Il faut sauver la musique. Rien que ça. Certaines structures ont donc décidé de se rassembler : salles de concert, médias, festivals, etc. On a d’ailleurs échangé avec quelques unes d’entre elles : elles viennent de Lyon, Bordeaux, Dijon, Nantes, Marseille et Clermont-Ferrand, œuvrent dans les musiques actuelles, et représentent les forces, les perspectives et les errements du secteur. Réunies au sein de l’Appel des indépendants, elles nous racontent les ateliers auxquels elles ont participé dans leur ville ces dernières semaines pour imaginer un monde musical plus coopératif, affectif, imaginatif.
Le 11 mars 2020, la crise sanitaire frappe la France avec une force encore inconnue. Alors qu’on se voile tranquillement la face – se disant qu’après tout, on est au-dessus d’une petite grippe, et puis oh on en a vu d’autres depuis 2015 – d’autres prennent la mesure du carnage annoncé. 30 structures indépendantes lyonnaises lancent alors un appel à la solidarité, à coup de visuels roses qui tranchent avec la monotonie des fils d’actus. Ces entreprises et associations font partie des secteurs des médias, de la culture, la création et l’audiovisuel, et nous alertent alors sur la précarité du milieu et des conséquences dramatiques causées par les disparités et le manque de cohésion généralisé.
Puis, vous connaissez la suite, fermeture des lieux, annulation des événements, protocole sanitaire, masques et distanciation sociale, ce concept à l’opposé du rapprochement social prôné par le spectacle vivant. Celleux qui veulent croire qu’en cas d’apocalypse, d’attaque zombie, de changement climatique ou de crise sanitaire, tout le monde trinque de la même façon s’auto-lancent de la poudre aux yeux. Au contraire, les signataires de l’Appel des indépendants rappellent que le secteur musical n’est pas un, mais multiple, et évidemment le théâtre de luttes de classes et de jeux de pouvoir. On peut facilement imaginer que des institutions largement financées par des subventions publiques, ou que des branches « divertissement » adossées à des extracteurs de charbon ou des multinationales de bières voulant se donner belle image en finançant des salles, ont moins à perdre que des coopératives, associations d’intérêt général ou entreprises œuvrant dans la médiation culturelle.
Mais le manichéisme de Disney n’explique pas un milieu musical frappé par la foudre. Alors, on se réunit.
Pourquoi se réunir ? C’est vrai ça, ça fonctionnait très bien la musique chacun dans son coin. Il y avait les gros, les petits, les indés, la techno, le hip hop, la chanson, les tourneurs, les relations presse, ceux qui ont les secrets de fabrication d’un festival et ceux qui tombent dans les pièges, et tout était bien dans le meilleur des mondes, hein ? Non ? Vous êtes là ? Eh bien non, en fait, dire qu’un milieu plus concurrentiel que coopératif fonctionne, qui accepte la détresse des uns au profit des autres, c’est au mieux du non-sens, au pire un sacré cynisme.
Et quand la crise claque, avec la violence d’une pandémie mondiale, les écarts se creusent, les marges sont expulsées, les holdings grappillent du terrain, ça suffoque, ça crève en silence. C’est le moment de parler. Dans la cacophonie des cris de rage, de tristesse et d’impuissance, il nous faut trouver des espaces où l’on peut murmurer des encouragements, écouter l’autre, lui raconter notre propre histoire.
Lyon, noyau dur
Eric Fillion est un professionnel de la musique, il a cofondé l’asso Mediatone à Lyon en 1997 à travers l’accompagnement de musiciens, l’organisation de concerts, de projets de médiation culturelle, d’actions d’insertion sociale. Avec la crise, il a dû annuler 25 concerts et 3 festivals, et cela semble n’être malheureusement que le début. Alors il réagit rapidement : « Nous avons eu la volonté de mettre un coup de projecteur sur la sphère indépendante dans la culture et dans les médias, souligne-t-il, d’en redéfinir les spécificités, les fragilités structurelles, et surtout l’importance, dans l’espoir de se faire mieux entendre et connaître par les politiques et le grand public. » Mediatone fait alors partie du proche-noyau à l’origine de l’Appel des indépendants en France.
Le 9 juillet, Eric et son équipe organisent un atelier autour de la thématique « Émergence des Tiers-lieux : comment repenser le travail coopératif & collaboratif ? » qui se trouve être l’un des principaux thèmes de la campagne électorale de la Métropole de Lyon, présidée par l’écologiste Bruno Bernard. Cette question concerne des champs tels que l’urbanisme transitoire, les lieux de création et de vie, ainsi que la transformation des quartiers, la gentrification. De nouvelles interrogations émergent : « Quelle place pour l’Économie Sociale et Solidaire, et pour l’intérêt général dans ces projets ? Post-crise sanitaire, ces projets peuvent-ils aboutir sur de nouvelles formes de collaboration ? » En découlent plusieurs propositions, dont celle de s’accorder sur la notion de tiers-lieux pour éviter le fourre-tout ; ou encore celle de faciliter l’accès aux projets d’occupations temporaires.
Dans l’ADN de Clermont-Ferrand
Nathalie Miel est la directrice du groupement d’entreprises Le Damier à Clermont-Ferrand, lancé en 2011, qui représente les industries culturelles et créatives sur l’ensemble de la région Auvergne. Au total une cinquantaine d’entreprises pour la quasi-totalité indépendantes sont dans son giron. L’Appel leur est relayé par un adhérent signataire. Le Damier se retrouve immédiatement dans le texte et rejoint la dynamique nationale. C’est d’ailleurs dans son ADN : « Nous avons toujours assuré sur notre territoire un rôle de représentation de nos membres et de valorisation du secteur des industries culturelles et créatives, porté par une myriades de petites structures. » Le cluster dresse des passerelles dans la recherche, le numérique, l’enseignement supérieur et l’on en passe.
Le 16 juillet, Le Damier organise un workshop dans ses locaux autour du thème « Acteurs culturels et médias indépendants à Clermont-Ferrand : quels freins et pistes de solution pour votre développement ? » Une piste que Nathalie désigne elle-même comme « large » pour laisser libre cours aux orientations de la conversation. Qu’en est-il ressorti ? Plusieurs choses. D’abord un cruel manque de renouvellement des modèles de financements et de dialogues avec les instances publiques ; des difficultés pour de nouveaux entrants d’accéder au financement public ; la limite des appels à projets qui engagent le plus souvent les porteurs à rentrer dans les cases prévues plutôt qu’à défendre leur idée de base ; ou enfin, la reconnaissance très limitée des initiatives écologiques (où sont les subventions ou les bonus pour les récompenser ?).
Bordeaux fait des listes
De son côté, le jeune Marvin Boissière, 22 ans, vit à Bordeaux depuis toujours. Il y a 4 ans, il a créé avec une bande de potes le collectif de musiques électroniques Amplitudes. Quand l’Appel sonne en mars, il se sent immédiatement concerné par les enjeux et les risques auquel le domaine culturel est confronté. Une question émerge ? Comment faire entendre ses inquiétudes et ses revendications auprès des instances publiques dont il attend la réaction et le soutien ? S’il n’a pas animé l’Appel des Indépendants local, la FIMEB, Fédération Inter-associative des Musiques Électroniques de Bordeaux, s’en est occupée. Mais il y a bien participé : « La FIMEB a la volonté de mettre davantage en lumière les enjeux de nos différentes structures sur le plan institutionnel. » Pour un jeune entrepreneur / promoteur, la mise en commun des outils et des savoirs est plus qu’utile en temps de crise, c’est une couverture de survie.
Le 21 juillet, les Bordelais se rassemblent à Darwin, sur la rive droite de la Garonne autour de la question ouverte « Quel sens donner au circuit-court dans le secteur culturel ? ». Un chapitre qui revient souvent au centre du jeu, vous avez remarqué ? Forcément, avec la fermeture des frontières, l’emballement des cachets des artistes internationaux, le dilemme moral et écologique de l’empreinte carbone et la volonté de développement des acteurs locaux, il y a de quoi modifier certaines mauvaises habitudes. Marvin se confesse : « les propositions formulées ont notamment été de penser à une « contact-liste » permettant de regrouper les données, réseaux, astuces, contacts et façons de faire relatif à l’événementiel et ses process de création et montages d’événements. » Un réseau local se fortifie et ça fait du bien à voir. Aussi, le Bordelais cite la possibilité d’affermir « le principe d’éco-conditionnalité » dans l’événementiel, ou formulé plus simplement, d’impliquer plus profondément les promoteurs/orgas dans des spectacles plus « durables », avec des actions concrètes, et pas seulement des mots valises, comme on vient de vous en balancer un sacré paquet.
A Nantes, on tente
A 350 bornes de là, Alexis Tenaud est membre fondateur du collectif Androgyne à Nantes, et assure la direction artistique du club de musiques électroniques Macadam. Après l’arrêt total des rassemblements en France, il voit paraître l’Appel à Lyon porté par Arty Farty : « C’est dans un premier temps le collectif Abstrack qui a diffusé l’Appel des Indépendants à Nantes et réussi à fédérer un premier tissu de signataires. Nous avons pris le relai ensuite avec Androgyne. » Depuis les Nantais prennent à bras le corps l’organisation des ateliers, pour ne pas céder à la panique, malgré la brutalité de la situation pour son crew. Ce rôle qu’ils prennent à cœur coïncide avec une donne nouvelle pour eux : Androgyne fête tout juste 3 ans d’activité, Macadam 3 saisons d’ouverture. Le temps du bilan, des perspectives, des objectifs à se fixer, notamment pour la programmation : « la représentation paritaire des genres et la limitation de l’impact écologique de la mobilité des artistes. »
Le 24 juillet, Androgyne organise un atelier « Coopération VS Compétition » avec plusieurs acteurs clés des musiques actuelles à Nantes. Selon lui, Nantes est une ville où, historiquement, les professionnels du milieu ont pour habitude d’échanger. En témoigne une forte représentation dans les signataires en présence, lors de ce moment d’échange. « L’enjeu a été de trouver des méthodologies pour entretenir, faciliter, développer cette coopération, tout en prenant en considération la nécessité de différenciation et de singularité des acteurs, axe majeur de compétitivité sur le territoire. » Après discussions, les pistes arpentées par les participants sont les suivantes : accentuation des rencontres entre les acteurs, cooptation, entraide et transmission. En attendant la prochaine rencontre à l’automne.
Dijon, conviviale
Il y a aussi Nicolas Giller à Dijon, cofondateur du collectif Risk. Ce dernier œuvre depuis plus de 15 ans dans les musiques électroniques via le développement du collectif et la création artistique, et de l’orga / prog du SIRK Festival au mois d’avril. Dès le début de l’appel, il lui semble évident de se regrouper pour échanger sur la situation qui remet en cause le cœur même de son activité. Il nous évoque la journée du 28 juillet dernier, état général dijonnais à l’Entrepôt : « Nous avons tous mangé ensemble et partagé un petit verre pour créer, au delà de ces temps de réflexion, des instants de convivialité et de partage… Ça c’est la Bourgogne. » La mobilisation, en plus d’être un excellent moyen de se retrouver, est aussi et surtout la chance de pouvoir peser sur les pouvoirs publics.
Le 28 juillet sont ainsi organisées deux tables rondes en réponse à l’Appel des indépendants. La première concerne les pratiques et usages dans le milieu musical, aujourd’hui. L’occasion de se rendre compte du terrible retour en arrière en matière d’écologie, avec le retour en grâce du jetable (gobelets, masques, etc), et de la difficulté d’innover alors que le flou autour des mesures gouvernementales est d’une énorme opacité. Pourtant, les signataires dijonnais en profitent pour trancher sur les domaines où il ne faut pas transiger, comme la nécessité d’adapter les spectacles, et le développement de la médiation culturelle. La seconde table-ronde, on l’imagine après le gueuleton, reprend le thème cher aux Nantais autour de la coopération / compétition, ou comment favoriser la production culturelle et le circuit court. « Il semble que, sur le territoire dijonnais, les acteurs ne sont pas en situation de concurrence » nous confie Nicolas. Ce qui n’empêche d’encourager toujours plus les collaborations. Les participants ressortent avec une proposition de « mutualisation et de mise en commun de matériels, de compétences » qui lui « semble une piste intéressante à explorer. »
Marseille, le cri du cœur
Margaux Chouinard et Paul Berthet sont respectivement responsable animation / vie associative et directeur d’Aremacs, une association loi 1901 créée à Marseille en 2004, qui a pour objectif de limiter les impacts environnementaux des manifestations sociales, culturelles et sportives en proposant des solutions concrètes aux organisateurs. « En tant qu’acteur du secteur culturel il nous semblait évident de rejoindre cet appel, cri du cœur d’un secteur dont la crise a révélé la vulnérabilité des structures en continuant de creuser les inégalités » nous confient-ils. Aremacs se sent habitée des mêmes valeurs que l’Appel : un maillage contemporain et engagé ; ne pas être un plan de sauvetage pour les gros poissons ; une politique culturelle à la hauteur de son époque.
Le 5 août, après Lyon, Bordeaux, Nantes et Paris, Marseille est la dernière ville à accueillir le workshop intitulé « L’éco-responsabilité dans le secteur culturel ». Le directeur d’Aremacs en retient, comme ses homologues dans les autres métropoles, l’idée de mutualisation des ressources. Comment également consolider les emplois stables tout en développant une stratégie éco-responsable dans l’entreprise ; comment profiter du secteur culturel, véritable « laboratoire d’expérimentations qui peuvent aboutir à de fortes répercussions » ; comment s’y prendre ? Les propositions « Réduire les jauges, s’ancrer d’avantage sur le territoire, programmation en circuit court, valorisation des initiatives locales » paraissent avoir été retenues à l’issue d’un atelier formateur pour tout le monde.
Un sentiment de vitalité
Ces six structures font partie de la liste des collectifs signataires de l’Appel des Indépendants. Une diversité de parcours et d’âges… beaucoup moins de sexe dans cette sélection (et ça n’est qu’un échantillon). Le milieu musical pouvait difficilement se retrouver sans se prendre la cruelle réalité en pleine face : l’extrême faible part de femmes aux postes clés ; et donc même aux discussions les concernant directement.
Mais ces entreprises et associations ne comptent pas se mentir à elles-mêmes, et semblent plutôt vouloir affronter leurs propres tares. Les prises de conscience de nos interrogéEs sont multiples, les objectifs tombent d’eux-mêmes. Eric de Mediatone à Lyon réalise à la fin de la rencontre « à quel point ce type de projet collaboratif et hybride est l’avenir de la culture telle qu’on la défend. » A Nantes, Alexis d’Androgyne pointe le fait que ce workshop entre générations et projets « permet en peu de temps de ne pas se fourvoyer seul dans son coin mais bien de prendre en considération l’environnement global. » Chez Aremacs à Marseille, on se rend compte « pendant l’atelier que malgré la diversité des acteurs réunis autour de la table, nous sommes tous confrontés aux mêmes problématiques. » Le fondateur du collectif Risk, Nicolas, a notamment trouvé enrichissant de partager les perspectives d’avenir : « C’est bien de se poser tous ensemble autour d’une table, une sorte de thérapie de groupe ! » Mieux qu’un scroll flippant sur son fil d’actualité, rempli d’articles qui provoquent l’abattement, on retrouve le plaisir de se voir. Pas encore de se toucher, mais ça n’est que partie remise. Pour Nathalie du cluster Le Damier, l’enthousiasme n’est « pas une surprise, mais un constat en fin d’atelier : les entrepreneurs présents se sont révélés résolument optimistes quant à leur capacité de faire évoluer les modèles établis. Le changement ne pourra venir que de nous. » Marvin de Amplitudes à Bordeaux va plus loin, pour lui le simple fait de se voir « avec des temps de parole » permet de « dessiner de nouvelles façons de travailler. » La forme donnerait-elle le ton ?
Avoir pris le temps de se dire les choses a agi comme une catharsis pour la majorité d’entre elleux. Mais il ne faut pas en oublier les défis immenses qui attendent le secteur. Si un bel élan de révolte est advenu, l’Appel reste encore aujourd’hui une action à relativiser, dans son rayonnement et son poids dans le débat public. Il lui faudra plus, ou en tout cas mieux. Surtout, la question de l’investissement de chacune et chacun est dans toutes les bouches. A Dijon, Nicolas nous glisse sa petite inquiétude : « il ne faut pas que l’on perde l’élan et la motivation, pas facile avec la période estivale, pour que le projet de l’appel puisse aller jusqu’au bout. » Eric de Mediatone pense que « nous sommes au début du chemin » et espère très fort que ces retrouvailles permettront « de démontrer notre sérieux et notre volonté d’accompagner les changements de notre société, tout en sortant de l’ombre. » Enfin, des questions philosophiques sortent du bois. Nathalie nous en propose trois : « en fait être indépendant, c’est quoi ? Faut-il être pauvre pour être dépendant ? Si je perçois des financements publics est-ce que je suis toujours indépendant ? »
Peser sur les pouvoir publics, changer les mentalités, valoriser les nouveaux modèles, autant de défis difficilement surmontables si ce genre de réunions ne devient pas le cœur même du travail des structures dans les musiques actuelles. De toute manière, l’extinction progressive et sans bruit de nos salles de concerts, nos festivals et nos artistes ne nous laisse plus le choix. L’urgent est là : changer nos entreprises, trouver du sens à notre travail, rêver d’un altruisme politique.
Vous, mélomane, ami·e de la lutte, lecteuriste, artiste, professionnel·le de la musique, vous pouvez aider votre secteur en votant pour les propositions émanant des workshops. Elles sont accessibles en ligne sur la plateforme de l’Appel des indépendants.
C’est juste ici que ça se passe.
Photo en une prise à Dour, DR
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