Leurs soirées sont attendues par une armée de clubbers gamers assoiffés par la pandémie. Oubliez les apéros Zoom. Pour faire la bamboche, rendez-vous sur Minecraft et IMVU. On a discuté avec les organisateurs de fêtes assez immersives et inattendues.
Depuis mars 2020, nombreux ont été les naufragés de la fête, clubbers, organisateurs, artistes. D’abord, les mélomanes ont mis un premier pansement en regardant les live-streaming montés dans les clubs berlinois et un peu partout dans le monde. Puis il y a eu les soirées en « boîtes » sur Zoom, chacun pouvant danser dans la lucarne de son écran. Sauf que trois ans avant que la pandémie n’exile le monde de la nuit sur les Internets, les métavers – des univers sur lesquels on évolue sous forme d’avatars – avaient déjà été squattés par l’esprit de la fête.
« Club Matryoshka, c’est une réponse à tout ce qui ne va pas dans le monde des clubs de Manille ». ClubMat, pour les intimes, s’est imposé en peu de temps comme la soirée courue sur Minecraft. Jorge Wieneke V. a longtemps organisé des soirées dans la métropole philippine. « J’avais des amis que je voyais se faire rejeter par les clubs traditionnels parce qu’ils sont queer ou trans. Ou bien on venait t’embêter parce que tu ne bois pas ou tu ne prends pas de substances ». Autre manque : la musique underground que Jorge aime tant n’a pas sa place dans la scène traditionnelle. « On voulait créer un endroit qui redéfinisse ce que le clubbing devrait être : safe, non-toxique et expérimental ».
2000-2010, reboot
Pour les inspirations de Club Matryoshka, Jorge Wieneke V. pioche dans un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître : les années 2000-2010. « J’ai grandi sur les plateformes d’avatars, comme Palace Chat où on pouvait se présenter avec des GIFs, tu pouvais être une fille, un garçon, un animal, un robot. Peu importait. Et je pouvais de mon ordinateur à Manille assister à des évènements partout dans le monde ». Bien évidemment, le patron de ClubMat se rappelle les premières années de Second Life. Entre 2003 et 2007, le métavers en 3D connaît un tel boom que des entreprises y installent des bureaux ou des magasins. Harvard et Stanford s’intéressent au phénomène et envisagent d’y lancer une offre d’enseignement en ligne. Rappelons qu’à l’occasion de l’élection présidentielle française, la plupart des candidats, de Nicolas Sarkozy à Jean-Marie Le Pen et même José Bové y ont installé des bureaux de campagne virtuels. Le milieu de la fête n’a pas manqué de prendre d’assaut le métavers. Des raves sont organisées régulièrement. « Le problème, c’est qu’on y passait de la musique plutôt mainstream ».
En 2010, les pérégrinations de Jorge sont récompensées. Boiler Room apparaît sur les écrans d’ordinateurs, d’abord sur Ustream, puis Dailymotion et YouTube. Le principe est simple : une webcam est placée sur la table du DJ ou est collée au mur. Derrière lui, quelques privilégiés dansent. Les internautes branchés un peu partout dans le monde commentent. Boiler Room est, les premiers temps, un œil sur la scène underground londonienne avant de squatter d’autres scènes, à Berlin, Los Angeles, New York… Les années 2010 voient aussi émerger SPF420, des sets « qui avaient lieu sur Tinychat (un site chinois de chat en ligne, ndlr) ». « Certains de mes artistes préférés, comme Ryan Hemsworth ou XXYYXX s’y produisaient en balançant des liens de performances en live ».
« Une nuit, ma maison sur Minecraft brûle. Je me mets à construire un Berghain », Jorge Wieneke V
Nous sommes à peu près dix ans plus tard, en 2019 quand Jorge Wieneke V., lassé des fêtes de Manille, se réfugie sur Minecraft pour jouer. Rapidement, il s’entoure d’une petite communauté de créatifs. « On a fini par acheter notre propre serveur. On a alors invité des programmeurs, des designers, des illustrateurs, tous ceux que ça branchait de créer des mondes sur Minecraft. C’était comme un petit village ». Une nuit, la maison de Jorge sur Minecraft brûle. Les autres joueurs dormaient. « J’avais envie de bâtir un club qui ressemblerait au Berghain et à d’autres clubs à Manille ». Il y passe toute la nuit. Le lendemain, le joueur annonce qu’il organise une soirée dans son nouveau club virtuel, Club Matryoshka. Aujourd’hui, le serveur de ClubMat compte 1400 personnes. La dernière soirée organisée par le Club Matryoshka s’est jouée à guichets fermés en partenariat avec le CTM Festival, un festival de musique et d’arts visuels particulièrement réputé pour expérimenter.
Du club et des jeux
« On a aussi créé des mondes fantaisistes. Pourquoi recréer le réel ? On a par exemple imaginé un monde frappé par une apocalypse de zombies. Tu dois faire équipe avec la foule qui fait la fête avec toi pour atteindre l’hôpital où te réfugier ». En Amérique du Nord, un collectif a aussi infusé Minecraft de leur esprit festif. Lollapalooza, Coachella, l’apocalyptique Fyre Festival,… tous ces évènements ont été parodiés sur la plateforme – avec bienveillance – par ce groupe d’amis. Le collectif Open Pit, qui a accueilli lors de ses évènements des artistes aussi différents qu’American Football, Phoebe Bridgers, Anamanaguchi ou Charli XCX, s’est formé à cause d’un anniversaire.
« Si vous ne nous virez pas, nous, on reste »
« On jouait tous un peu à Minecraft. Un jour, Max Schramp (l’un des cerveaux d’Open Pit, ndlr) nous dit qu’il veut célébrer son 21ème anniversaire sur Minecraft », décrit Robin Boehlen, l’un des fondateurs du collectif. Les amis habitent des villes différentes. « Minecraft s’y prêtait bien ». Finalement, la fête rassemble une centaine de personnes. « Notre pote a dit, hey, on devrait remettre ça ». Près de 3 ans plus tard, leurs évènements réunissent parfois jusqu’à 100 000 personnes. Une autre échelle. « Finalement, c’est pas très étonnant, Minecraft est quand même le jeu le plus acheté au monde », analyse Umru Rothenberg, un des autres fondateurs du collectif. Pour autant, si comme ClubMat, leurs soirées reprennent certains codes des clubs traditionnels – des physionomistes qui virent les clubbers au comportement toxique ou des assistants de prod pour les artistes – pas question de ne pas profiter du terrain de jeu offert.
« Pendant un concert, tu dois rester dans la fosse pour écouter la musique. Sur ce jeu, tu peux explorer le monde qu’on a construit et découvrir en même temps la musique », étaye Umru Rothenberg. Au point d’avoir des gens qui enquêtent pendant les soirées pour découvrir les éléments cachés du jeu. « Si vous ne nous virez pas, nous, on reste, a entendu plusieurs fois Jorge Wieneke V. en fin de soirée. On s’est toujours posé la question de ce qui nous amuserait, nous ; qu’est-ce qu’on aimerait explorer en 8 heures, en 24 heures ». Le résultat ? Des paysages tout en blocs Lego à perte de vue, des cavernes, des volcans, des forêts où se cachent des mini-jeux. Tout ça mâtiné de musique, enfoncé dans le confort de son salon ou de sa chambre.
Comme dans un jeu, si le clubber a faim, a soif ou est fatigué, un acolyte lui balance une potion pour augmenter ses sens et ses capacités. Sur les serveurs de ClubMat, les couleurs seront alors plus vives ou on sautera plus haut. Des capacités très utiles pour explorer les univers gigantesques imaginés pour ces soirées. Sur les soirées d’OpenPit, rapporte Robin Boehlen, « les gens essaient de trouver les coins ou les objets qu’on a cachés dans l’univers de l’évènement. Ce n’est pas comme un concert ou un set classique où tu vas rester dans la fosse ou la salle pour écouter la musique et danser ou aller au bar pour socialiser. Là, tu peux explorer le lieu, discuter avec les gens et apprécier la musique d’où que tu sois ». Et échanger sur les serveurs Discord dédiés avant, pendant et après la fête. Une expérience augmentée des clubs traditionnels, sans la classique gueule de bois du lendemain.
Sound is (no) limit
Et les artistes dans tout ça, s’est-on demandé au fil des interviews. Souvent ils viennent d’eux-mêmes. « On a aussi bien fait jouer des DJ qu’on connaissait, comme des artistes plutôt connus qui nous approchaient parce qu’ils voyaient Minecraft comme un moyen de continuer à se produire sur scène, interprète Umru Rothenberg. Phoebe Bridgers, par exemple, c’est en voyant American Football qu’elle s’est dit, moi aussi, je veux jouer sur Minecraft ».
Anna, du duo de musique électronique Spirit Twin, connaissait déjà plutôt bien l’application d’avatars et de chat IMVU : « Bien avant la pandémie, on avait tourné un de nos clips directement sur IMVU. Tu peux faire de ton avatar ce que tu veux, te présenter comme tu le souhaites avec des détails assez chouettes. C’est un peu comme une maison de poupée, mais sur une application sociale ». Lors du premier confinement, le duo « traîne » sur l’application. « On voyait que les gens organisaient des shows, des raves. On a eu envie de le faire aussi ». La plateforme abrite depuis décembre 2019 des « live rooms », des salles qui peuvent accueillir jusqu’à 10 animateurs en live et une audience de plusieurs centaines de personnes.
Depuis mars 2020, nous raconte la directrice marketing de la plateforme, Lindsay A. Aamodt, « on a vu fleurir de plus en plus de DJ-sets, de concerts sur notre plateforme ». Pour atteindre plus de gens et surtout pouvoir ajouter de la musique, les organisateurs streamaient ce qui se passait sur IMVU sur Twitch. La directrice tombe sur le travail de Spirit Twin. « J’ai trouvé ça super. Ils ont continué à faire un ou deux évènements live avant qu’on leur propose d’organiser ensemble le Spirit World Festival ». Ce festival, qui a eu lieu entre le 23 et 25 juillet 2020, a réuni pas moins de 50 artistes internationaux, dont les Pussy Riots. « On a imaginé six scènes avec des ambiances différentes ». Le live vidéo était streamé sur Twitch, avec la musique des sets des artistes qui étaient, pour l’occasion, pré-enregistrés. Jusqu’à 40 000 personnes ont assisté au Spirit World Festival sur Twitch.
« Tu peux faire de la pyrotechnique sur scène, chanter sur le dos d’une baleine si tu veux »
« Quand on a monté Spirit World, c’était aussi pour offrir une scène aux artistes qui en avaient besoin, se souvient Allen du duo de musique électronique, Spirit Twin. Anna et moi sommes des artistes indépendants ». Pas de label, ni de manager. Sur un concert « physique », peu importe si 200 ou 5 personnes y assistent, les artistes se déplaceront quand même avec leur matériel. « Sur un show virtuel, tu peux faire absolument ce que tu veux, tu peux faire de la pyrotechnique sur scène, chanter sur le dos d’une baleine si tu veux. Pas besoin de budget pour ça ! ». Et financièrement, l’opération est aussi intéressante. « On a collecté 12 000 dollars pour les artistes pendant le Spirit World Festival ». Sans oublier le merchandising digital. Rien que sur IMVU, ce sont 15 millions de biens virtuels qui sont disponibles et 7 millions d’acheteurs potentiels (nombre d’utilisateurs actifs de la plateforme, ndlr).
Sur IMVU comme sur Minecraft, les sets ou les concerts sont pré-enregistrés, ce qui laisse le champ libre aux artistes pour se concentrer sur la scénographie ou le contact avec le public. « Il y a des artistes qui se lâchent vraiment sur leurs costumes, rigole Allen, Hannah Diamond s’est changé pas mal de fois ». L’application IMVU permet en effet de déclencher en direct des changements de costumes, des effets de scène ou des jeux de lumière.
Jorge Wieneke V. explique, lui, que comme les sets sont pré-enregistrés, le rapport est inversé. Les artistes se lâchent plus aussi dans leur musique, puisqu’ils n’ont pas la possibilité de s’adapter à l’humeur de leur public. Umru Rothenberg d’Open Pit se souvient que sur certains sets, les DJ ont même embauché des comédiens pour faire des sketchs vocaux. « Ils ont moins de pression pour créer », analyse-t-il. Les artistes sont aussi plus bavards avec les autres clubbers, Pendant leur set, ils échangent en chat ou sur les serveurs vocaux sur Discord avec leur public. Hors set, ils se mêlent à la foule, dansent ou se baladent dans l’univers créé.
Une légèreté aussi très appréciée par le public qui échange plus facilement avec les artistes. « Ce qui est assez génial, c’est que je peux jouer à mon jeu préféré avec des musiciens que j’admire ! », nous lance, enthousiaste, Hirayama, un des participants de ClubMat. « C’était étrange de voir autant d’artistes assister aux sets des autres sur la piste de danse. Clairement, j’avais la sensation d’être le témoin de quelque chose de très spécial », ajoute Schwarznull, une autre figure du Club Matryoshka.
Des amitiés virtuelles bien réelles
Mais c’est une autre vertu de ces clubs virtuels qui revient dans les discussions qu’on a eues avec les participants du ClubMat : l’inclusivité. « Pour rencontrer des gens, je me suis toujours senti plus à l’aise en ligne que dans la vie réelle, explique Hirayama. J’ai toujours eu du mal à m’intégrer dans certains groupes. Soit on ne veut pas de moi parce que je suis le « gars bizarre » ou bien, je ne partage pas les mêmes idées que les autres. Là je me sens accepté ». Des dires qui n’étonnent pas Allen de Spirit Twin qui pense que sur un jeu, « tu peux être encore plus toi-même que dans la vie même ». Et en cas de comportement injurieux ou dangereux de la part d’autres participants, les physionomistes-modérateurs des évènements peuvent kicker les fâcheux en deux clics.
« Honnêtement, cette communauté a préservé ma santé mentale, confie Schwarznull de Club Matryoshka. Je suis ingé son, je bossais beaucoup sur des évènements physiques, j’ai perdu mon job à cause du Covid. Je peux danser, jouer, parler et partager des idées avec des gens du monde entier ». Viva, autre participante du ClubMat, « traversai[t] une période difficile ». La découverte du club est tombée à pic. Ça a été un refuge. « J’avais l’impression de faire partie d’un groupe, alors que je ne connaissais personne, et que je n’écoute pas de musique techno. Mais je me suis découvert un amour pour ce genre ».
Pour Lindsay Aamodt, le succès de ces soirées virtuelles s’explique aussi par l’échec des réseaux sociaux à rassembler les gens.« Sur un réseau, je vais voir vos photos de Paris, ça va me rendre envieuse ou vice versa. Je vais me lamenter sur pourquoi je ne suis pas à Paris. Dans les métavers, ce n’est pas le cas. Vous avez accès aux mêmes univers que tout le monde. En une heure, vous pouvez vous promener à Paris, à Tokyo, à la plage et le partager avec vos amis. Ou vous en faire de nouveaux ». Les amitiés surgissent par le partage d’expériences, prêche pour sa paroisse la directrice. Et quand on voit que l’appli IMVU génère 18 000 évènements live par mois, on se dit que ces nouvelles amitiés ne sont pas près de s’arrêter.
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