L’enseignement musical, comme beaucoup de secteurs, a dû migrer sur Zoom. Mais pas que. Les professeurs ont rivalisé d’inventivité pour continuer à former les musiciens de demain. Une adaptation nécessaire en pleine crise, mais qui pourrait présager durablement du futur de l’apprentissage musical. On vous raconte.
« L’exercice est séduisant, mais on est d’accord qu’il est peu probable que le gouvernement ferme toutes les écoles, non ? ». Cette scène se déroule quelques jours avant que la France se confine en mars dernier. L’équipe du Conservatoire national supérieur de la musique et de la danse de Paris (CNSMDP) s’est réunie pour un « exercice de style », se souvient Denis Vautrin, responsable de la formation supérieure aux métiers du son de l’établissement. « On devait réfléchir à comment continuer à enseigner en cas de fermeture. Sur le moment, tout le monde a souri. Même rigolé ». Un exercice de style mobilisé en plan d’urgence quelques jours plus tard. « On n’avait jamais vu ça. D’un coup, les étudiants étaient mis à distance des salles de musique et de leurs instruments, du jour au lendemain ».
A plusieurs milliers de kilomètres de là, à Boston, l’une des écoles de musique les plus réputées au monde, le Berklee College of Music ferme aussi ses portes. Là comme à Paris, l’urgence est à la sortie des instruments, « des pianos pour ceux qui n’en ont pas », raconte Denis Vautrin, « mais aussi des microphones, des ordinateurs pour que tous les élèves retrouvent une autonomie ».
Faire musique, mais « dans les nuages »
Et puis, il a fallu inventer l’enseignement musical à distance. Zoom, Padlet, Bandlab, JamKazam, Jamulus ont fait leur entrée dans la vie des étudiants. Berklee avait, elle, plusieurs trains d’avance sur ses collègues français. Depuis 2002, l’établissement investit sur une offre d’enseignement en ligne, Berklee Online. L’infrastructure était donc déjà là pour les professeurs qui enseignent d’ordinaire uniquement sur le campus. « Nos professeurs ont quand même dû repenser une partie de leur enseignement. On y pense peu mais comment enseigner par exemple à distance l’utilisation d’une console Neve ? (énorme console de mixage, ndlr) », s’interroge Carin Nuernberg, vice-présidente déléguée à la stratégie de l’école.
L’enseignement supérieur n’est pas seul à se remettre en question. Dans les écoles de musique opérées partout en France par Les CMR (une fédération d’associations départementales qui bossent au quotidien à une éducation musicale pour tous), l’heure est à l’adaptation. « Comme partout, dès le mois de mars, on a dû fermer », déclare Cyrielle Léger, directrice générale adjointe du réseau. « Non sans complications. Notre philosophie privilégie l’apprentissage par le collectif. D’un coup on est passé à de l’individuel ».
Les professeurs se mettent vite en ordre de marche. Certains filment leurs mains sur les pianos. D’autres proposent des visioconférences ou filment des tutos. La structure envoie chaque semaine un Blog note – un dispositif d’enseignement interactif à mi-chemin entre le Powerpoint et le webdocumentaire, adapté au niveau des élèves. « Assez rapidement, on a décidé d’acheter du matériel informatique, des cartes son, des GoPro pour que les professeurs puissent donner cours depuis l’école ». En effet, tout le monde ne dispose pas d’une bonne connexion, rappelle Philippe Brégand, professeur et référent pédagogique de l’association : « Avec certains élèves, j’ai l’image qui se fige ou le son inaudible ».
Une question de matériel et de lieu aussi, explique Thierry Duval, référent au RIF (réseau francilien des musiques actuelles) sur les questions de pédagogie musicale à distance. « Ce que la pandémie a mis en lumière, c’est la question des espaces. Certains disposaient d’un espace où s’isoler, d’autres, pas du tout ». Un problème que rencontrent professeurs comme élèves.
D’après une enquête menée lors du premier confinement par le FUSE, l’Anedem et l’Anescas, qui interroge l’impact de la pandémie sur les étudiants en voie de professionnalisation dans le spectacle vivant, si deux tiers des élèves ont pu se confiner en famille, 11% sont restés isolés pendant la période dans des espaces réduits. Et jouer de la musique en plein confinement n’est pas une mince affaire. « Si vous avez une idée d’un lieu où je pourrais travailler sans restrictions horaires, ce serait formidable ! S’il y a des lois permettant de protéger le travail personnel instrumental face aux voisins ? », témoigne, paniqué, un étudiant dans l’enquête.
Musicien de salle de bains
Un vrai problème pour les élèves instrumentistes qui doivent s’enregistrer régulièrement en train de jouer chez eux. « Un cours individuel en visioconférence, c’est compliqué. Il y a toujours un petit temps de décalage entre le son et la vidéo. Ma prof a vite proposé qu’on se filme avec nos téléphones, elle nous faisait ensuite des retours sur le positionnement de nos mains, du corps, si on est stressé ou pas, étaye Sacha, étudiant en première année d’alto au CNSMD de Lyon. C’est pas toujours très représentatif de ce qu’on joue, mais bon… ». Il s’agit d’« apprentissage asynchrone », commente Thierry Duval. « C’est très pratique. On l’utilise même chez les tout petits qui ainsi, intègrent dans leur éveil musical leur famille. Sur la base d’un tutoriel vidéo, l’élève répond à des exercices et transfère le résultat au professeur ».
Au Conservatoire de Paris, un PDF s’est refilé de boîte mail en boîte mail. Il explique « comment s’en sortir chez soi avec son iPhone » en fonction de son instrument. Le Graal en période de confinement. Savoir placer son micro dans sa salle de bain quand on joue de la contrebasse n’est pas forcément la chose la plus naturelle du monde, s’amuse Denis Vautrin. « En fait, je crois que les jeunes musiciens n’ont jamais autant enregistré chez eux. Bon, dans des conditions un peu roots… ». Les premières semaines, le responsable essaie avec son collègue de l’audiovisuel mille solutions et applications différentes de pratique musicale collective en temps réel. Ces logiciels s’appellent Bandlab, JamKazam ou Jamulus, mais nécessitent une connexion filaire et une bonne carte son. « Ça a marché pour des profs et des élèves un peu geeks, mais c’est impossible à mettre en place à l’échelle du conservatoire ».
Dans les écoles des CMR, on a parfois dû improviser sévère et bien roots – pour reprendre l’expression de Denis Vautrin – quand les vidéos et autres visios ne suffisaient plus. « Des professeurs ont même donné rendez-vous sur des parkings de supermarché pour accorder en vitesse les violons de nos premières années », rapporte Cyrielle Léger.
Mais c’est au deuxième confinement que les professeurs sortent la grande artillerie créative. Pas question de renoncer aux pratiques collectives de la musique : « Cette fois-ci, on était préparés ». Une chorale se réunit sur Zoom. Alors que le professeur joue au piano, chaque élève chante chez soi…, le micro coupé. « C’est une manière de répéter. Ils débriefent en ligne, puis envoient leur enregistrement au professeur pour vérifier la justesse du chant ».
Mon concours sur QR-code
« A distance et roots », c’est un peu le même principe qui a présidé aux concours d’entrée des conservatoires dont le premier tour a pu se dérouler, confinés. Les élèves les ont passés à distance. A Paris, « on a distribué des copies sur Zoom. Les candidats rédigeaient leur épreuve directement en ligne sur des plateformes proposées par Microsoft ou Google. Certains départements associaient les copies à un QR-code. Pour rendre une copie d’écriture de musique, il fallait la photographier ».
Une bénédiction pour certains, une malédiction pour d’autres. « Mine de rien, ça peut être déroutant de jouer sans jury face à une caméra, déplore Sacha. Par contre, et c’est un avantage, on est bien moins stressé, on joue pour soi, même s’il nous manque l’adrénaline du jury ». « Je crois que la distance a dû aussi encourager beaucoup de candidats à présenter le concours, estime Margaux, étudiante en première année d’écriture et composition au CNSMD de Lyon, se déplacer a un coût conséquent pour certains situés à l’étranger ». Un coût écologique moindre, également. Une bénédiction, donc ? Pas tout à fait : « Je connais des élèves qui étaient tellement tétanisés à l’idée de jouer d’un trait face à une caméra qu’ils ont renoncé à passer le concours », déplore Sacha.
Tout un pan de génération sacrifiée ? Dimitri Leroy, président de l’ANEDEM, une association qui représente les étudiants musiciens et danseurs, alerte des effets pervers de certaines mesures d’adaptation. « Le CNSAD (l’un des grands conservatoires d’art dramatique français, ndlr) a annoncé qu’il prolongerait l’enseignement dispensé à ses élèves. C’est bien. Mais à quel prix ? Le concours d’entrée 2021 a été annulé. On en fait quoi des étudiants qui attendaient ?». Cette mesure ne touche pas directement les étudiants musiciens : « Oui mais les étudiants entrés en master sur l’année 2019-2020, on se demande bien à quoi leur aura servi leur master. A l’entrée comme à la sortie, ce sont des gens laissés sur le carreau ».
Confinement, op. 2
Sur les mesures d’urgence, l’enseignement supérieur a toutefois bien répondu aux attentes, rassure Dimitri Leroy. Dans l’enquête co-réalisée par l’ANEDEM en mai 2020, un étudiant sondé sur trois déclarait avoir besoin d’aide financière, matérielle ou psychologique : « Globalement, les établissements, et aussi le CROUS, ont attribué des bourses d’urgence. Certaines écoles ont passé des conventions avec des associations de psys spécialisés sur la question du mal-être étudiant ». Et enfin, lors du deuxième confinement, les conservatoires sont restés ouverts aux étudiants souhaitant pratiquer individuellement leur instrument. Au grand bonheur de leurs voisins. Pour les instrumentistes, des cours individuels avec les professeurs et leurs assistants ont lieu une fois par semaine, raconte Sacha, un peu soulagé. « Ça me manquait de jouer avec les autres ».
Pour Margaux, c’est une autre histoire : à l’écriture et à la composition, « on a principalement des cours collectifs à distance ». Compliqué dans ces conditions de rencontrer d’autres étudiants. « Le deuxième confinement a été dur. Composer quand l’isolement devient quotidien et qu’on n’a pas de stimulation extérieure, ça devient difficile. On en vient à se demander pourquoi on écrit ». On s’épuise. « Ça devenait tellement aliénant que j’ai commencé à inverser mon rythme. Je travaillais tard le soir, juste pour changer. Certes, le matin, j’étais davantage fatiguée parce que je dormais moins, mais j’étais beaucoup plus alerte. Ça m’a permis de tenir et de finir l’année ».
En ce moment, c’est clair que le moral est en berne, concède Denis Vautrin. « Les étudiants ne supportent plus Zoom. Ils nous disent que leur cerveau fuit l’écran. Lors du premier confinement, on pensait que ce serait temporaire. Là, ça va faire un an ».
Un crash test pour le futur ?
Après cette gueule de bois imposée, quels bienfaits imaginer, tirer de cette crise, demande-t-on à chacun. Le CNSMD de Paris réfléchit à faire entrer le numérique dans les salles de concert et de classe du conservatoire. « L’objectif est de donner de l’autonomie à nos élèves et à nos professeurs. On a imaginé un vidéomathon, une salle dans laquelle un élève pourra s’enregistrer et envoyer en trois clics la vidéo sur sa boîte mail. Les professeurs pourront filmer leurs cours et décider de les diffuser à des élèves qui sont à distance ou pourquoi pas, à d’anciens élèves ?»
Berklee a une approche quelque peu similaire. « Est-ce qu’on ne pourrait pas donner accès à un enseignement à distance aux étudiants en fin d’études qui ont des opportunités professionnelles ailleurs qu’à Boston ou bien aux étudiants potentiels très jeunes qui souhaitent se préparer, mais qui n’ont pas encore le bac ? On y pense très sérieusement », affirme Carin Nuernberg. Et au-delà de ces perspectives, la responsable se réjouit qu’à travers cette crise, les étudiants, « peu importe leur discipline, [aient] appris à utiliser la technologie au bénéfice de leur musique ».
Une ébauche du musicien du XXIe siècle ? « Oui, peut-être. Je crois que ça présage bien du futur du musicien. À mesure que ses sources de revenus se multiplient, il doit développer une multitude de compétences pour pouvoir espérer durer ». Et peut-être même se former tout au long de sa vie. La plateforme d’e-learning de l’école accueille toutes sortes de profils, y compris de grands professionnels tels que le producteur Fraser T. Smith qui pour un morceau qu’il travaillait avec Adele et pour « mieux comprendre ses ingénieurs du son, a pris des cours de Pro Tools » sur Berklee Online.
Dans cette métamorphose, le professeur, voire l’école ne sera pas en reste, prédit Thierry Duval. Avec la crise, « le rôle du formateur se déplace. Le professeur n’est plus seulement celui qui montre; c’est celui qui a un rôle de médiation entre l’élève et la musique en général ». Grâce à Internet, on a tous accès facilement à des objets didactiques. « Le rôle du prof est d’être dans un dialogue avec l’élève pour l’orienter, le conseiller, l’aider à résoudre un problème ». Et dans ce cas, on réinterroge le rôle de l’école qui n’est plus forcément l’espace où on apprend à faire, « mais un espace-ressource, un espace d’encouragement, un espace de pratique aussi, et plus forcément avec la présence d’un prof ». Vertigineux…
Une chose est sûre. Réelles ou virtuelles, même sur un parking, les frontières de la musique ne sont pas prêtes de se fermer.
Photo en une : Capture d’écran d’un jam de « l’orchestre virtuel » de Berklee © DR
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