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Sandra Nkaké et Jî Drû : « Notre place dans la société, c’est troubadours »

Donner. Partager. Réunir plutôt que diviser, être ensemble plutôt que se replier. Même, oserait-on un gros mot, aimer. Tout ça coule dans les veines de Sandra Nkaké et Jî Drû. C’est ce qui les fait se lever le matin, c’est leur credo et c’est leur métier. Tant de choses nous touchent chez ces deux-là, et ça ne date pas d’hier, alors en cette rentrée 2021 on est allés discuter avec eux de leurs projets du moment, Tribe from the Ashes, un collectif poétique et humaniste né au début du premier confinement, et [ELLES], un trio acoustique formé avec le violoncelliste Paul Colomb en forme d’hommage aux musiciennes qui ont pavé leur route.

Si leurs parcours sont différents, Sandra Nkaké et Jî Drû ont au moins un point commun : dans tout ce qu’ils font, ce qu’ils sont, ce qu’ils chantent, ce qu’ils jouent, il y a de l’engagement. Du fond, du sens. Au plus loin qu’il est possible d’un individualisme forcené, ils sont un, enfin deux, parmi les autres, et y ont toujours trouvé leur ancrage. Le musicien, la chanteuse, l’homme, la femme, se mélangent et se nourrissent les uns des autres. « L’intime est politique aussi » nous dit Sandra, confiant qu’au moment de choisir sa voie, et avant même de mettre un nom sur son futur métier, elle souhaitait avant tout « trouver un espace où je vais pouvoir faire du bien aux autres, réunir les gens. Ce qui me meut c’est de faire de la musique, de rêver, de lutter. » Chez Jérôme aussi, ça remonte à loin. « Dans mon éducation l’engagement était une priorité et la musique je l’ai découverte comme ça : des concerts de rock alternatif, des concerts pour des rassemblements, des manifs, dans des endroits où on faisait pas la différence entre celui qui fait le concert, celui qui fait la billetterie, celui qui remplit le camion… c’est quand je suis arrivé à Paris que j’ai compris que le nom sur l’affiche ça engageait des trucs, mais dans ma vision ça existait pas. »

C’est il y a un peu plus d’un an qu’est né le projet Tribe from the Ashes, comme nous le raconte Sandra Nkaké : « Lors du tout premier confinement, on s’est posé la question de comment transformer ce moment où on est enfermés chez nous, enfermés dans nos têtes, dans l’incapacité de communiquer avec les autres, comment contourner tout ça et essayer d’envoyer de l’énergie positive, et le seul levier qu’on avait c’était la musique. Ça s’est fait assez naturellement, on s’est dit : « On fait un morceau et on va le proposer à des musiciens et musiciennes, que ce soit ouvert, généreux. » C’est né de cette idée de rester connectés, de rester vivants les uns avec les autres. Cette chanson s’appelle « Love Together ». Ça a été le premier germe. »

Mais la crise sanitaire n’aurait-elle été qu’un prétexte, un déclencheur parmi d’autres ? En creusant un peu avec Jî Drû, on peut facilement imaginer que Tribe from the Ashes aurait vu le jour de toutes façons, Covid ou pas, comme un geste de résistance citoyenne face à une situation sociale toujours plus lourde et une réponse gouvernementale toujours plus impitoyable. « La situation du confinement prend place dans une suite de destructions de notre modèle social, de messages autoritaires, d’injonctions, et on s’est dit : « C’est quoi notre alternative à une réponse violente, frustrée ? C’est l’espace de la création, de l’écoute. » C’est pas que la maladie, c’est la manière dont on a géré ça, si on n’est même pas capables de sortir, d’échanger, d’être prudents, d’être confiants, de se dire que les gens pourront gérer certains déplacements, si on est obligés d’en passer par chacun chez soi et Amazon pour tous, y’a un problème. Il nous a vraiment semblé que quelque chose avait disparu et que c’était à nous de le porter. »

Tribe from the Ashes, c’est un melting pot, la rencontre de personnes, d’instruments, d’influences, de formes d’expression différentes aussi. A la joyeuse tribu de musicien.ne.s, parmi lesquel.le.s Marion Rampal, Thomas de Pourquery, Anne Gouverneur ou Christophe Minck, sont venus se joindre le photographe Seka Ledoux et la journaliste, photographe et écrivaine Maya Mihindou qui a réalisé les illustrations. Lorsqu’on compare cette démarche inclusive et pluridisciplinaire à celle d’un autre collectif, Gorillaz, Jî Drû revient, encore, aux origines de son engagement personnel et artistique pour expliquer leur approche. « Je suis très sensible à la filiation, je me sens issu de multiples familles et je me nourris de ce qu’on m’a donné, et je pense que c’est important de redonner, c’est crucial dans toutes mes démarches et ça va bien au-delà de la musique, c’est pour ça qu’on voulait aussi que ce soit lié aux arts graphiques, à la photo, c’est lié à ce qu’on a appelé la contre-culture, une expression qui vient de la rue, de gens qui n’ont pas forcément fait une école pour ça. »

Rien d’étonnant finalement à ce qu’en écoutant ces chansons, on soit traversé par la soul, par le jazz, la folk et le gospel, par un sentiment de liberté et d’espace, une bouffée de chaleur et de frissons à la fois, comme une fièvre bienveillante. Les sons, organiques et profonds, s’élèvent et s’étreignent, faisant apparaître les flashes d’années fantasmées, d’années de révoltes, de corps et de cœurs rassemblés dans un même élan fraternel. Et l’on perçoit à nouveau cet héritage, ce patrimoine, cette culture qui appartient à tous et toutes, celle qui construit, on devine ces artistes précurseurs, cette chaîne de transmission dont aujourd’hui les membres de cette tribu née des cendres sont à leur tour des maillons. « A la suite de Love Together, on s’est dit qu’on avait une affinité avec un genre de musique, qu’on n’avait jamais travaillé, composé dans ce genre-là. Ce style on l’a identifié comme étant dans la filiation d’un jazz né au milieu des années 60 jusqu’au milieu des années 70, très lié à une époque d’ouvertures, de mouvements sociaux. Aux États-Unis, les marches pour les droits civiques, en France et en Europe les mouvements anarchiste, socialiste, communiste… et en même temps, quelque chose qui est très lié à la poésie. On a écouté cette musique, celle de Nina Simone, de Roland Kirk, de Sun Ra, de Joan Baez, on a pris leurs mots, leur champ sémantique, et de tout ça est née l’idée de tribu. »

Sandra Nkaké définit la tribu comme « un espace où les singularités peuvent s’exprimer en sécurité, quelque chose que j’avais l’intuition qu’on avait un peu perdu ». Avec à la clé des moments d’échange que la chanteuse chérit par-dessus tout. « Si on réunit ces personnes-là, on plante une graine de quelque chose qui ensuite ne nous appartient pas. Ça crée des espaces de discussion, pas forcément de dialogue direct mais ça fait résonner des choses, et pourquoi pas des questionnements, et pourquoi pas des choses qui peuvent bouger dans leurs vies. Notre place dans la société, c’est troubadours, et c’est pas rien, on est à un endroit dans la connexion avec les gens et c’est important pour nous d’y mettre du sens. Ce qui m’intéresse c’est d’essayer des routes qu’on n’a pas encore essayées, et la rencontre permet ça aussi. »

L’autre actualité du duo est un trio. Avec le violoncelliste Paul Colomb, Sandra Nkaké et Jî Drû ont monté le spectacle [ELLES]. Ils y interprètent des chansons exclusivement écrites par des femmes, des titres emplis de souvenirs et de cet apprentissage un peu indescriptible que les musiques de nos vies nous offrent. Rendre hommage aux musiciennes qui l’ont faite, en tant que femme et en tant qu’artiste, est apparu comme une évidence à Sandra Nkaké, à l’origine de ce projet. « C’était important pour moi de prendre conscience du parcours que j’avais fait, où j’en étais, ce qui m’avait aidée à être la personne et la musicienne que je suis, c’est parce que j’ai vu et entendu des parcours de femmes avec une singularité, une ténacité, une richesse musicale incroyables, je ne me rendais pas compte à quel point elles m’avaient fait du bien et autorisée, tout simplement. » Dans la setlist, Tracy Chapman, Björk, Joni Mtchell, pour ne citer qu’elles. Quelques jours après notre rencontre, on aura la chance de voir le trio sur la scène de la Cigale. De ces formations acoustiques auxquelles l’électricité ne manque pas une seconde, une performance vocale et musicale, et avant tout une grande émotion, en particulier lorsque Sandra parlera des femmes, de leurs vies, leurs combats, leur beauté, et livrera une puissante version de « Fais battre ton tambour » d’Emily Loizeau.

Sandra Nkaké et Jî Drû, il nous en faudrait plusieurs exemplaires de chaque. Des artistes pour nous faire du bien et aussi nous accompagner au front, dans cette époque où tant d’entre nous sont sous l’eau, déjà très loin du « monde d’après » qu’on n’aura finalement jamais vu venir. Sandra est déterminée. « Y’a pas d’après, y’a maintenant, les automatismes ont déjà été repris, c’est pour ça qu’on est en résistance. Y’a aussi plein d’initiatives solidaires, créatrices, lumineuses, libératrices, mais on continue à flinguer l’hôpital, à flinguer l’école, de plus en plus de gens dorment dehors, mais on résiste. C’est pas agressif, c’est juste ne pas se laisser faire, être convaincu que le chemin à prendre c’est un chemin où on est ensemble, parce que de toute façon, on est ensemble. »

Pour aller peut-être pas plus vite, mais plus loin.

Photo en une : Tribe from the Ashes © Seka Ledoux 

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