Alors qu’il vient de sortir son douzième album solo sur le prestigieux label de jazz Blue Note, nous avons eu l’honneur de passer un moment avec le batteur et musicien de légende, Tony Allen. À l’origine de ce que l’on nommera plus tard l’afrobeat, il n’a jamais cessé d’explorer les styles aux cotés d’artistes aussi divers que Fela Kuti, Jeff Mills, Damon Albarn, ou encore Sébastien Tellier. Pour cette nouvelle page de sa discographie il a décidé de revenir à ses premières amours en composant un album aux influences jazzy, sorte de passerelle entre l’Afrique, l’Amérique et l’Europe.
Vous avez dit que ce nouvel album, The Source, était l’album de votre vie. Qu’est-ce qui le rend si différent des autres ?
Je ne sais pas. Tout ce que je sais, c’est que c’est une sorte d’aventure pour moi, musicalement. Cette aventure dure depuis longtemps, je ne suis jamais resté au même endroit, j’ai toujours essayé d’explorer des terrains inconnus. J’explore parce que je ne suis jamais satisfait. Dès que j’ai fait quelque chose, c’est fini, je pense tout de suite à ce qui va arriver. Pour moi, cet album n’est pas meilleur que les autres, c’est juste que c’est une autre direction. Tout est question de direction.
Quelle direction avez-vous pris sur cet album justement ?
Maintenant, je n’ai plus envie de faire passer des messages. J’en ai fini avec tout ce militantisme, qui est ancré dans mes racines. Je me suis toujours dit que je devais être militant. Ma musique, l’afrobeat, a toujours eu ça en elle. Mais maintenant, je suis fatigué de tout ça.
C’est pour ça que vous ne chantez plus ?
Oui, exactement. Nous avons assez chanté pour essayer de faire changer les choses, pour changer le système. Mais nous n’avons jamais vu d’amélioration. Quand j’ai chanté sur le thème des migrants dans « Boat Journey« , sur mon album précédent, c’était parce qu’il se passait quelque chose à ce moment-là, il fallait stopper ça. Je voulais faire entendre à tous ceux qui tentent de venir en Europe que ce n’est pas le paradis ici. Je ne disais pas aux gens de rester chez eux, j’essayais simplement des les avertir. Mais lorsqu’on regarde la situation aujourd’hui, on voit bien que rien n’a changé, au contraire. Donc j’ai abandonné, maintenant je veux juste faire de la musique.
Le dernier morceau de l’album s’appelle « Life is beautiful », c’est quand même une façon de faire passer un message, non ?
J’ai parcouru un long chemin pour en arriver où je suis aujourd’hui. Quand tu parcours un chemin comme ça, il faut être reconnaissant envers la nature et envers Dieu. Dire « la vie est belle », c’est ma façon d’être reconnaissant. Mais ce n’est pas vraiment un message que je veux faire passer, il n’y a pas besoin de chant sur ces morceaux, il y a assez d’informations, il faut simplement apprécier la musique. Après, cette musique est très ouverte pour ceux qui veulent la sampler, chanter et rapper dessus. J’ai récemment fait un concert avec Oumou Sangaré, elle est venue chanter sur un morceau qui n’avait pas de parole à l’origine, et elle y a ajouté du sens.
Au début de votre collaboration avec Fela Kuti, vous jouiez du jazz ensemble. The Source est un album aux influences très jazzy, pourquoi avez vous ressenti le besoin de revenir à cette musique aujourd’hui ?
Je jouais du jazz avant même de rencontrer Fela. Mais cet album n’est pas un album de jazz « standard », je n’arriverai jamais à jouer du jazz classique. J’utilise le jazz pour y introduire ma façon de jouer. Je mélange le jazz contemporain avec ma musique. Le jazz a toujours fait partie de moi, mais je ne joue pas du jazz. Je ne suis pas américain, je ne peux pas jouer comme eux. J’étais inspiré par Art Blakey, c’était mon idole, et j’ai commencé par jouer comme lui, mais je n’ai pas pu continuer, je suis un Africain, j’étais obligé de jouer à ma façon, et j’avais assez de bagage pour transformer cette influence et créer quelque chose d’autre. Donc même si The Source est influencé par le jazz, ça n’en est pas vraiment. Les gens doivent le prendre comme il est, et l’écouter comme il est. Je laisse le jazz aux Américains et aux Européens.
Qu’est-ce qui vous fascine tant dans la batterie ?
Je me suis toujours concentré sur la batterie quand je regardais des groupes jouer. Je voyais ces batteurs manipuler plein de choses en même temps et ça me fascinait. Donc j’ai énormément travaillé, et quand j’ai décidé de quitter mon travail et me lancer dans la musique, je me suis dit que je voulais être un des meilleurs. Je n’était pas le seul, j’avais beaucoup de concurrents. J’ai commencé par jouer comme eux, puis je me suis rendu compte que c’était limité et que j’avais besoin d’aller vers quelque chose de différent. L’afrobeat n’existait pas encore, c’était juste une façon de jouer différemment. J’ai découvert toutes les possibilités qu’offre cet instrument, les autres batteurs avaient plein de choses à portée de main mais ils ne les utilisaient jamais. Je suis donc devenu un batteur différent. D’ailleurs Fela n’arrivait pas à croire que j’avais appris la batterie au Nigéria, c’était trop différent de ce que faisaient les autres. J’avais besoin d’avoir une longueur d’avance sur ce qui existait déjà.
Vous avez collaboré avec de très nombreux artistes, j’ai l’impression que vous ne dites jamais non.
Je n’ai jamais cherché à collaborer avec quiconque, c’est toujours eux qui m’appellent. C’est vrai que je n’ai jamais dit non jusqu’à présent. Ils m’envoient leurs démos, j’écoute, et je dis « ok ». Par contre, quand ils m’invitent, ils doivent prendre ce que je vais leur donner parce que personne ne doit me dire ce que j’ai à faire. Je fais ce que je pense être bon, en accord avec la musique. Je respecte leur composition et je leur offre quelque chose de respectueux.
Vous avez dit que vous aviez réalisé votre rêve en sortant cet album. Qu’est-ce que vous allez faire maintenant ? Il vous reste encore des rêves ?
Je n’en sais rien. Entre cet album et le précédent, trois ans se sont écoulés, donc là j’ai le temps avant le prochain. Une chose est sûre, The Source n’est pas mon dernier album. Pour l’instant je préfère travailler avec d’autres artistes. Avec Damon Albarn notamment on termine la composition du second album de The Good, the Bad and the Queen. Pour le moment, ça me suffit.
Tony Allen sera à l’Elysée Montmartre le 20 novembre.
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