’improbable soirée qu’ont dû vivre les spectateurs. Sens de circulation, préposé au gel hydroalcoolique, installation gag-esque des petites croix de placement du public, impression d’être plongé dans un roman de SF sur une société de contrôle.
Tout ça en serait, en fait, plutôt comique si cette initiative ne partait pas d’un sincère cri d’alarme. En réalité, pour l’équipe de la salle de concert (et le groupe), c’est plutôt un bon coup médiatique. Plutôt que nous laisser écarquiller les yeux et lancer un « ah ! ce monde est devenu fou ! », La Laiterie fait une démonstration par l’expérience du concert. Le message semble clair : voici à quoi ressemble le monde du spectacle vivant suivant les directives sanitaires. Et : sachez qu’il nous est impossible d’être viable économiquement si l’on continue comme ça. Sur France Info, le cofondateur de la salle Patrick Schneider rappelle : « Ça fait des mois et des semaines qu’on discute dans notre milieu, avec tous les gens de la profession, et c’est clair, ce n’est pas un modèle qui est tenable ». Sur BFM, son collègue Thierry Danet, conclue « Ces trois concerts, comme un symbole de la reprise après le coronavirus, ne donneront probablement pas lieu à une tournée ; impossible de rentabiliser un show au public si restreint. L’objectif était de retrouver la scène et faire revivre les lieux avec un geste militant. »
Témoignages hydroalcoolisés
Pourtant les témoignages reçus par notre équipe montrent des spectateurs assez émerveillés de leur soirée. Étant donné qu’ils ont été reçus plusieurs jours après la série de concerts, on peut même décemment penser que tout le monde était sobre. Comme quoi. En voici deux.
Pierre-Yves, spectateur en salle : « Au-delà de soutenir la scène et les artistes, je voulais retrouver des sensations. On a eu peur au début, avec la distance entre chaque personne dans la salle, de ne pas s’éclater, que ce soit mou. Et au bout de 2 minutes, c’était complètement oublié. L’énergie envoyée par les artistes était encore plus puissante, comme s’il y avait moins d’intermédiaire pour qu’elle arrive jusqu’à moi. Et j’avais encore plus besoin de la renvoyer aux artistes, de leur exprimer mes émotions. Je n’ai jamais autant dansé dans un concert. C’était comme sil on dansait tous ensemble, public et artistes, dans mon salon. J’ai kiffé ma race. »
Alina, spectatrice en salle : « Il n’y a pas de mots pour définir ce concert. Un concert fabuleux, aussi bien grâce à la qualité de la musique, son originalité, que par ses super interprètes. Ce concert était d’une intensité indéfinissable. Ils nous ont même déclenché une tempête. Le respect des conditions sanitaires était au top : distanciation physique dans les files d’attente, port du masque obligatoire pendant toute la durée du concert, gel hydroalcoolique à disposition du public, zone de 4m² par personne… J’espère juste que ça ne va pas s’inscrire dans la durée et que bientôt on reprendra la vie culturelle comme avant. Bravo encore une fois à tous et merci Lyre le Temps pour ces émotions inoubliables ! »
Particularité de l’événement, La Laiterie et Lyre Le Temps mettaient à disposition des écrans sur scène avec des spectateurs sur Zoom, vous savez c’est cette application de téléconférences totalement inconnue il y a 3 mois et dont plus personne ne peut désormais se passer.
Lauriane et Tsilavo, spectateurs via Zoom (écrans sur scène) : « Faire partie d’un concert à partir de notre canapé ça paraît dingue et pourtant on a pu vivre cette expérience grâce à Lyre Le Temps. On a invité quelques amis et on ne s’est pas gêné pour bouger devant les caméras sur le canap. Résultat des courses : des courbatures et presque plus de transpi qu’en une heure de concert live. Merci d’avoir lancé le déconfinement de la culture et surtout de la musique ! »
Les professionnels des concerts se sont aussi rendus sur place pour assister à ce moment particulier. Parmi eux Julien Hohl, spectateur en salle et directeur de la société d’édition musicale / label Pégase ainsi que le photographe Maxime Steckle.
Julien Hohl : « Au-delà de l’exploit administratif, c’est avec beaucoup de panache que la Laiterie et Lyre le Temps se sont embarqués dans cette aventure unique. Pouvoir fouler à nouveau le bitume de cette salle tellement mythique pour moi, le label et nos artistes, fut un immense soulagement et un avant-goût de la reprise qu’on attend avec tellement de hâte. Après bien sûr, c’était étrange : « chacun sa croix ! » J’ai vu plusieurs fois Lyre le Temps dans cette salle et c’est évidemment très différent cette fois ci. Malgré cela, ils ont fait le spectacle comme si c’était complet avec, en plus, la complicité du moment et un sentiment collectif de vivre quelque chose d’étonnant. Au sens propre du terme. Je ne pensais jamais dire ça mais j’ai hâte de me retrouver serré dans un club, une bière à moitié renversée à la main et la transpiration des gens sur moi ! »
Maxime Steckle : « Quel plaisir de retrouver une salle de spectacle ! Une occasion géniale de soutenir le monde culturel. En voyant l’événement, je n’ai pas hésité avant de prendre mon billet, un choix que je ne regrette pas. Les conditions sanitaires étaient présentes pour se réunir et soutenir cette action. Mais je me suis rendu compte que l’expérience n’était pas la même. Le contact avec les spectateurs et les artistes manquent cruellement pour vivre pleinement ce moment. »
On a enfin récupéré les mots des membres du groupe Lyre Le Temps, car c’est quand même le minimum de demander aux animateurs de la soirée comment ils l’ont vécue, vous ne trouvez pas ?
Sam, batteur de Lyre le Temps : « Un plaisir incroyable que de retrouver la scène, le son puissant et la symbiose avec un public clairsemé et masqué, mais très présent. Une sensation que c’est un acte fort et revendicateur que de passer par cette démonstration qu’une telle situation n’est pas viable. J’ai la sensation d’avoir eu une permission dans cette période restrictive et que, dès le lendemain du concert, chacun des musiciens est retourné dans sa cellule, en attendant avec impatience que les choses puissent retourner à la normale, ou du moins à des conditions moins drastiques. »
Quentin, DJ de Lyre le Temps : « Pour ma part, c’était génial. J’ai attendu ce moment avec beaucoup d’impatience. Beaucoup d’émotions ressenties, beaucoup de plaisir à jouer. Un moment très particulier dans une période qui l’est également. »
Photos de l’article : © Bartosch Salmanski / 128dB
0 commentaire