Y a-t-il quelque chose de plus simple et de plus quotidien que d’aller pisser ? En festival, cela peut pourtant vite devenir une sacrée galère, surtout lorsque l’on est une femme. Alors que la gente masculine défile aux pissotières en deux temps trois mouvements, elles poireautent parfois des heures dans les files d’attente. Problèmes d’hygiène, de sécurité ou d’intimité… Ça serait pourtant simple d’y remédier ? Et bien non, loin de là.
Les festivals sont des endroits merveilleux, mais aussi assez extrêmes. Et ce qu’il y a de fascinant avec les endroits extrêmes, c’est qu’ils rendent criantes les inégalités qui sévissent pourtant dans notre quotidien. On ne peut plus les masquer, on peut difficilement les nier. Dans la catégorie des inégalités entre hommes et femmes qui nous reviennent à la tronche entre deux concerts ou deux pintes tièdes, celle des files d’attente aux toilettes et des conditions d’hygiène est certainement la plus grande. Quelle fille ne s’est jamais retrouvée à deux doigts de la rupture du périnée en attendant son tour ? N’a pas été contrainte de s’accroupir contre des bâches dégueulasses parfois à la vue de tous ? Surtout, n’a pas ragé intérieurement en voyant ses homologues masculins défiler aux urinoirs en n’attendant que quelques minutes, voir quelques secondes ? La pisse en festivals, c’est l’archétype du geste quotidien qui devient vite galère, et que les organisateurs d’événements peinent tous à régler. Tous.
Le messie des vessies
Que les choses soient bien claires : il n’existe aucun festival français de plus de 10 000 personnes qui ait trouvé la recette miracle. D’ailleurs, elle n’existe pas. Chaque événement a ses particularités, sa jauge, son lieu, son budget, son amplitude horaire… Si l’un d’eux parvient à régler le problème, tant mieux pour lui, mais ses homologues peineront à appliquer exactement les mêmes principes. Certains sont en avance sur le sujet, d’autres, et ils sont nombreux, totalement à la ramasse. Dans le second cas, les femmes se retrouvent souvent dans des situations impensables. Mais comment un domaine si élémentaire peut-il être si complexe à appréhender ? Il y a beaucoup, beaucoup de raisons.
Ce que toutes les personnes rencontrées dans le cadre de cet article ont en commun, c’est un mot qu’elles ont prononcé : pisse-debout. Depuis environ trois ans, on voit fleurir, certes tranquillement, ces petits objets en carton ou en silicone permettant aux femmes d’utiliser des urinoirs. Beaucoup de médias l’ont présenté comme le Saint Graal, le messie des vessies. Si les femmes ont aussi des pissotières, alors elle seront égales aux hommes en la matière, et le problème des files d’attente sera réglé. Ça serait beau, non ? Oui, mais trop pour être vrai.
Ne pas servir de caution féministe aux festivals
D’abord, comme l’explique Magali Chailloleau, qui a importé le concept en France avec sa petite entreprise Grabuge, toutes les femmes ne souhaitent pas pisser debout. « Ça a un côté ludique, oui, mais ça n’est pas encore suffisamment rentré dans les mœurs. Et puis les toilettes ne servent pas qu’à faire ces besoins, les femmes les utilisent aussi pour changer de cup ou de tampon. Ça, ça ne se règle ni avec un urinoir ni avec un pisse-debout. » L’autre souci, et pas des moindres, c’est que certains festivals peuvent avoir tendance à se servir des pisse-debout pour évacuer le problème. En d’autres mots, on met en place un stand, un équipement, mais on ne fait rien ou presque à côté. « Proposer des pisse-debout, c’est le strict minimum, martèle Magali Chailloleau. Ce qu’il faut avant tout, c’est proposer suffisamment de toilettes avec des conditions d’hygiène satisfaisantes. Au début, on me disait souvent que le problèmes était réglé, que les enquêtes de satisfaction étaient bonnes etc. Mais ça ne correspond absolument pas aux retours que j’ai. Ils essaient de faire des efforts, c’est certain, mais ça n’est pas suffisant. »
Il n’est pas ici question d’accuser les festivals d’utiliser uniquement les pisse-debout pour se dédouaner. Car le mouvement global observé, ce sont tout de même des efforts en la matière, à différents degrés. Au festival Astropolis à Brest, par exemple, le choix a été fait de faire appel au collectif Fête le debout, expert en la matière, et de les concerter pour organiser son équipement. Résultat : « On a mis en place des urinoirs uniquement destinés aux femmes, avec tout une pédagogie sur l’utilisation des pisse-debout, raconte Madenn Petri, administratrice de l’événement. L’idée, c’est qu’elles aillent d’abord à cet urinoir où elles sont au calme, où elles peuvent expérimenter, et si elles sont à l’aise, elles peuvent ensuite aller aux autres pissotières. On est partis du principe que les urinoirs où les hommes peuvent aller deviennent mixtes, il y a des filles qui se sentent suffisamment à l’aise pour y aller. » En somme, les pisse-debout ne sont pas des outils magiques. Ils sont conçus pour rendre service dans des situations où les toilettes sont sales ou inexistantes, ce qui ne devrait pas arriver en festivals si les moyens et l’organisation étaient adéquats. Spoiler : ça n’est pas souvent le cas.
Les mecs peuvent être très cons
Un homme s’est emparé du problème de la propreté. Il y a quatre ans, Renaud Chambre a créé Wonder Cake, un semi-remorque dans lequel il a aménagé huit toilettes décorées par des artistes, hyper funky, qu’il amène dans différents événements comme Le Foin de la Rue en Mayenne ou Hip Opsession à Nantes. Le principe : « Chez moi, il faut s’asseoir. » Hommes comme femmes d’ailleurs. Explication : en position assise, l’urine part vers le devant, et les excréments par derrière, les trous des toilettes sont divisés en deux pour pouvoir faire alors de la « séparation de matière ». Ça, c’est pour l’aspect écologique et pour améliorer la mise en place du retraitement. Mais surtout, Wonder Cake propose un espace à l’hygiène irréprochable : « Les toilettes sont cleans de chez cleans, dès qu’il y a une goutte à côté, le chiotte est fermé, nettoyé, et rouvert nickel. »
Renaud a bien observé cette inégalité devant les toilettes. « C’est un gros problème. Il y a quand même des mecs qui se foutent de la gueule des filles parce qu’elles doivent faire la queue, alors qu’ils peuvent pisser où ils veulent en deux secondes. Je me suis fait traiter plusieurs fois de féministe de merde. Ils n’ont rien compris. » En plus des huit cabines, il met en place des urinoirs près du camion. La majorité sont pour les hommes, mais un est réservé aux femmes, où elles peuvent utiliser leurs pisse-debout ou ceux qu’il vend avec son équipe : « Je demande des bâches aux festivals et je fais en sorte qu’elles aient un coin tranquille ou les gars ne foutent pas la zone. Il y a des mecs qui aiment bien mater… Et puis les filles sont comme les hommes : parfois, quand il y a du monde à côté de toi, t’arrives pas à pisser. Ça cartonne tellement que même elles font la queue à l’urinoir maintenant (rires). Il faut un temps d’adaptation, quand les filles font pipi bourrées, je leur dis de faire gaffe, qu’il y a quand même un coup à prendre. Mais 70 % y arrivent tout de suite. »
La problématique des festivals parisiens
Ça c’est pour les initiatives. Elles tendent à se démocratiser, mais pour palier au manque de moyens mis en place, les femmes en sont réduites à la débrouille. Exemple : lors de sa première édition en 2017, le festival parisien Lollapalooza s’est retrouvé totalement débordé. Les files d’attente ont battu des records. Anaïs, 28 ans, en garde un sale souvenir : « Des gens nous ont dit qu’un peu plus loin, il y avait des buissons où on pouvait faire pipi sans trop risquer d’être vues. Quand on est arrivées au dit lieu, ça sentait l’urine à des kilomètres à la ronde. On était pleins de meufs à pisser et il n’y avait même pas dix mètres qui nous séparaient les unes des autres. C’était horrible en terme d’intimité et d’hygiène. Certaines étaient montées sur une petite butte pour échapper à la promiscuité, sans doute, sauf que leur urine dévalait la pente, on s’en prenait plein les pieds. Du coup, ça formait une sorte de boue. Rien que de raconter ça, j’en ai la gerbe. » Avec le risque, dans d’autres cas, que les filles s’éloignent des endroits de passage au sein des sites et se retrouvent isolées. Avec la concentration d’hommes sur les festivals arrive aussi une concentration de types mal intentionnés. Les problèmes de file d’attente, c’est aussi un problème de sécurité. A Lollapalooza, le tir était rectifié dès le lendemain.
Les gros festivals parisiens sont souvent pointés du doigt. Évoluant en milieu urbains, ils ont des problématiques spécifiques, des périmètres difficilement extensibles, des terrains chers… C’est le cas de Rock En Seine, qui, comme ses homologues, est conscient du problème des files d’attente. Sa directrice, Sarah Schmitt, explique les avancées : « On a changé je ne sais pas combien de fois de formats. On cherche à contrer cette problématique, mais ça n’est pas évident. Cette année, on installe des cabines mixtes, avec des pissotières en plus, ce qu’on n’avait pas encore expérimenté. On a un site, le domaine de Saint-Cloud, qui est particulier, qui appartient aux monuments nationaux. Il faut qu’on l’aménage de manière très précautionneuse, avec le souci de l’impact sur l’environnement. » Mais beaucoup de choses restent à faire, et le fait de ne pas avoir mis en place de toilettes mixtes auparavant montre aussi que les avancées varient en fonction des organisations, et que la prise de conscience se fait à un rythme variable. Car réserver des cabines aux hommes, c’est la garantie d’en laisser certaines inoccupées pendant quelques minutes alors qu’elles pourraient servir aux femmes. L’innovation est faite de tâtonnement, c’est certain. « De toute façon, il n’y a aucun intérêt à négliger ce sujet, ajoute Sarah Schmitt. Si les gens se soulagent n’importe comment, au bout de trois jours, c’est invivable. Et puis ça dégrade le site. »
C’est la monnaie qui dirige le monde
Cette année, le festival We Love Green, qui a lui aussi lieu a Paris, avait décidé d’augmenter drastiquement sa jauge le vendredi soir. Résultat, le site était scandaleusement surchargé, et forcément, les toilettes aussi. L’occasion d’assister à des scènes d’entraide entre femmes qui, face à l’adversité, savent agir en conséquence. Comme ce groupe de filles qui après avoir mis la main sur une bâche conçue pour recouvrir les grilles du coin toilettes, l’ont tendue contre les barrières pour improviser un abri. Deux qui en tiennent les bouts, une autre qui fait son affaire, et le relais s’est mis en place. Camille, 24 ans, se rappelle d’une technique légèrement plus extrême pendant la Route du Rock 2014 : « C’était le premier soir pendant l’enchaînement entre les concerts de Caribou et de Darkside. On était entre copines, et on a compris que ça n’était pas le moment de louper quarante-cinq minutes de live pour aller pisser et s’en foutre partout dans des chiottes cradingues. On a donc créé un cercle dans la fosse à quatre ou cinq meufs pour laisser la sixième s’accroupir au centre et pisser. Ça prenait quinze secondes, et dans une foule un peu bondée, avec des gens bourrés, de nuit, les pieds dans la paille ou la boue, le système pouvait être mis en place dès que l’une ou l’autre avait une envie soudaine de se soulager des pintes précédemment bues. »
Mais ce problème de chiottes, c’est surtout un problème économique. Si les festivals étaient riches comme Crésus, le souci serait vite réglé à grand coup de cabines individuelles. Seulement, tout cela a un coût, et pas des moindres. Par exemple, au Reggae Sun Ska, qui a lieu à Vertheuil en Gironde, le budget total consacré aux toilettes est de 70 000 euros. Pour un événement qui a rameuté 27 000 personnes (chiffre en baisse) en 2018, c’est énorme. « On a eu de gros soucis avec les toilettes pendant longtemps, mais on a réussi à identifier le problème il y a quatre ans, raconte Loïc Pourpoint, directeur technique. On a considérablement augmenté le nombre de WC depuis, et on a surtout ajouté des pissotières pour que les femmes fassent moins la queue. » Le choix de ne pas en installer avant cela est un nouvel exemple du décalage entre les différents festivals. D’ailleurs, ce sont les femmes actives dans l’organisation qui ont tiré la sonnette d’alarme.
Le développement des toilettes sèches loin d’être innocent
A 400 kilomètres au nord de la Gironde, à Saint-Nazaire, le festival Les Escales, qui a lieu en bord de Loire et donc en milieu urbain, a aussi du faire des choix. Cette année, la configuration du site est totalement revue. « Sur une jauge de 15 000 personnes, on est à cent-quarante cabines, détaille le directeur technique Julien Potin. Quatre-vingt-dix à haut débit, qui ne sont donc pas des toilettes sèches, et les autres en toilettes sèches dans des zones qui ne sont pas raccordées au réseau d’eau. » Le prix d’une toilette sèche est de 180 euros. Mais ce chiffre ne veut pas dire grand-chose lorsqu’il est donné seul. « Au final, c’est plus cher que des toilettes classique parce que ça impose de mettre en place une filière de retraitement, des rotations de bennes, des fourches qui vident les caisses… La filière est complète, mais complexe, avec plusieurs acteurs : la prestation pour les toilettes, celle pour le compost, le transporteur… Les toilettes en elles-mêmes ne sont pas beaucoup plus chères, mais ce qui vient derrière l’est. Pour un festival urbain comme le nôtre, c’est difficile, mais pour un festival qui se déroule sur des champs, c’est plus aisé à organiser avec les agriculteurs du coin. »
Même son de cloche au Reggae Sun Ska : « Si vous voulez vraiment que le projet aboutisse, valoriser la chose, il faudrait qu’il y ait une personne derrière chaque toilette qui vérifie ce qui tombe dedans. C’est effectivement très complexe. » Si il est important de détailler cela, c’est parce que l’énorme développement des toilettes sèches en festivals ces vingt dernières années a un coût, et que la conscience écologique l’a peut-être emporté sur la volonté forte de combler les inégalités entre hommes et femmes. Augmenter son parc de toilettes pour réduire les files d’attente tout en étant soucieux de l’environnement alors que les subventions publiques baissent, ça n’a rien d’évident.
Les filles ne sont pas des princesses
Au milieu de tout cela, une initiative apparaît comme une alternative crédible, mais encore très peu déployée en France. Gina Perier, architecte travaillant entre autres pour le festival urbain Distortion, à Copenhague, en avait marre de voir de trop nombreuses idées rester au stade de projet et ne jamais voir réellement le jour. Résultat, elle a mis au point un urinoir réservé aux femmes en forme de triskel rose : Lapee. Avec trois toilettes, il se base sur le modèle d’urinoir pour hommes qui est exporté partout dans le monde aujourd’hui. L’intimité y est limitée pour accélérer le passage. « On entend parfois dire que la mentalité nordique est différente à ce niveau, que les femmes peuvent plus facilement se soulager entre deux voitures, contre des barrières, que ça se fait. Mais c’est surtout que le problème des toilettes est bien plus criant là-bas et qu’elles ont un peu abandonné l’idée de faire pipi dignement. Ca engendre des problème de propreté, d’hygiène, mais aussi de photos volées etc. On pense qu’elles le font par choix, mais pas du tout. Pendant le festival Distortion, on a installé trente Lapee dans les rues de Copenhague, on n’a pas vu une seule fille accroupie entre deux voitures ou dans un coin de rue. Si on leur donne quelque chose, elles l’utilisent. »
Avec Lapee, Gina Perier a eu un grand écho médiatique lorsqu’elle a présenté son projet au concours Lépine 2019. Mais pour le moment, les festivals français ne se sont pas massivement engagés auprès d’elle. Certains, d’ailleurs, n’en avaient jamais entendu parler. Pourtant, voilà bien la preuve que les femmes ne demandent pas à tout prix des toilettes fermées et individuelles pour évacuer quelque gouttes. « Elles veulent un confort allié à de l’efficacité, assène Gina. Elles savent être pragmatiques, on voit qu’elles peuvent se passer d’intimité très aisément lorsque la situation aux toilettes est compliquée. » Dehors le cliché de la princesse et de ses toilettes dorées. Quoi qu’il en soit, si les choses vont dans la bonne direction, reste que ce sont les associations, les collectifs, féministes ou non d’ailleurs, ou les particuliers qui prennent le problème à bras le corps pour proposer des solutions aux festivals. Avec un écho très variable. Ce sont maintenant aux événements de jouer. Comme le dit Magali Chailloleau, la boss des pisse-debout en France : « Les festivals ont un éventail de solutions, maintenant il faut y aller. »
Photo en une : Pisse Debout
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