En cette période confinement, nos commerces culturels de proximité prennent en pleine tronche l’arrêt complet de leur activité. Si vous le voulez bien, ça peut être l’occasion de se poser pour parler de leur fonctionnement particulier qui met en avant le lien frontal et chaleureux avec les mélomanes, alternative bienvenue. Dans un monde où le streaming nous empêche souvent de converser de musique avec passion, trois disquaires Total Heaven (Bordeaux), Chez Emile (Lyon) et Extend & Play (Marseille) ont bien voulu répondre à nos questions.
Réfléchir à nos actions, cette activité so 2020. Vivement qu’on s’insulte à nouveau dans les transports, au moins là il y a un coupable (!) Comme tu n’es, jeune lecteur ou lectrice, pas sans savoir que des choses ne tournent pas rond dans ce foutu monde, tu as dû pouvoir potasser l’épineux sujet, affalé sur le clic-clac mal monté que tu devais changer depuis 2 ans déjà. Tu te demandes : « Qui a caché la manette de la grande roue déraillée de l’humanité ? » A cette question déjà d’autres s’accolent : « Suis-je coupable ? », « Se foutent-ils de nous ? », « Qui, d’ailleurs ? » ou même « Comment puis-je me rendre utile ? » Arrivé·e à ce niveau-là, ta conclusion ne fait plus de doutes, il te faut agir, et être solidaire. Par altruisme ? Trop facile. Non, tu t’es simplement rendu compte que ton niveau de survivalisme est peu ou prou égal à zéro. Pire, tu as déjà fais tous les tests en ligne : en cas d’attaque zombie tu ne tiendrais en moyenne pas plus de 8 minutes. Un siècle de domestication de l’être humain a eu raison de tes rêves de grandeur. Depuis quelques années, tu t’endors même devant les films. Larvesque.
Noyé·e par un déluge d’informations contradictoires et de rumeurs trop vraies pour ne pas l’être, tu tentes toi aussi d’éluder les mystères de la vie, écrits noir sur blanc sur le grimoire égaré du Grand Tout. Arrivé·e au chapitre imaginaire de la « consommation », tu en viens même à remettre en question ton hobby principal. « Comment mieux consommer ? » te demande le petit colibris logé dans ta tête.
Alors tu sors dans ta rue, direction ta multinationale de proximité (la seule ouverte, en même temps). Si ta vue est un peu obscurcie par ton masque de plongée, tu aperçois distinctement les petits changements du quotidien. Tes premières observations sont les suivantes. Cette librairie au n°28 de la rue, par exemple, tu ne l’as jamais vue fermée depuis 10 ans. Et ce disquaire au n°13, jamais aussi silencieux. Ce salon de coiffure, au n°93, jamais aussi vide. Alors, tu fais le chemin intérieur tout seul. La question première, c’est « Mais qu’est-ce donc que la définition d’un commerce de proximité, finalement ? » Le commerce de proximité, te dit Wikipédia, « désigne les commerces pratiquant la vente au détail dans lesquels le consommateur se rend fréquemment, voire quotidiennement. » Ces établissements sacrifiés sur l’autel des hypermarchés (vous verrez, ça va relancer l’écon… ah non désolé, les pauvres sont un peu plus pauvres en fait) trônent parfois comme des vestiges du passé.
Un patrimoine de disques
A ce jeu de l’indépendance, trois disquaires à Bordeaux, Lyon et Marseille résistent encore à l’envahisseur invisible (Covid-19) et l’autre bien visible (Fnac). Il y a d’abord Martial Solis, qui travaille, avec Xavier Randrianasolo, chez Total Heaven à Bordeaux, un disquaire indépendant qui existe depuis 1996. Sa particularité, c’est de travailler le neuf : « A Bordeaux, c’est rare chez les indépendants, on a surtout des disquaires d’occasion. » Disquaire généraliste, il touche à tous les styles, et tous les niveaux de musique, que ce soit des choses très indépendantes ou venant des majors : « On travaille avec Universal, Sony et compagnie, mais on est les seuls à faire ça à Bordeaux, à part la Fnac qui eux ne sont pas indépendants. »
A Marseille, Colin Ruksyio, tient Extend & Play depuis juillet 2015 un magasin de disques/café-bar, dans le très central Cours Julien, quartier historique des disquaires : « On est tous dans ce périmètre-là. » Spécialisé dans les musiques électroniques, il fait du neuf et des occasions. De son côté Gaétan Bouvachon a travaillé plusieurs années chez Arty Farty, en tant que programmateur des Nuits Sonores et du Sucre, et en parallèle avec deux amis, Léo Gravelin et Olivier Mutschler, a créé un disquaire en 2013 à Lyon qui s’appelle Chez Emile Records, spécialisé musiques électroniques. Il accompagne son activité avec la structure Chez Emile Distributions, dédiée à la production, label et distribution « pour mettre le pied à l’étrier la scène émergente. » Comme c’était trop peu pour remplir sa semaine, il a aussi intégré l’équipe de Bi:Pole à Marseille, en tant que programmateur du Bon Air Festival, et booker d’artiste.
Disquaire Dead
Que signifie une mesure de confinement pour des commerces dits de proximité, dont l’accent n’est donc pas mis voire pas du tout sur la vente en ligne ? Encore une fois, un simple coup d’œil à la dénomination de « proximité » qui ne rime pas avec « pandémie » suffit à mettre la puce à l’oreille. En effet, en période de distanciation sociale, les prôneurs du grand rapprochement ont la vie dure. Ici ça se traduit par l’arrêt total de leur activité, la fermeture brutale, le rideau baissé. Les disques ne servant techniquement pas à se nourrir ni à se soigner (quoique…), leurs vendeurs·ses respectent donc l’isolement nécessaire.
Martial à Bordeaux, qui en a pourtant connu d’autres, revient sur ces dernières décennies de ventes de disques : « la situation du disquaire indépendant est de base assez précaire, même s’il y a eu des hauts et des bas, avec le retour du vinyle – entre guillemets – ces dernières années, qui a été bien boosté par le Record Store Day en France, chose qui nous a bien servi et tiré d’affaire à une époque où on était très mal. » Colin quant à lui revient sur le sens de sa boutique de copains : « on se rend compte qu’on est vraiment dépendant de notre localité. Si on est amené à fermer nos murs de manière un peu répétée, parce qu’il y a pas mal de gens qui le disent, ça nous oblige à appréhender le futur de manière un peu moins sereine que ce qu’on s’était autorisés à penser jusqu’à maintenant. » Si le Marseillais a aussi un site internet qui continue de tourner à très faible régime, ça n’est clairement pas suffisant pour absorber la crise.
Comment s’adapter ?
Face à l’extinction des feux, nos disquaires de quartier ont du mal à trouver des alternatives à la situation. Mais la question se pose plus que jamais pour ces fans de la galette. Alors, chacun y est allé de sa petite tentative, sans trop se faire d’idées. Martial a dégainé rapidement, concernant les livraisons. Quand il ferme sa boutique le samedi 14 mars au soir, il ne sait pas encore qu’il ne pourra pas rouvrir le lundi. Alors sa première réaction est la suivante : « j’ai pris mon vélo, j’ai communiqué et je livrais uniquement sur Bordeaux à ceux qui commandaient. » Puis, il réfléchit et se dit que c’est idiot de prendre des risques pour lui et ses clients. Fin des livraisons.
Est-il encore possible d’envoyer des disques ? Colin nous rappelle son positionnement, pas vraiment compatible avec le confinement. Selon lui, ordinairement la plupart des disquaires vendent sur des plateformes dédiées à la vente de vinyles comme Discogs : « Le problème, c’est qu’elles prennent une commission. Tu rajoutes à ça le prix des cartons, le temps que ça peut prendre de préparer les commandes et de les envoyer, plus le prix de l’envoi à la poste, plus les impôts derrière… Trois ventes sur internet en valent finalement une en magasin. » Le disquaire marseillais propose encore de faire des envois mais en mettant en garde d’une possible non réception, du moins en France. Concernant l’international, il a totalement arrêté les colis. A Bordeaux, Martial pense enfin aux envois de colis : « Quand tu vois que la poste a été engorgée, tu te rappelles que les choses vraiment importantes, c’est les envois de matériel médical. »
L’autre alternative, c’est internet. Rester en contact avec la clientèle devient une question de survie pour les vendeurs de disques. Cela passe par une communication un peu accrue. Du côté de Chez Emile, Gaétan continue d’alimenter la comm à travers des newsletters : « On prend le temps de faire des focus sur des artistes, sur des labels, pour un peu animer notre site internet et continuer de proposer de la musique aux gens. »
Des aides, des figures
Les jours passent et se ressemblent cruellement. Le manque à gagner est total. Quand Gaétan déplore une baisse de 90% de son chiffre d’affaire pour avril, Colin et Martial ne peuvent que constater un désastre complet. Et le loyer lui, est toujours à régler à la fin du mois.
Alors on se renseigne des aides d’État. Celle dont tout le monde a entendu parler, c’est la prime de 1500€ par entreprise « qu’on soit une agence sur internet qui vend des séjours à l’étranger ou un disquaire comme moi, plutôt local » c’est pareil, regrette Colin. Le problème c’est qu’il faut justifier d’une baisse du chiffre d’affaires de 70% juste dans les deux semaines qui ont précédé la fermeture. Cela ne concerne ni Martial (qui a fait 50%), ni Colin ni Gaétan qui ont fait un bon premier demi-mois de mars. Tous espèrent que ce chiffre sera revu. En même temps, l’arrêt complet de l’activité ne laisse à l’État pas vraiment de doutes sur l’attribution de l’aide à nos commerçants pour avril. Pour le reste, c’est un peu la chasse au trésor : reports de charges sociales, prêt aux entreprises à taux zéro, ralentissements ou reports des prélèvements, aide fond de solidarité, aide de la métropole, aide URSSAF (exonération de CSE), CPSTI (aide pour les travailleurs indépendants)… Chez Extend & Play, on remarque qu’il faut fouiner sans arrêt : « C’est assez opaque. Même moi, j’apprends des choses à mon comptable qui est pourtant relativement actif pour nous aider. »
Ce qu’il est à noter, mais qui n’étonnera personne, c’est qu’aucune de ces aides ne concernent particulièrement les commerces dits culturels. Disquaires, libraires, marchants d’arts n’ont jamais vraiment été « dans la ligne directrices des derniers gouvernements » soupire Colin, ce que complète d’ailleurs Gaétan : « la filière du disque ne propose rien pour l’instant (CALIF) ou du moins nous n’avons pas de nouvelle pour l’instant. Il y a le fond soutien musique mis en place par le ministère de la Culture mais au vu du montant « ridicule », on sera surement les derniers a en bénéficier et il ne restera rien. »
Solidaires, sacrebleu !
Qu’est-ce qui différencie un commerce de proximité (encore ce satané terme) d’une entreprise mondialisée, vous direz-vous ? La transparence des fenêtres ? Leur localité ? Leurs prix ? Ne serait-ce pas plutôt la passion, l’accueil, la connaissance des produits ? En échange, les disquaires peuvent compter sur leurs clients fidèles qui s’inquiètent de leur situation. Oui, car il est à parier que vous rencontrerez peu de gens qui envoient des messages d’amitié, filent des coups de main, ou virent des sous à la holding d’un type qu’ils n’ont jamais rencontré (quoique pour cette troisième idée, il faudrait demander à Jeff Bezos).
Le soutien passe d’abord par la précommande de disques. A Bordeaux, Martial voit des solidarités émerger de la part de certains de ses clients habituels qui lui ont dit : « nous on a les moyens on va vous soutenir. » Ces derniers lui envoient de l’argent pendant que Martial met les disques au chaud, en attendant la déconfinade (et pourquoi pas déconfinade ?). « Certains ont juste envoyé de l’argent, ou des avoirs, sans demander de disques, ça permet de tenir le temps que la boutique est fermée. » Même expérience gratifiante pour Colin à Marseille : « J’ai eu des appels de clients qui sont aussi des potes qui m’ont dit : « Écoute mec, je sais que t’es dans une période pas facile, c’est délicat pour tout le monde, fais moi un bon d’achat de 50, 60, 80, 100€, on verra quand tu rouvres, de toute façon des disques je vais t’en acheter », alors ouais ça fait du bien. »
La solidarité passe aussi (et surtout ?) par les messages de soutien, des témoignages, des lettres d’amour. Les réseaux sociaux sont là pour pallier le lien social chaleureux, certes en moins puissant, qui manque terriblement à ces accros aux gens. Martelant avec justesse la puissance de cette philosophie, Colin souligne le fait que c’est là l’avantage d’être implanté localement, et en rigolant : « Je t’avoue que ça aurait été une belle déception si justement cette solidarité-là, elle avait pas été mise en place. On ne parle pas de monter au front pour sauver des gens : c’est des gestes assez simples que tout le monde peut mettre en place. » Et lorsque l’on fait partie du patrimoine bordelais depuis les années 90, le retour semble également légitime : « On voit quand même que, dans l’esprit des gens, la boutique existe depuis 25 ans maintenant, on a un capital sympathie, note Martial. Les gens pensent qu’on bosse bien, qu’on est sympa et qu’on mérite ça. Ça nous fait beaucoup de bien. »
Entre disquaires, on communique aussi, on s’envoie des news. Comme l’impression que tout le monde est solidaire. Petite lueur d’espoir pour Total Heaven, les majors ont même stoppé les prélèvement mensuels. C’est notamment le cas d’Universal : « On a été hyper surpris, ça a été les plus réactifs et les plus intelligents. Certains se sont fait tirer l’oreille, Sony ont mis plus de temps par exemple. » Et pourtant, être solidaire, ça n’est pas toujours l’évidence quand, tout le monde dans le secteur… est dans la mouise jusqu’au cou. C’est ce que Chez Emile, le disquaire de Gaétan a remarqué : « Tout le monde est dans le même bateau, usines de pressages, graphistes, etc, dans une économie fragile de base. On essaie de s’entraider mais personne n’est plus en capacité qu’un autre. »
Secrètement, on espère bien qu’à l’issue de cette crise, pas mal de gens, « pas la majorité, faut pas rêver » vont changer leurs habitudes ou « réfléchir à deux fois avant d’aller à la Fnac ou de commander sur Amazon, foi de Martial. Il y a beaucoup de sujets sur Amazon qui circulent sur les réseaux sociaux, ça va pas faire changer l’avis de tout le monde mais ça va peut-être les ralentir. On espère que ça aura au moins servi à ça. Un mal pour bien. »
Photo en une : Extend & Play, DR
Bon courage à eux. C’est déjà pas facile d’avoir un commerce, mais alors les disquaires me rappellent un siècle révolu. À l’époque du Stream, du mp3, dans laquelle la culture se mange et se chie comme un burger, le pari est osé d’ouvrir un magasin de disque. Sachant qu’une minorité de gens achète des vinyls et que la majorité se contentent des plateformes de streaming, ajoutez à cela la technologie des Djs qui a changé (des vinyls aux Cd, des Cd aux mp3, du mp3 aux logiciel de mix type traktor connecté à Spotify)… puis quel Dj a aujourd’hui envie de se trimballer 50lg de disques?
le vinyl n’est pas mort, certes certains affictionados en achètent encore pour le p’aisir de l’objet mais faut être objectif quand on monte un biz.