Il suffit de se balader dans le centre ville de Tours, la plus grande ville de la Région Centre et d’ouvrir les yeux. Un peu partout, apparaissent sur les murs et le mobilier urbain des petits stickers jaune et noir estampillés Radio Béton. Sur ces autocollants, le 93.6, fréquence hertzienne ironiquement placée juste après la fréquence tourangelle de France Musique apparaît comme un rendez-vous. Un rendez-vous pris avec l’auditeur qui à 9 heures du matin ne devra pas s’étonner d’entendre un morceau techno, habilement placé entre un classique du punk et une nouveauté rap. Une liberté qui détonne dans les transistors et qui ne date pas d’hier : Radio Béton a récemment soufflé sa 35ème bougie. Bonus : on vous a mis une interview du programmateur du festival Aucard de Tours, membre de l’équipe de la station.
L’histoire débute en 1984. Canal+ vient de naître, Scarface sort en France et Cookie Dingler est en tête du top 50. C’est à ce moment qu’une bande de potes commence à émettre sur la bande FM sans autorisation, dans le sillage du mouvement des radios libres. L’ambiance est punk, irrévérencieuse et outrageusement libre.
Après un peu plus d’un an d’émission, la Haute Autorité de la communication audiovisuelle vient siffler la fin de la récré et interdit la radio en mai 1986. Si Béton n’a plus sa place sur les ondes, elle va très vite se déplacer sur l’espace public. Ainsi dès l’été 86 cette joyeuse équipe lance alors la première édition du festival Aucard de Tours avec un budget de 12 000 francs. Résonnent alors à ce moment les premiers coups de caisses claires d’un festival qui, 35 ans après, sera devenu incontournable.
Béton continue son chemin sur la fin de la décennie 80, recommence à émettre sans autorisation, pendant qu’Aucard de Tours recevait les Wampas, les Ludwig Von 88, les Bérus et une grosse partie de la scène alternative française à l’occasion de son événement annuel.
Au début des années 90, les lignes commencent à bouger : la radio est enfin autorisée, et le festival s’affirme et s’ouvre de plus en plus. Elle réussit notamment plusieurs coups d’éclats comme la venue de NTM en 1991, au moment où le rap commence tout juste à sortir des grandes villes françaises. Dans un tout autre esprit, en 1999, Jean Louis 2000 arrivait sur le festival en hélicoptère. On dit souvent de Radio Béton qu’elle est devenue une sorte d’institution. Ce qui est certain c’est qu’elle accompagne une partie des Tourangeaux depuis plusieurs décennies et que le festival Aucard de Tours est un pèlerinage inévitable dans la cité de Balzac.
Depuis ses locaux exigus, un petit nombre de salariés et de contrats précaires occupent l’antenne en journée qu’ils partagent avec 90 bénévoles qui produisent une cinquantaine d’émissions. Une diversité qui permet à la radio de couvrir tous les spectres musicaux, de l’indie pop le mardi soir, du punk rock le jeudi après-midi, de la musique classique le lundi matin ou même de la musique celtique le dimanche après-midi.
Si Béton se distingue alors par sa pluralité musicale, elle ne délaisse pas le champ politique, d’abord à l’antenne avec l’émission « Des O et Débat » qui traite de l’actualité sociale et politique, « Glaire Witch », émission féministe ou « Demain le Grand Soir » et son ton révolutionnaire, une liberté de propos rendue possible entre autres par l’absence de publicité sur la station. La radio s’est aussi illustrée par plusieurs actions directement dans la rue. Quand en 1996, le pape Jean Paul II (qui avait pris alors position contre le préservatif et l’avortement) vient donner une messe à Tours, la réaction ne se fait pas attendre. Béton organise la « Pape Out », une manifestation conjointe à plusieurs mouvements de gauche, accompagnée de compagnies de cirque et une distribution de capotes y est mise en place. Plus récemment, en 2011, Béton prend part à une mobilisation contre le congrès du Front National à Tours.
Alors, pour toutes ces raisons et plein d’autres qu’on n’a pas dites, on souhaite un magnifique 35ème anniversaire à cette sacrée équipe de Radio Béton.
Interview : Enzo Petillaut
Du côté du festival Aucard de Tours, la diversité des esthétiques est tout aussi de rigueur. La programmation, composée d’artistes et de groupes défendus par la radio se veut exigeante et ne cherche pas à prendre le public par la main. Sur la soirée d’ouverture de l’édition 2019 par exemple, on applaudissait Dope Saint Jude, Carpenter Brut, Nova Twins ou les Black Lips. Une grosse partie du public ne connaît pas les noms sur l’affiche, mais il n’a pas grand chose à perdre puisque le festival demeure aujourd’hui comme l’un des moins chers de France : comptez 10€ pour un soir et 30€ pour 5 jours. Une politique tarifaire qui fait office d’exception dans le paysage des festivals français.
Pour en savoir plus, on a rencontré Enzo Petillaut, programmateur et chargé de production depuis 2011, pour lui poser quelques questions.
A quel âge es-tu arrivé à Béton/Aucard ?
Enzo Petillaut : Je suis arrivé en tant que stagiaire en février 2011 en tant qu’aide à la communication du festival, et j’ai été pris à mon poste actuel (chargé de production et programmation) en septembre de la même année. J’avais 23 ans !
Comment tu définirais ton travail ?
Sur ma fiche de poste c’est marqué attaché de production, mais dans une petite association comme Béton où je suis le seul salarié (hormis mes collègues de la radio), forcément c’est plus large. Je m’occupe, en lien avec un bénévole, du côté programmation, et je supervise aussi le côté communication réseaux sociaux, médias et papier avec l’aide d’un volontaire en service civique chaque année. Chargé de production, c’est une étiquette assez vague et un peu fourre-tout, qui est donc forcément différent selon la structure (salle, festival) et aussi la taille de la structure. Chez certains, ça se fond avec l’administration (demande de subvention, gestion des budgets, fiches de paie) ; pour d’autres ça va plutôt être en lien avec la technique (supervision des équipes de techniciens, location du matériel scénique) ; ou encore avec la régie générale (dossiers de sécurité, location du matériel hors scénique) ; ou la gestion des équipes bénévoles, ou que sais-je encore. Moi j’ai la chance d’avoir pu lier ça avec la programmation, le reste étant déjà pris en charge par des bénévoles ou des intermittents historiques qui suivent le festival depuis des dizaines d’années. Je suis plutôt chanceux. L’autre facette fun et complètement liée à Béton, c’est la radio : un média que je n’avais pas pratiqué avant de débarquer en 2011 et que j’ai appris sur le tas. Aujourd’hui j’aurais du mal à me passer de mes quelques émission hebdomadaire, je trouve en outre que ça m’impose une sortie de mes zones de confort musicales qui est tout à fait bénéfique et nécessaire à une programmation intéressante et qui se renouvelle sur le festival.
Quels sont les concerts que tu as programmés dont tu es le plus fier ?
Difficile de faire le tri, y’en a eu vraiment beaucoup. J’ai une affection toute particulière de la fois où on a programmé Rone en 2013, c’était un de ses tout premiers lives – avant il faisait uniquement des dj sets – et il commençait tout juste à se faire connaître au grand public après la sortie de son album incroyable Tohu Bohu. Le concert en lui-même était superbe, mais c’est surtout la rencontre avec lui après le concert qui a été marquante. J’y ai découvert une personne vraiment humble et humaine, qui avait les larmes aux yeux après son concert car c’était la première fois qu’il avait senti une telle symbiose entre son ingé lumière (qui projetait des images sur du décor pendant le concert), lui et le public. Il a fait du chemin depuis mais j’espère qu’il en garde un souvenir particulier dans l’évolution de son parcours. Plus succinctement pour ne pas commencer mes mémoires, je citerai : Dirtyphonics en 2011, Kap Bambino en 2012, Brian Jonestown Massacre en 2014, Frank Carter & The Rattlesnakes en 2017, Golden Dawn Arkestra en 2018 et Pongo en 2019.
As-tu une édition qui t’a particulièrement marqué. Et si oui, pourquoi celle-ci ?
Chaque édition à sa petite particularité. Ça n’a pas été un long fleuve tranquille, surtout ces cinq dernières années (notamment avec l’inondation en 2016 qui nous a forcés d’arrêter le festival au bout d’un jour sur cinq). Mais je crois que celle de l’année dernière, en 2019, a été la plus aboutie et la plus kiffante en terme de qualité de concerts. Là encore, ce n’était pas une édition simple au niveau météorologique, surtout le vendredi où, jusqu’au dernier moment, on a failli annuler à cause d’un risque de tempête (on a finalement pu ouvrir avec deux heures de retard et avoir chamboulé en dernière minute tout le planning de la soirée). Mais le nombre de concerts mémorables est assez hallucinant sur cette édition, il y a dû avoir un truc particulier car le public et les artistes étaient à fond, chaque soir, et faut tenir sur 5 jours. Je retiendrai vraiment les concerts d’Underground System, Black Lips, Nova Twins, DTSQ, Jazzy Bazz, Helena Hauff, Cadillac, Bagarre, le live de Kiddy Smile, Belako, Boy Harsher, La Jungle, Parquet, Namdose, Grande, Steve ‘N’ Seagulls, Pongo, même La Ruda m’a fait kiffé comme si j’avais de nouveau 16 ans. Et un final grandiose, le projet commun entre deux groupes Tourangeaux phares, deux groupes enfants d’Aucard : Ondubground & Chill Bump. C’était fou de A à Z, vraiment une très très belle édition.
Arrives-tu à t’adapter à l’augmentation exponentielle des cachets de certains groupes ? Et est-ce que tu as plus de difficultés à faire venir certains groupes aujourd’hui par rapport à tes débuts ?
Effectivement chaque année les prix augmentent, et c’est difficile de suivre surtout quand, de notre côté, les recettes n’augmentent pas : on n’a pas augmenté la billetterie depuis 5 ans, la bière depuis 4 ans, et les subventions stagnent, voire baissent légèrement, depuis 10 ans maintenant. C’est une contrainte forte qui ne nous permet plus comme à mon arrivé de réussir à négocier un Orelsan (2011) par exemple. C’est aussi dans ces contraintes qu’on construit notre différence : de plus en plus Aucard se démarque des autres festivals à la course au groupe bankable de l’année, qu’on verra sur la plupart des festivals français. Mais ça reste quand même frustrant car même dans les groupes en développement, en particulier étrangers, et surtout la scène anglaise, les prétentions à la fois de cachet et aussi de co-line up (un groupe peut refuser de se déplacer s’il estime que le line-up n’est pas à sa hauteur) rendent parfois très difficile voir impossible la venue de certains groupes qui auraient tout à fait leur place sur notre festival. C’est également le cas du monde de la techno et la house, totalement mondialisé, et qui n’obéit presque qu’à l’offre la plus élevée qui peut venir de n’importe quel coin du globe, avec des exigences de cachets et d’accueil absolument délirantes. J’ai vraiment levé le pied sur les DJ depuis trois ou quatre ans à cause de ça.
Comment vois-tu l’avenir de la radio et du festival ?
Difficile de se projeter sur l’avenir de la radio, en tant que structure comme en tant que média. Depuis mon arrivée, Radio Béton est passé de deux CDI plus deux contrats courts de 2 ans à un CDI, deux services civiques et un contrat court d’un an. C’est compliqué de construire une évolution sur la durée avec une équipe qui change si souvent. Malgré tout, Radio Béton reste un média respecté et connu des Tourangeaux, même auprès des jeunes – toute proportion gardée bien sûr – et ça, ça tient un peu du miracle. Pour le festival, je lui souhaite de ne jamais grandir. On a un équilibre certes fragile – c’est rare de rentabiliser une édition, même quand on a une moyenne de remplissage de plus de 80% chaque année – mais c’est la taille idéale pour un festival. On reste super accessible car vraiment pas cher, ça nous permet de nous affranchir de la courses aux têtes d’affiche et le public semble de plus en plus nous faire confiance sur la programmation. La taille joue aussi sur l’ambiance vraiment bon enfant aussi bien côté orga que côté public. Il y a une vraie bienveillance, le public sent qu’il n’est pas dans un supermarché de la musique, et ça fait vraiment du bien. Ça nous permet aussi de repenser la décoration du site chaque année, tous les bénévoles sont costumés, il y a de l’art de rue décalé… Bref, un vrai esprit DIY issu des années 80 subsiste encore. C’est ce qui manque dans beaucoup de festival ultra lissés dans leur com, leur orga, leur déco et leur contact avec le public. Je souhaite à Aucard de continuer à cultiver cette personnalité et de la développer encore plus.
Traditionnellement au mois de juin, le Festival Aucard de Tours se déroulera exceptionnellement cette année du 17 au 20 septembre.
0 commentaire