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« Sans les Allemands de l’est, le boum de la techno n’aurait jamais eu lieu »

C’est un constat établi depuis que je vis ici, dans la capitale allemande. Un état de fait que je me suis fait en discutant assez fréquemment avec des Allemands âgés d’une quarantaine – cinquantaine d’années. La douce nostalgie de folles années hors du temps persiste. La nostalgie d’un temps révolu que la jeunesse d’aujourd’hui ne connaîtra plus. La douce rengaine d’un « C’était mieux avant » qui sonne aujourd’hui davantage comme une revendication contre les trop rapides mutations de Berlin mais pas seulement. De simples paroles de quinquas nostalgiques nous direz-vous ? Pas vraiment.

Dans leurs vies et dans leurs esprits, le mur de Berlin est tombé une fois et ne sera plus à refaire à tomber. Du moins pas à Berlin, pensais-je. Le fol appétit de liberté des quelques années qui s’en suivirent s’est également estompé pour une jeunesse habituée, plus vraiment engagée et parfois inconsciente du chemin parcouru.

Et pourtant, à Berlin, il y a 30 ans, le décor était tout autre. Alors que la partie Ouest de la ville vibre au son révolutionnaire de la techno fraîchement débarqué d’Amérique via la Grande-Bretagne et les labels de RFA, la partie Est et sa jeunesse broie du noir, noie son chagrin dans la bière et l’eau de vie. Estampillée « socialiste » bien évidemment. Il en va de même pour la jeunesse du reste du pays, résignée à écouter du « ostrock » copié sur ce qu’on fait ailleurs.

« We can be heroes just for one day » David Bowie

En privé et dans l’intimité des chambres d’adolescents, on capte malgré tout des radios de l’Ouest. On y découvre des nouveautés débarquées comme des ovnis dans le paysage culturel aseptisé et hyper contrôlé de la RDA. On s’échange quelques cassettes pirates sous le manteau, histoire de garder l’esprit rêveur dans des années où l’utopie d’un pays heureux ne fait guère plus recette dans les têtes.

Malgré tout, un mouvement alternatif se crée en RDA, au nez et à la barbe de dignitaires dépassés et bien plus soucieux de ne pas laisser mourir leur idéal socialiste. Une scène underground voit le jour dans Berlin-Est ou dans de grandes villes comme Leipzig et Rostock. Des jeunes punks osent afficher leurs looks décadents devant leurs camarades médusés. Le malaise est latent.

Pour les jeunes restés dans le rang ou moins revendicateurs, on aspire également à la liberté. On fait la révolution à sa manière mais non sans s’exposer aux risques : en plein été 1987, David Bowie, Eurythmics et Genesis participent à un immense concert donné à deux pas du mur de la honte, en l’honneur des 70 ans du pays frère, voisin mais ennemi. Mis au courant par l’intermédiaire d’une interview de Phil Collins sur une radio de l’Ouest capté à l’Est, les jeunes est-berlinois se rassemblent près de la porte de Brandebourg, de plus en plus nombreux, défiant les autorités, les interdits et avec pour seul argument de défense leur jeunesse insouciante et leur droit au divertissement. On crie les premiers slogans hostiles au mur et on s’enthousiasme de Bowie interprétant « Heroes » à quelques mètres de là, sans pour autant y accéder ou pouvoir le voir. La musique brave ce jour-là le béton froid qui enclave Berlin-Ouest et franchit allègrement les checkpoints.

David Bowie : « Heroes » live in Berlin 1987

https://www.youtube.com/watch?v=0C7FlnBt1q4

Les festivités s’achèveront logiquement et malheureusement dans la répression policière sur une avenue où se trouve l’ambassade d’URSS et donc peu encline à accepter quelque trouble venant de la rue. Symboliquement pourtant, un premier grand coup de pioche est planté dans le mur et dans les esprits endormis.

Techno was coming

Alors, qu’évoquent ces « vétérans » pas si anciens à propos d’une certaine idée de la nuit ? Eux qui portent un regard amusé sur la jeunesse fêtarde d’aujourd’hui, accompagnant le tout d’un haussement d’épaules presque résigné. Qu’ont pu vivre ces jeunes idéalistes devenus cadres, travailleurs, élus ou chômeurs ? Non, l’évocation nostalgique de ces folles années ne peut pas ramener à cette époque de séparation du pays en deux, en tout cas pas pour ceux qui ont grandi du mauvais côté du mur. Pas besoin d’une enquête trop approfondie pour comprendre que l’avant du « c’était mieux avant » fait en fait référence au début des années 90, aux mois qui ont suivi la chute du mur et donc la chute de tous les interdits, dans un pays retrouvé et dans des régions de l’est du pays assoiffés de liberté.

Telle une bande-son de ce nouvel idéal pour des millions de jeunes jusqu’alors oubliés par les grands mouvements musicaux internationaux, la techno fait rapidement écho à cette époque, envahissant les esprits et les chambres d’étudiants. Pour ces étudiants ou travailleurs vingtenaires des années 80, cette nouvelle vague électronique s’incarne alors en la personne d’une DJ nommée Marusha. Installée à Berlin juste après la chute du mur, elle quitte sa petite ville conservatrice de Nuremberg, située dans l’ouest du pays, pour animer une émission de radio devenue culte sur une station de l’est du pays. De nouvelles sonorités donc, arrivées directement des USA, de Grande-Bretagne ou de Hollande mais aussi un nouveau langage pour une jeunesse est-allemande amusée et curieuse. Une langue riche en anglicismes, chose révolutionnaire dans un pays où la première langue étrangère enseignée était le russe il y a encore quelques mois de cela.

Felix Denk, journaliste et auteur d’un ouvrage référence sur la période (Der Klang der Familie), prend la mesure du phénomène et écrit à ce sujet : « Sans les Allemands de l’Est, le boum de la Techno n’aurait jamais eu lieu. C’était le premier printemps après la chute du mur, l’Ouest découvrait l’Est et les « Ossis » [nom péjoratif donné aux anciens habitants de la RDA, ndlr] une nouvelle musique. »

La réunification des esprits au fil du sillon des productions d’Underground Resistance ? D’une certaine façon, oui. À la chute du mur, l’ancienne RDA s’est soudainement retrouvée avec des espaces libres à profusion, des bâtiments industriels abandonnés et d’immenses terrains constructibles laissés tels quels. Conscients du potentiel et résignés par un Berlin-Ouest devenu exigu, la scène techno ouest-allemande investit l’est de la ville et du pays. A cette époque, comme le précise Denk, la star n’est pas le DJ mais bel et bien l’endroit où se tient la fête. Bunkers, usines, tout est alors envisageable et réalisable.

A Leipzig : des locaux vides et une bande de potes visionnaires

En 1992, à quelques centaines de kilomètres de Berlin, à Leipzig, une bande de potes pénètre les anciens entrepôts d’une brasserie devenue silencieuse. Pressés par le temps, imaginant que toute cette permissivité ne durerait que quelques semaines, ils investissent des locaux laissés en l’état par les ouvriers ayant débauché quelques semaines auparavant. Steffen, l’un deux, déclare à ce propos : « On s’en foutait de savoir à qui appartenait les lieux. » Tout est pourtant encore en place, comme si les ouvriers allaient revenir le lendemain matin. Mais le travail ayant fui lui aussi à cette époque, ils ne reviendraient pas. Steffen et ses potes prennent possession des lieux et créent la Distillery, le plus vieux club techno d’Allemagne de l’est, où ils attirent dans les premières années qui suivent des références comme Sven Väth ou Laurent Garnier. Leipzig est aujourd’hui devenue une ville riche en événements musicaux et à la scène créative riche. Le nouveau Berlin pour certains. Tout a donc officiellement commencé par l’entrée par effraction de jeunes gens dans un complexe industriel.

distillery

Manifestement inspiré de ces faits, un film sorti en 2015, Le temps des rêves (Als wir träumten en VO), retrace avec brio l’histoire de quelques amis dans le Leipzig du tout début des années 90. Un film référence présenté au Festival de Cinéma de Berlin, témoin concret de ce que fut cette époque et qu’il est important de considérer dans la construction de l’identité de la jeunesse est-allemande. A voir donc pour resituer le contexte.

Sous les pavés de Berlin, la plage de BPM

D’usines, il n’en est pas question dans la capitale réunifiée, assez peu industrialisée. C’est un monde sous-terrain qui va se créer autour d’acteurs de la nuit, libres et créatifs. Sous la très fameuse Potsdamer Platz, d’anciennes toilettes publiques construites à l’occasion de l’extension d’une ligne de train dans les années 30 vont devenir le théâtre inouï de festivités techno quasi quotidiennement. Totalement inconcevable pour qui connaît Berlin aujourd’hui et pour moi-même qui y passe quasiment quotidiennement, constatant que le lieu est devenu le centre d’affaires de Berlin. Et pourtant, il y a quelques décennies, c’est contre le carrelage de pissotières de l’entre-deux guerre que tout se jouait et que vibrait une certaine jeunesse allemande.

Dans le même esprit, sur, ou plutôt sous la Rosenthaler Platz en plein cœur du district de Mitte, une jeune femme transforme à son tour d’anciennes toilettes (décidément) en petit club devenu une référence à la fin des années 90, le Sexyland. Il faut alors imaginer une minute la rencontre improbable, au petit matin, entre le commun des mortels attendant le prochain tramway et des ombres sortant des entrailles de la station, un étage au-dessous, après un nuit voire plus à s’oublier.

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Ben de Biel

Ces années-là – il faut bien les prendre en compte – sont synonymes d’insouciance totale chez les organisateurs de soirées. Les conditions de sécurité ne sont que secondaires, les contrôles inexistants ou rares. Le meilleur témoin en est l’ancien club Tresor, dont le cœur du dancefloor se trouvait dans l’ancien coffre-fort d’une banque et donc dénué de toute issue de secours. Si les toilettes publiques revêtent une certaine importance au début de la décennie 90, la créativité des raveurs berlinois n’a pourtant pas de limites. Et ce qui importe dans tout ça, c’est qu’ils peuvent se le permettre. Et y arrivent.

L’ancienne brasserie du Pfefferberg, dans le quartier de Prenzlauer Berg va connaître le même sort. Les sous-sols sont investis par ceux qui créeront bien plus tard le festival internationalement reconnu Melt. Ce biergarten aux entrailles techno est pour la petite histoire devenu à l’image du quartier aujourd’hui un complexe culturel propret avec restaurants, cafés et brasserie artisanale. Et là résonne dans ma tête le « c’était mieux avant » de mes interlocuteurs occasionnels.

Et donc, c’était mieux avant ?

Mieux ? Pour pas mal de gens, oui. Différent, c’est certain. Je parle ici de quelques années où tout était possible en plein cœur d’une capitale d’Europe, pas encore redevenue capitale d’ailleurs : comme envisager danser dans les tunnels de la station de métro Heinrich-Heine Strasse, encore murée il y a quelques années de cela car située à la frontière entre les deux parties de la ville. Un symbole donc, d’une station fantôme devenue lieu de fête et de liberté. Sous l’Alexanderplatz-même, sous ce qui est aujourd’hui un immense magasin de hi-fi sur plusieurs étages, un ancien bunker nazi sous-terrain d’une capacité de 2000 personnes est utilisé à des fins festives. Là aussi un pied de nez symbolique à l’Histoire douloureuse de la ville et du pays.

Alors qu’il ne faut bien évidemment pas sous-estimer l’influence des drogues et des dégâts que cela a pu causer dans ces années-là, tout ceci paraît aujourd’hui un peu fou dans une ville rebâtie à l’extrême et qui, malgré un sens de la fête encore unique, fait face à des restrictions de plus en plus contraignantes et aux plaintes permanentes de voisins devenus trop adultes.

Ce Berlin « underground » (dans les deux sens du terme) n’existe plus aujourd’hui sous cette forme. Il a laissé place à une autre ville qui arrive toujours à repousser ses limites et à innover malgré tout. Les Allemands de l’est, si prompts à se remémorer un passé pas évident, se sont aussi forgés une identité moderne et positive sur ces chapitres pas si lointains de leur existence. L’ouverture leur a été tout d’un coup possible et s’est exprimée par le biais de cette musique créée par quelques geeks de Détroit, eux-mêmes inspirés par un groupe de bidouilleurs électroniques allemands. Des Etats-Unis aux platines d’une fête sauvage à Dessau, le pont est établi et ne disparaîtra plus.

C’est donc par le biais de la techno que la jeunesse de deux pays frères déchirés a commencé à retrouver un destin en commun, alors même que la politique et l’économie essayaient de rebâtir laborieusement ce qui avait été détruit durant des décennies. Et en ce sens, j’ai bien pris la mesure de ce qu’ont pu représenter ces années pour ceux qui les ont vécues. L’Histoire retiendra, et je retiendrai de ces discussions, que quelques BPM ont bien plus œuvré dans un premier temps que la diplomatie.

Trailer du film Le temps des rêves

Crédits photo en une : The British Berliner

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Marion 20.02.2017

Merci pour cet article passionnant !

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