Deux ans après le lancement de son label Krakzh, le producteur et dj de musiques électroniques Théo Muller fait prendre une nouvelle direction à son esquif musical. D’abord, en sortant son premier album au titre breton évocateur : Gouzañv Pe Unaniñ, subir ou s’unir. Puis, avec la parution d’un premier EP signé Antoine (Positive Education) & A Strange Wedding. Ce changement de direction artistique est l’occasion de faire un point sur l’évolution du label, mais aussi sur la trajectoire musicale, politique et personnelle de Théo Muller.
L’année 2020 aura au moins été productive sur le plan créatif pour le musicien breton Théo Muller. Depuis deux ans qu’il mène la barque de son label Krakzh, le jeune directeur artistique a pris ces derniers mois un nouveau cap, plus affirmé semble-t-il. Après trois compilations Breizh Power qui ont mis en avant une trentaine de jeunes artistes, il sortait son premier album en décembre dernier, Gouzañv Pe Unaniñ (subir ou s’unir, en breton). Le 5 février dernier cette fois, c’est un premier EP et un premier vinyle que fait paraître Krakzh, signé ULV, un nouveau duo prometteur réunissant Antoine et A Strange Wedding, deux artistes de la famille Worst Records / Positive Education Festival.
Ralentir le rythme
La trajectoire musicale de Théo Muller et la direction artistique de Krakzh doivent sans doute beaucoup à sa rencontre avec la clique du Positive Education Festival (Saint-Étienne) et l’esthétique qu’ils développent au travers de leur label Worst Records. Les échanges réguliers qu’on a pu voir ces dernières années entre les deux labels débouchent aujourd’hui sur une amitié et une complicité artistique gravée dans la wax du premier vinyle de Krakzh. « Il n’y en aura pas beaucoup dans l’histoire du label. Je ne peux pas assumer les frais tout seul. Ce sera seulement pour les énormes coups de cœur », précise Théo.
Et en effet, A Strange Wedding & Antoine pres. ULV est un ovni, piloté par deux chamans. « Pour moi, actuellement, le meilleur producteur en France c’est A Strange Wedding, et le meilleur digger c’est Antoine. Ils ont poussé le game vers quelque chose de différent, très lent, psyché, ambient. Ils détournent le culte de la performance en faisant preuve de patience, d’une telle méticulosité dans la recherche sonore que ça en devient liquide, c’est presque de l’ASMR », décrit Théo, visiblement fasciné.
À une époque où la techno française essaie de rattraper la fast techno danoise pour quasiment atteindre le niveau de BPM de la psytrance, ULV, pour Ultra Low Velocity, sonne comme un manifeste pour une autre élévation spirituelle et physique. Passé les portes de « The Lost Industrial Temples », image poétique de ces warehouses qui nous manquent tant, le rituel débute par un air tribal, une trance lente aux percussions lourdes. La procession accélère doucement dans le remix officié par A Strange Wedding, libérant le corps des fidèles de leurs chaînes. Une fine ligne d’acid les guide.
Avec la deuxième face du vinyle commence le peak time de ce pèlerinage. Dans « Age Of Empire Goes At War In Space », morceau signé A Strange Wedding, l’heure est à la croisade des danseurs. Dépassant leurs limites physiques, ils s’élèvent en esprits d’un tout. « ULV for Ultra Low Velocity » marque la fin de cette messe, le rappel à la Terre et son environnement sonore, sonné par les vibrations continues d’un didgeridoo.
C’est en effet un très beau vinyle qu’a publié Krakzh, accompagné de deux collages composés par Théo Muller, le macaron psyché-flippant et une affichette félicitant son détenteur : « You are part of the Breizhistance ». Un objet rare, victime de son succès puisqu’il est déjà presque épuisé sur Bandcamp.
Car Théo souhaite à l’avenir privilégier le format CD, physique mais peu coûteux, idéal pour présenter des albums. Krakzh continuera de publier des compilations, le prochain volume est prévu pour le printemps. Mais Théo aimerait à présent se consacrer davantage aux longs formats, « que des jeunes artistes puissent proposer un ensemble qui montre leur identité musicale », précise-t-il. On pourrait donc retrouver dans le futur certains artistes des compilations Breizh Power dans des formats plus longs, le nom d’Alkini est évoqué.
De plus, après le succès de son premier album, Gouzañv Pe Unaniñ, Théo n’exclut pas non plus de sortir d’autres albums de lui-même régulièrement. « Parce que j’y ai pris goût avec cet album et que gérer son label permet cette liberté », se réjouit-il.
Premier album : l’aboutissement d’une maturation artistique
Dans la continuité de son EP Diaoul sorti en mai 2020 sur Lumière Noire, Théo Muller a eu l’envie de développer son propos, d’étayer l’identité musicale qui s’y dessinait, un mélange sombre de techno, de rock et de dub. Il commence alors à faire le tri dans la soixantaine de morceaux qui traînent sur son PC et à assembler son album. « La plupart des morceaux ont été faits entre janvier et juin 2020 », raconte-t-il.
Depuis son premier EP Les Kicks du donjon en 2016, Théo Muller a bien évolué musicalement, renouant avec le rock sombre de son adolescence, s’imprégnant des rythmes lents et du travail méticuleux de la texture de ses complices de Worst Records. « J’ai envie de travailler mon son. C’est pas encore totalement abouti, et peut-être que dans deux ans je n’en serai plus là. J’évolue tout le temps en fonction des rencontres que je fais, du panel de musique que j’écoute. Mais j’ai l’impression de m’être un peu plus trouvé avec cet univers », explique-t-il.
Le syncrétisme musical de Théo Muller peut s’envisager à la lumière de sa pratique du collage. Revendiquant depuis les débuts du label un modèle DIY, Théo réalise, avec le coup de main de son complice graphiste Valentin Fontaine, les visuels de Krakzh, des collages fantasques où sont jetés pêle-mêle symboles, personnages et objets référentiels des musiques électroniques. Sur la pochette de son album par exemple, on distingue des personnages loufoques, en partie animaux, et portant des lunettes de ravers, des smileys acid, un couple de danseurs bretons, la colonne droite d’un système-son, un paysage verdoyant, etc. « C’est mes croûtes, et je les assume», résume-t-il en toute modestie.
Théo explique être fan de dada, mouvement artistique prônant l’irrévérence et l’extravagance, et s’inspirer de leur technique du collage, y compris dans sa composition musicale. « Certains morceaux de l’album partent de bouts de phrases collés n’importe comment, et c’est le hasard ou l’erreur qui font que quelque chose retient mon attention ». C’est sans doute ce qui donne au son de Théo sa dimension expérimentale, parfois déstructurée, « weirdo », comme il dit plus simplement.
À ses compositions, il ajoute quatre collaborations qui donnent chacune leur couleur à l’album. La première avec Djokovic, claviériste du groupe pop brestois Lesneu, sur « Tchiokawa ». Une autre, « Sabina Dub » avec Antoine de Worst Records, désormais installé à Rennes. Enfin, sur deux morceaux, on retrouve la voix de NVST, productrice et chanteuse suisse rencontrée l’été dernier lors d’un b2b improvisé pour le closing d’une soirée du festival Champs libres en Ardèche.
C’est elle notamment qui déclame « Les Rave party sont interdites », paroles donnant son titre à un morceau sorti en clip en novembre dernier. Anxiogènes et souvent violentes, les images montrent des interventions policières en free party, telles qu’on a pu en voir l’été passé. Les phrases assénées par NVST résonnent dans le contexte liberticide : “you can work, but you can’t dance”, “do you remember section 63”, qui évoque l’article du Criminal Justice Act promulgué en 1994 par le gouvernement britannique pour réprimer les rave parties. Avec ce morceau et ce clip, Théo Muller promettait un album aux consonances politiques.
Subir ou s’unir
Dans la lignée de son EP Diaoul et des compilations Breizh Power, le titre du premier album de Théo Muller est en breton. Gouzañv Pe Unaniñ, subir ou s’unir. « Dreizh Troy », « Mystère dans les Abers », l’irréductible breton s’amuse à intégrer dans son œuvre l’imaginaire culturel de sa région. Par fascination pour « les légendes bretonnes, les histoires de korrigans, cet univers mystique et effrayant », mais aussi par souci plus concret de revenir à un niveau local, de retrouver des racines communes et de les revendiquer comme modèle ouvert aux particularités de chacun.
Car peu importe la langue, le message reste le même, subir ou s’unir. « Parce que si on arrive pas à un peu d’union, on va se faire bouffer, s’inquiète Théo. J’ai le regret de ne pas m’être assez engagé. Avec les événements actuels, je m’intéresse de nouveau beaucoup à la politique, que j’avais complètement délaissée en disant techno, paix, amour, respect, c’est ça ma politique. Aujourd’hui, j’ai envie d’agir », déclare-t-il.
Il s’alarme notamment de la répression des idées et de la différence par le tout-sécuritaire, et a été particulièrement peiné par les déchaînements de haine contre ces « maudits ravers du Lieuron, où finalement il n’y a pas eu de cluster (…) J’ai peur qu’à un moment, on ne fasse même plus la distinction entre une teuf au Lieuron et un club qui diffuse de la musique électronique ». Avec désillusion, le jeune trentenaire ouvre les yeux sur un combat que sa génération n’a pas vraiment eu à mener. « On a l’impression de repartir à zéro et de devoir justifier que c’est de la musique », déplore-t-il. L’empire du silence et de la stigmatisation contre-attaque.
Pour autant, Théo reste combatif. « On peut se lever ensemble, on est aussi un contre-pouvoir. Ce n’est plus un microcosme, beaucoup de gens écoutent de la techno ». Il avoue à ce sujet son admiration pour le milieu free party, qui a toujours contourné la légalité pour prendre la clé des champs, bien souvent littéralement. « Grand respect à cette scène free party capable d’envoyer un texto à 18h et d’avoir 2500 loustics qui empêchent les flics de rentrer à minuit. Ils ont une force, un savoir-faire assez fascinants ».
Dans l’album de Théo, le morceau qui suit « Les Rave party sont interdites » s’appelle « Infoline » comme un pied de nez à l’interdiction. « Il va falloir s’organiser en petits groupes pour refaire des teufs, trouver des moyens alternatifs », prédit-il. C’est d’ailleurs ce genre d’alternative que souhaite proposer son nouveau collectif 35 Volts, qui a récemment remporté un appel à projet de Rennes Métropole pour la gestion de la Ferme de Quincé, dans le nord de la ville. L’objectif est d’en faire un lieu “agriculturel” où se côtoieront permaculture, restauration et activités culturelles. Un joli horizon de projet collectif en ces temps incertains.
Photo en une : Yves de Orestis
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