Les artistes qui ont ouvertement pris part à des luttes ne manquent pas à travers les siècles et les continents. Pourtant, parmi eux, seuls quelques-uns sont allés plus loin, mêlant irrémédiablement leur œuvre, leur lutte et leur vie. Artistes entiers et sans concessions, ils ont consacré tout leur temps, toute leur énergie à écrire et chanter leurs luttes. S’ils l’ont payé de leur vie, leur musique reste à jamais liée à leur combat. Nous leur rendons hommage à travers une série de portraits, en commençant par Lounès Matoub.
Partir à la découverte de la vie (et la mort) de Lounès Matoub, c’est parcourir le chemin tumultueux et semé de drames de la Kabylie. Rarement un artiste aura été aussi intimement lié à un peuple et à sa lutte. Ce peuple berbère qui lutte continuellement pour sa reconnaissance, notamment depuis l’indépendance de l’Algérie et la politique d’arabisation menée par le pouvoir.
En 20 ans (de 1978 à 1998), Matoub produira 28 albums mélangeant le chaâbi (musique kabyle des montagnes) avec des influences orientales plus modernes. Une carrière artistique à l’image de sa vision de la vie : se battre pour faire vivre le patrimoine culturel de son peuple sans jamais s’enfermer dans un entre-soi communautaire. « Le Berbère que je suis est frère du Juif qui a vécu la Shoah, de l’Arménien qui a vécu le terrible génocide de 1915, de Taslima Nasreen et de toutes les femmes qui se battent de par le monde; frère du Tibétain acculé par-delà les glaciers, frère du Kurde qui lutte sous les tirs croisés de multiples dictatures et frère de l’Africain déraciné. Nous avons en commun la mémoire de nos sacrifices ».
A l’âge de neuf ans, Lounès Matoub fabrique sa première guitare à partir d’un bidon d’huile. Il se construit artistiquement avec l’influence presque évidente de Dahmane El Harrachi, figure incontournable du chaâbi (compositeur du fameux Ya Rayah popularisé par Rachid Taha). En 1978, Matoub débarque à Paris et se produit rapidement dans des cafés fréquentés par la communauté kabyle. Pris sous son aile par Idir, il enregistre la même année son premier album. Le succès est immédiat puisqu’en 1980, le chanteur se produit à l’Olympia. En plein printemps berbère, le porte-parole de tout un peuple arrive habillé d’une tenue militaire pour afficher son soutien aux manifestants.
Frontalement opposé au pouvoir en place, Lounès Matoub militait pour la reconnaissance du tamazight en tant que langue nationale et officielle de l’Algérie. Ses chansons furent également de nombreuses fois l’occasion de diatribes contre ceux qui instrumentalisent l’Islam comme outil d’oppression. Condamnant régulièrement les actes des terroristes islamistes, il composera en juin 1993 quelques semaines après le meurtre de Tahar Djaout, une chanson à sa mémoire, Kenza, du prénom de la jeune fille de la victime.
Lounes Matoub aura ainsi passé toute sa vie et sa carrière à combattre deux ennemis (pourtant eux-mêmes opposés) : le pouvoir en place et les islamistes. Ces deux combats (qui, pour lui, ne faisaient qu’un), lui coûteront très cher : en 1988, alors qu’il distribuait des tracts appelant à la grève, des gendarmes lui tirent dessus. Atteint de cinq balles (dont une lui traverse l’intestin), il subira 14 opérations chirurgicales. Quelques jours après sa sortie de l’hôpital, encore en béquilles, il anime un gala dans un stade de Tizi-Ouzou devant une immense foule. Le 25 septembre 1994, cet écorché vif est enlevé par un groupe armé islamiste. La Kabylie s’embrase et se mobilise massivement, permettant à Matoub d’être libéré dix jours plus tard. Il reste condamné à mort par un tribunal islamique. Ce fervent partisan de la laïcité, qui se battait pour le droit des femmes, a vécu très durement ces dix jours de séquestration. Son retour « à la vie » n’en est pourtant pas moins marqué par une farouche volonté de continuer la lutte. Une lutte dans laquelle, du début à la fin de sa vie, il utilisa comme seule arme sa musique et ses textes, véritables poèmes révolutionnaires. Lounès Matoub fut assassiné le 25 juin 1998. Son dernier album, sorti quelques semaines plus tard, contient une parodie de l’hymne national algérien dans laquelle il dénonce le pouvoir en place. Aujourd’hui encore, le doute subsiste sur l’identité des assassins, le pouvoir accusant les islamistes tandis que le peuple kabyle soupçonne le régime de l’époque.
Interdit de radio et de télévision algérienne tout au long de sa vie, Lounès Matoub restera pourtant l’artiste kabyle le plus reconnu et respecté dans le monde. Sa musique, sa poésie et sa passion transcendent année après année des générations d’artistes, qu’ils soient Kabyles, Arabes ou autres. Emel Mathlouthi termine tous ses concerts et son titre phare Kelmti Horra (Ma parole est libre) par cette citation de Matoub : « Tant que dans mes orbites, mes yeux verront le jour, je serai à jamais aux côtés des victimes. Ni les dangers ni la mort ne m’en éloigneront. Je mènerai la lutte, à l’est comme à l’ouest, peu importe la langue de celui qui m’appelle« . La rebelle tunisienne à la voix d’ange nous explique que ces mots de Lounès Matoub l’ont profondément touchée : « Il existe très peu d’artistes dans la veine de Lounès, ses chansons dégagent une telle sensibilité, de telles émotions que l’on adhère tous à cette cause si noble et si universelle. Son destin tragique et son talent immense font de lui une icône, un mythe qu’on n’oubliera jamais. Un exemple d’intégrité, de dignité. Sa créativité n’a d’égal que sa simplicité, sa bonté et son amour de sa patrie, de la vérité et de l’humain. »
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