Organiser un festival en septembre, quelle folie. Une folie qu’il était de notre devoir d’accompagner et d’encourager. Manque de chance, le Sarcus Festival vient d’annoncer son annulation. Faute de pouvoir songer aux lendemains qui chantent, il nous faut pourtant croire aux surlendemains qui gueulent. Brailler qu’on s’aime en vrai et en musique, beugler notre soutien aux orgas qui proposent d’humbles pistes pour un univers d’après qui ne soit pas nécessairement comme avant. Le temps d’une discussion avec le Sarcus (qui devait avoir lieu du 18 au 20 septembre en région Centre), on explore le monde, et une humanité peuplée de gens bizarres aux goûts fantasques. Mais qui existe vraiment.
Alors comme ça, jeune actif·ve, on a envie de faire la fête en festival ? De caresser l’herbe fraiche de tes avants-bras pâlis par le télétravail ? De déconnecter ton cerveau et transférer toute ton énergie sur ton sourire ? Sur BFM, ils te traitent pourtant d’inconscient·e à expédier tes miasmes sur des innocent·e·s. Malgré les signes réguliers décourageant l’action de tes orgas préférées, tu n’as cure de tous ces conseils, préférant braver les racontars ? Mais on t’a bien fait comprendre que ni le virus ni les forces de police n’avaient capitulé à te rendre l’espace public trop vite. Tu veux faire la fête à en crever, comme dit Rebeka. Tu ne veux pas mourir sur scène, comme Dalida, mais dans la fosse, à hauteur de foule parmi tes semblables.
Tu n’es pas aidé·e, je dois l’avouer. Les annulations tombent les unes après les autres. Tu prévoyais ta petite tournée, elle tombe à l’eau et tu ne désespères pas. Tu passes ta vie en repérage. Mais où vas-tu pouvoir respirer désormais ? Où vas-tu pouvoir aimer ? Où laisser aller ton corps alangui, alourdi, dépossédé de ses mouvements ? C’est pour cette raison que tu te tiens à ta dernière trouvaille. Tu t’accroches à ton rocher comme une huître laiteuse dont plus personne ne veut.
Dans ton agenda vide, tu avais noté le Sarcus Festival aux dates du 18 au 20 septembre. Tu as appris son annulation aujourd’hui. Voici son histoire. D’abord, il y a Guillaume, un illustrateur, et Noé, un entrepreneur. Ils ont cofondé un événement extrêmement rigolo dans lequel tu enfermes ton téléphone dans une pochette du début à la fin, où tu ne croises que des artistes français·es qui viennent en covoit ou en train, et des scénographies / installations végétales et durables. Encore un de ces rendez-vous pseudo-écolo du dimanche qui ont une belle page Facebook et qui te font la morale sur ta consommation passagère de steaks Charal congelés ? Point du tout, me dis-tu, au Sarcus, même si on fait le maximum, on assume ses errements, ses retards, ses expériences, on n’en fait pas des caisses avec son label green pour choper de la subvention et du like. D’ailleurs de la sub, ils n’ont ont pas trop au Sarcus. Mais sans regrets, le collectif aime son modèle en autoproduction, loin du discours manichéen qui voudrait qu’il y a d’un côté les festival sur-subventionnés et leur traditionnelle programmation de squatteurs ; et de l’autre le music-business blindé de marques à tout va.
Dans cet entre-deux, il ont lancé l’agence Quatrième Mur, qui organise le Sarcus Festival mais aussi le Champ des Machines, et l’événement Maison Sarcus. Sans parler des missions de responsabilité sociale et environnementale, leur programmation spectacles vivants, et les arts numériques gérées par leur association, et principalement développées sur le château-monastère de la Courroirie, où ils sont installé·e·s depuis 2019. Sur place ils ont créé des scénographies, une offre de woofing. Ils y font l’entretien, du jardinage, toute l’année.
Ce qu’ils ont surtout créé, c’est un havre de paix, où on ne se regarde pas le nombril. Pour que des rêves comme le Sarcus puisse avoir lieu, il faut qu’on y croie. A l’avenir, on pourra compter sur Lila et Sarah sur le spectacle vivant, Antonin sur les arts numériques, Pierre Louis à la direction de prod, Noé à la direction et Constantin et Gabriel au bénévolat. Sans parler des 200 personnes, staff et bénévoles, qui ferment leurs yeux et leurs petits poings très fort pour que vivent des espaces de reconnexion à l’autre. Pas de désespoir, s’il vous plaît.
L’interview de Noé, cofondateur du Sarcus, juste en-dessous.
Interview : Noé Thoraval
Dans quel état d’esprit abordiez-vous la production d’un événement en septembre, à une période encore très floue ?
De manière positive. On avait envie d’y croire. On l’organisait comme si ça allait se faire en étant hyper transparent avec les gens avec qui on travaille, en leur disant que s’il y avait une seconde vague de Covid, on devrait annuler. On avait pris nos dispositions avec eux. Le plus dur c’est l’incertitude des mesures liées à la crise : mesures d’hygiène, mesures de la préfecture, de la mairie… On a rendu notre dossier de sécurité. Tout était dedans, tout était possible. On a 10000 m² de terrain, donc une personne par 4m², on a les masques, les plexiglas. On a un peu peur que ça dénature l’état d’esprit libre, mais comme on a de la place et que le lieu est dingue, on s’est dit que ça le faisait. On a enfin eu la chance d’avoir certaines aides, d’être structuré en société, donc de profiter du chômage partiel. On a pu tenir.
Vous organisiez un festival avec 100% d’artistes français, tentiez un événement sans téléphone, n’utilisez que des matériaux recyclables pour votre scéno. Ça a tendance à complexifier votre métier ou le simplifier ?
Sur le 100% français, ça a plutôt tendance à simplifier. On a fait ça dès la première édition en 2016, pour une raison très simple : j’étais programmateur pour la première fois à l’époque, mais pas du tout connecté à la musique, je ne connaissais aucun booker, aucun artiste, personne. Alors j’ai contacté des artistes que je connaissais en France, sur Soundcloud, sur Facebook, etc, en leur proposant le projet. Tous les artistes ont répondu positivement. On a créé beaucoup de liens depuis. Je me suis rendu compte que la plupart étaient accessibles, que ça ne servait à rien d’aller trop loin, que ça nous rendait beaucoup plus heureux, et que ça simplifiait pas mal la logistique. Après, on n’a pas de grosse tête d’affiche donc pour ramener du monde, c’est pas la solution la plus simple, mais au fur et à mesure, les gens ont compris la démarche.
Le sans portable, c’est le truc où on m’a le plus traité de fou : « comment veux-tu faire un festival sans les relais Instagram ? Tu vas te planter, il n’y aura personne. » Moi, je leur disais « OK y’aura pas de téléphone, y’aura pas de buzz Insta, pas de livestream, mais dans la durée on va créer une ambiance. » C’est pas forcément facile de l’expliquer aux gens qui arrivent. Certains ont piqué des crises, d’autres ont déchiré leur pochette avec les dents… des accros hyper hardcore. Pas facile non plus en terme de logistique : à chaque festival, t’as un premier poste de fouille au camping, plus à l’accueil, plus à la billetterie, nous on se rajoute une pochette par personne pour 2000 festivaliers. Mais en général, plus les gens arrivent réfractaires avant l’événement, plus ils en ressortent contents. Ceux qui avaient l’air fâchés et frustrés ressortent avec les yeux grands ouverts « plus jamais je reprends ce portable de merde, je reviens au 3310. » C’est une vraie histoire – un peu clichée certes – j’ai des potes qui ont littéralement jeté leur téléphone en sortant du festival.
Pareil sur les matériaux. Ma grand-mère au Pays Basque, il y a 60 ans, elle allait demander aux fermiers du coin si leurs œufs étaient bios, et s’ils connaissaient la culture responsable, donc elle se faisait bien envoyer chier. Ça m’est resté. On organise tout en harmonie avec le lieu et son domaine, en faisant aussi bien du paysagisme que de la botanique ou de la scéno. Le lieu dans lequel on organise le festival est un château-monastère du 12ème siècle. Il y a un parc de 100 hectares naturels autour. Tu fais 100m, tu croise des biches, des loutres, des oiseaux. Pendant 700 ans, t’as eu des moines qui ont entretenu le lieu. Après, tout projet a ses limites. A chaque fois que tu as l’impression d’être un peu plus responsable et de respecter la nature, tu te rends compte que pas tant que ça. On a essayé de s’alimenter à l’énergie verte l’an dernier, et on s’est rendu compte qu’Enercoop ne pouvait alimenter qu’1/16ème du festival… Donc on est encore obligé·e·s d’avoir des groupes électrogènes.
Qu’est-ce qui est imaginé par votre agence pour éviter de tomber dans un greenwashing qui fait joli sur les plaquettes et qui au final n’a pas tant l’ambition d’avoir un impact ?
On essaie de se remettre en question et de l’afficher : on ne parle pas que des choses positives. On fait le max. 90% de nos prestataires sont en circuit-court, c’est-à-dire dans un rayon de 100km autour du Château, et le Sarcus Festival est zéro-déchet : tri sélectif, toilettes et douches sèches, consigne du verre, 100% d’éco-cups, interdiction du plastique jetable (bouteilles d’eau, couverts jetables…). Quasiment la totalité des festivaliers arrivent en transport en commun, que ce soit des voitures pleines, avec une offre de covoiturage gratuite, de cotrainage, de cars à la sortie. Dans la communication, on n’en fait pas trois tonnes. On essaie de ne pas tirer la couverture vers nous, et d’avoir des avis de gens extérieurs. L’organisme Refedd, qui nous accompagnait cette année, avait prévu de mesurer notre empreinte carbone, de manière objective. On allait peut-être réaliser que notre empreinte est énorme, et ça nous aurait donné encore plus envie de pousser la chose. Il nous faut des points de vue exigeants. Sur la gestion des déchets, on a un prestataire externe, qui la gère pour pas mal de festivals en France, et il nous apporte beaucoup. Il faut aller chercher la critique.
En plus du festival, vous êtes promoteur de soirées électroniques. Ce qui veut dire, arrête-moi si je me trompe, que vous gagnez plein de pognon et que vous fumez des gros cigares aux Bahamas, c’est bien ça ?
C’est exactement ça. On a des jets privés, des Hummer et quelques jacuzzis… Ou presque. Mais c’est vrai que c’est un métier plein de paillettes – en apparence. A ce propos, on est plutôt en train de s’éloigner du côté promoteur. Pendant le confinement, d’un seul coup, on a eu 25 événements et 2 tournées aux États-Unis et au Canada annulés. Au début, ça nous a mis un gros coup, mais au fur et à mesure, on s’est rendu compte que ça ne nous manquait pas du tout. Les clubs, la promotion des événements, c’est très fatigant, c’est assez dur de bouffer, c’est précaire. On trouve que ça a plus de sens de se concentrer sur des formats de festivals, qui sont plus écologiques et long-termes, surtout en s’associant avec un lieu. Chaque année, le lieu en est ressorti grandi, avec des nouvelles installations, et un patrimoine augmenté. Sur les six derniers mois, on a quasiment changé de vie par rapport à celle qu’on avait avant. On a vécu la moitié du temps sur place au château à manger en direct du potager, à se lever le matin pour construire des scénos nous-mêmes.
Comment est financé le Sarcus Festival ?
En autofinancement total, c’est-à-dire : billetterie, bar, merchandising, événements annexes. A part quand on a lancé l’agence, on a eu un petit peu de financement privé, de proches, de familles. Et là, on a eu nos premiers financements publics qui correspondent à moins de 5% du budget du festival.
On dit souvent que la majorité des festivals en France n’est financée par des subventions publiques qu’entre 0 et 5%, et que donc, pour rentrer dans leurs frais, ils doivent avoir un taux de remplissage proche du complet. Comment arrivez-vous à l’équilibre ?
Les quatre premières années ont été itinérantes : la première dans un manoir en Picardie, la deuxième dans un moulin du 18ème dans les Yvelines, la troisième dans une abbaye classée en région Centre, et là quatrième au château-monastère de la Courroierie. Chaque année, on repartait de zéro. C’était hyper dur en terme de prod. Là, en restant dans le même lieu, c’était la première année où on devait arriver à l’équilibre. Pour arriver à l’équilibre, c’est de la débrouillardise… des fois carrément délirante. En 2017, je me suis retrouvé à faire le tour des restaus de Paris pour revendre le stock de vin qui nous restait sur les bras. On a tous·tes fait des boulots à côté pour mettre un peu de thunes dans le projet, on ne s’est pas payé·e·s pendant 3 ou 4 ans, et ça commence à peine à prendre le dessus. Là, on est trois temps plein au Smic depuis 2 ans. Mais en vrai ça nous suffit. Parce que c’est éclatant.
Ça donne envie de continuer comme ça, ou d’envoyer un message aux collectivités pour les pousser à plus soutenir ce genre d’événements ?
Idéalement, c’est cool de recevoir des subventions. Mais je ne crois pas au modèle des subventions dans la culture, ça ne pourra pas durer longtemps. Il y a plein de raisons : l’endettement de l’état, les frais de fonctionnement des administrations… Tout ça pose problème. Il faut trouver un bon équilibre entre les bons côtés de l’exception culturelle française – l’ouverture, la médiation, le fait qu’énormément d’événements ne soient pas si chers que ça, et qu’on a une super offre culturelle – et d’un autre côté, aussi un côté plus entrepreneurial, sans partir dans un sens musique-business. C’est la raison pour laquelle on s’est structuré en entreprise. J’ai fait la fin de mes études à Québec et, pour eux là bas, ils sont un peu subventionnés, mais c’est évident que la culture, même si c’est beau et à protéger, c’est aussi des entreprises qui fonctionnent avec des gens et qui suivent des logiques assez similaires que d’autres industries. On est la preuve qu’on peut faire un festival culturel en autofinancement, sans marques partout. Faut accepter un rythme de vie pas vraiment strass-et-paillettes, et faire hyper attention derrière aux dépenses, aux recettes.
Y a-t-il une dimension sociale au projet, en terme de diversité du public ou de prix d’accès ? Est-ce compliqué dans les musiques électroniques d’éviter un certain entre soi d’une bourgeoisie bohème urbaine ?
C’est un de nos gros défis depuis qu’on est en dehors de la région parisienne. Honnêtement, c’est assez dur de mélanger les publics. Mais avant on avait 80/90% de public de région parisienne, et là on est en train de tomber à 60/70%. Ça a été favorisé par le fait qu’on a fait des événements un peu partout en France, à Poitiers, à Tours, à Nantes. Au Sarcus, à chaque fois, on a mis des places à tarif réduit pour les gens du département. On essaie de faire des partenariats avec d’autres festivals et associations du coin qui ont d’autres publics. Dans la région Centre, on est pas mal lié·e·s aux Kampagn’arts. Eux, leur journée de festival est à 14€ donc rien à voir avec nous. Les festivals de la région sont assez subventionnés, ça leur permet de faire des places assez peu chères. Comme nous, on n’est quasiment pas subventionnés, ça se retrouve dans le prix de la place.
Que cherchez-vous à proposer comme réactions, en composant votre prog ?
On essaie de trouver des choses qui ne sont pas banales, qui représentent une frange qui n’est peut-être pas la plus représentée, qui peuvent surprendre, choquer. On mélange des choses qui ne le sont pas souvent. L’année dernière, tu pouvais passer d’une récitation de poèmes sur de la danse contemporaine, à un dj électronique hyper abstrait, puis à un set folk avec des chants d’oiseaux. Pour moi, un festival, c’est ça : montrer la diversité des artistes, et que les gens se sentent de plus en plus à l’aise dans leur bizarrerie. Parce qu’en fait personne n’est vraiment normal.
Suite à l’annulation annoncée aujourd’hui, quelles sont les pistes pour rebondir rapidement ?
Nous démarrons aujourd’hui un crowdfunding important, avec plusieurs nouveaux projets Sarcus lancés par la même occasion : des week-ends de déconnexion en petit comité, une série de t-shirts exclusifs en série limitée, notre première bande dessinée signée Guillaume H. (co-fondateur) et beaucoup d’autres surprises… On est très heureux d’avancer de manière positive, en adaptant le Sarcus à cette crise. Nous restons évidemment tournés vers l’édition 2021, mais en attendant ça nous éclate de profiter de cette page blanche pour donner libre cours à des idées qui perdureront sans aucun doute à la fin de cette période.
Notamment, ce nouveau format de week-ends déconnectés au Château Monastère de la Corroirie nous tient beaucoup à cœur, en nous permettant d’approfondir nos envies de (dé)connexion : y seront prévus des ateliers d’initiation au travail du bois ou de la terre, des dégustations de vins et produits locaux, des DJsets et soirées, un « dîner alchimique » ou encore des sessions de Yoga & DJsets ambient. Je pense que nous allons passer beaucoup de temps au château cette année, pour organiser ces week-ends et continuer de développer nos projets sur place : le labyrinthe végétalisé dont nous avons parlé, mais aussi la création d’une scène pérenne, la réhabilitation d’une partie du Château, la création d’un deuxième potager en permaculture… Je pense que c’est la réponse logique à cette crise : ancrer durablement le Sarcus et sa communauté sur un site naturel et architectural singulier, capable d’accueillir une proposition culturelle locale et originale.
Photo en une : Sarcus Festival, Crédits : Le Viet
0 commentaire