Après Jim Carrey au cinéma, Ty Segall a pris la place de remplaçant d’Andy Kaufman, enfin, dans une version rock-psychédélique-gueule-de-surfeur du type qui fout en l’air un dîner mondain. Prenez-le pour acquis : Segall n’a rien d’une tête à claques de guitariste de feu de camp californien. Plus qu’un musicien populaire, il est capable d’explorer un jour des sonorités malaisantes et déplaisantes, et le lendemain un son brut, direct, frontal et sans artifices, à la Neil Young, idole de sa jeunesse. Rencontre.
Tu as débuté 2017 avec derrière toi l’album Emotional Mugger, sorti en 2016. Un album pour le moins radical qui en a surpris plus d’un. Ça m’a fait marrer de me demander quels étaient les retours les plus extrêmes qu’on t’ait fait dessus.
Des gens ont détesté cet album. Ils ont détesté le show, ils ont dit qu’il était dégoûtant. C’est génial, c’est ce que je voulais. C’était une vraie confrontation, très agressif. J’avais toujours voulu le faire. Certaines personnes m’ont demandé si mes morceaux étaient des démos. J’ai eu des questions comme : « As-tu vraiment essayé de le rendre dégueulasse ? » Ce genre de réactions, c’est le pied. Mon opinion : le plus important, c’est de bousculer les gens, leur faire découvrir ce qu’ils n’ont jamais vu et jamais entendu. Que ce soit le pire ou le meilleur. Ce que je ne veux pas, c’est l’entre deux. Pour cette raison et plein d’autres, ce disque est mon préféré. C’est moi, enfin, une partie de moi. Il y a toujours eu une dualité en moi entre le songwriting et l’idée de tout foutre en l’air.
« Mon album ‘Emotional Mugger’, c’était simplement mon côté pervers qui ressortait. »
L’idée, c’était de te tester et de tester ton public ?
Oui… Être le frontman d’un groupe en tournée, c’est très intense. C’était une bonne chose à faire de repousser les limites, mais à la fin, j’étais content d’avoir terminé parce que c’était trop violent, physiquement et psychologiquement.
On était plus dans une performance qu’un concert classique…
Voilà. Une pièce de théâtre, il fallait jouer un rôle, un personnage. Et je crois que ça a fonctionné parce que des gens m’ont demandé si j’allais bien, si j’étais sous drogues.
Quand tu es revenu avec ton album éponyme Ty Segall en 2017, c’est évident de voir que tu es revenu à quelque chose de moins (sur)joué. Mais peut-on dire qu’il soit plus personnel juste parce que tu ne te mets plus en scène et ne te cache plus derrière un masque ?
Emotional Mugger était aussi extrêmement personnel. D’une façon différente. C’est simplement mon côté pervers qui ressortait.
C’est pour ça que le terme « personnel » n’est pas forcément le bon…
… Non, mais je vois ce que tu veux dire. C’est juste une autre forme de personnalité. C’était un bon sursis.
Je ne me sens absolument pas comme un musicien ultra-prolifique. C’est mon boulot. Il y a 365 jours dans une année pour écrire 20 chansons, il n’y a rien de dingue à le faire.
Dans cet album éponyme, tu as bossé avec le musicien, producteur et ingé-son, ce grand fou de Steve Albini. Quelles choses t’ont rendu curieux dans son travail et t’ont donné envie de bosser avec lui ?
J’ai toujours été un énorme fan de Steve depuis que je suis ado. Pas seulement dans son boulot d’ingé-son [il a notamment produit des disques des Pixies, Nirvana, The Jesus Lizard, Godspeed You! Black Emperor, PJ Harvey ou Neurosis, ndlr] mais dans ses groupes : Big Black, Rapeman, Shellac, c’étaient mes idoles. J’étais persuadé qu’on pouvait partager des perspectives similaires de ce qui fait un bon disque et un bon enregistrement. Maintenant, c’est un pote.
Il n’a pas eu de rôle supplémentaire que celui de producteur ?
Non, j’ai écrit toutes les chansons, il a enregistré le disque. C’était pas une collaboration.
Publiquement ou médiatiquement, il peut donner l’impression de prendre beaucoup de place. Mais pas en studio… ?
Non, au contraire. Il te fait faire ce que tu veux faire. Si tu veux plus l’impliquer, il le fera, mais sa philosophie du travail de l’ingé-son, c’est de traduire tes idées en son.
Comparé aux autres gars qui ont produit tes albums précédents, quelle était sa touche particulière ?
C’est littéralement le plus professionnel et le plus compétent ingé-son avec qui on ait jamais bossé. Tu peux lui dire : « Eh Steve, comment on fait pour que ça sonne comme ça ? – Essaie ça – Oh, ça sonne comme ça« . Pas d’ego, que du plaisir.
Dans cet album, ta voix est plus frontale, plus brute, tu ne te caches quasiment plus derrière une montagne d’effets. C’est nouveau pour toi ?
C’est en effet un grand changement dans cet album. Et c’est de plus en plus naturel pour moi d’aller dans la direction d’une voix claire et live. C’est plus brut, d’une certaine façon. Et c’est plutôt osé, pour moi. C’est fini de me cacher derrière les effets. Peut-être que j’ai fini par être malade de ces sons.
C’est parce que tu en entends partout autour de toi ?
Simplement parce que mes oreilles ne l’acceptent plus. Même si tu écoutes des disques plus vieux, des sixties, les effets et la réverbe ne sont pas tant que ça sur-utilisés. Il y a une touche, en terme de delay, de voix. Bon, bien sûr, certains l’ont fait, mais pas tant que ça.
À quoi tu pensais quand tu voulais un disque de rock avec des vocaux bruts ?
Tous les albums de Neil Young ont ces vocals plantés là tout droits, secs, bruts, sans fioritures. Les Beatles, ça dépend ce que tu écoutes, mais ils en ont fait de bons, des morceaux mixés très fort. Et puis plein d’autres classiques… J’ai été obsédé par l’association simple du kick et de la voix dans mon album.
Ensuite, tu as composé Fried Shallots (les échalotes frites), dont on a pu écouter un extrait, où tu te maintiens ta voix frontalement. J’ai cru comprendre que les fonds étaient reversés quelque part pour faire chier Trump, mais j’imagine que ça va au-delà. Tu peux m’en parler ?
Oui, c’est l’American Civil Liberties Union, une ONG d’aide juridique qui aide des personnes qui ne peuvent pas payer les factures hallucinantes pour des procès par exemple, mais globalement qui aide les citoyens pauvres pour des problèmes d’ordre civique et juridique. Le truc, c’est d’aider les gens qui se battent pour conserver leurs libertés individuelles à pouvoir se payer un avocat. Et c’est international. Je suis admiratif.
Si on résume, tu as sorti trois disques cette année. Tout le monde s’accorde à dire que tu es hyperactif, ou autres superlatifs. Est-ce vraiment le cas, ou les groupes sont-ils tout simplement devenus feignants ?
Je ne me sens absolument pas comme un musicien ultra-prolifique. C’est mon boulot. Je n’ai pas d’autre job. Alors, qu’est-ce que je pourrais faire d’autre ? M’asseoir, manger toute la journée, boire, autre chose ? Je ne pense pas que tout ça soit très bon. Donc, je vais bosser. Et surtout, je ne me lève définitivement pas chaque jour pour aller écrire de la musique. Il y a 365 jours dans une année pour écrire 20 chansons, je ne vois pas ça comme quelque chose de dingue. J’imagine que l’idée que s’en font les gens a changé avec les années. Tous les artistes dont je suis fan sortaient bien plus d’un album par an : Neil Young, The Beatles, The Rolling Stones. Je suis quasiment sûr que John Lennon a fait la même chose avant sa mort, en solo. C’est surtout bizarre parce que l’attention des gens est devenue si courte que je ne comprends pas pourquoi on me parle de suractivité, alors que des centaines de vidéos sortent par jour.
A vrai dire, ce sont principalement les journalistes qui l’écrivent, et on est assurément nous-mêmes tombés dedans. Les plans promo conseillent aux artistes de se limiter en terme de quantité de sorties de morceaux/disques pour ne pas lasser la presse. Et la presse se lasse vite ! Je ne te fais pas l’affront de te demander si tout ça t’intéresse ?
Oui, les labels et les gens des circuits promotionnels sont forcément tous en relation, et si tu loupes le cycle sur lequel ils s’étaient tous mis d’accord, c’est comme si tu avais tout gâché. Je n’ai évidemment jamais eu rien à cirer de ces cycles, donc j’imagine que j’ai dû souvent foutre en l’air des plans. Mais l’avantage, c’est que Drag City [label de Chicago sur lequel il sort la plupart de ses disques, ndlr] se fout pas mal de ces cycles.
Photo en une : Ty Segall, par Denee Petracek
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