Mais que s’est-il passé pendant l’été 1994 ? Maud a alors 18 ans et la culture rave débarque en France comme une porte ouverte vers l’autre. Dandies, babos, vieux, punks, oiseaux nocturnes et diurnes constituent partout des petits nids d’amour, d’altruisme et d’inconscience. Avant la stigmatisation et les lendemains d’excès. C’est en retombant sur des images d’un petit matin de cette année que la moitié de Scratch Massive a pris l’initiative de repartir 20 ans en arrière pour sortir un 1994, un ovni cinématographique. Putain, 20 ans.
L’année 1994 est très spéciale pour toi. Peux-tu me dire en quoi elle l’a été ?
Ça représente beaucoup, oui. J’ai 18 ans. C’est d’abord une année où j’ai rencontré une musique, donc ça a été assez énorme. Jusque là, j’étais très rock, j’écoutais les Pixies, les groupes de Manchester. Pas de techno parce que pour moi, c’était une sale musique qui passait sur M6. Ensuite, j’ai commencé à écouter des sons enregistrés sur des cassettes, qui passaient sur FG, la radio de Paris, même si j’étais en province, à Saint-Nazaire. J’ai halluciné parce que je n’avais jamais entendu rien de pareil. 1994, c’est la découverte de plein de choses, dont les drogues, et d’expériences personnelles inoubliables. C’est vraiment une époque charnière.
Je pense qu’une frange de la population électronique a découvert cette musique à cette période. C’est une sorte de mini-Summer of Love, même si c’est compliqué de dire ça parce que le Summer of Love, ça revêt quelque chose de mythique et d’historique qu’on ne retrouve pas complètement cette année-là en France. Il y avait un élan particulier, les petites fêtes poussaient comme des champignons. Avant ça, tout se passait en Angleterre et c’est descendu petit à petit. Il y a eu des territoires plus vivaces que d’autres, dans l’ouest, en Bretagne, dans le Sud, en Provence. On préférait les petites fêtes, où les copains mettaient du son. C’était assez frais, il n’y avait pas de grosses organisations avec beaucoup de fric. On le voit dans le film : un camion Hertz loué, des platines, des copains de partout, pas de bar. Une organisation très instinctive. On n’imaginait pas passer plus de trois jours sans en faire une.
Quels sentiments, odeurs, sensations qui te rappellent l’été 94 ?
Beaucoup de levers du soleil. Plutôt une couleur que l’odeur d’un petit matin. C’est le moment le plus nostalgique, apaisant, réflexif. C’est pour ça que cette vidéo retranscrit très bien l’essentiel : 1994, c’est une série de petits matins sans fin. Chose que je ne fais plus du tout aujourd’hui, à part quand je bosse. A chaque moment de vie sa découverte.
A quoi ressemblaient les gens que tu côtoyais ? Leurs illusions ?
Justement, à tout. C’est pas du tout un cliché mais il n’y avait pas de critères sociaux et c’est ça qui était génial. Moi, je viens de Saint-Nazaire, petite ville portuaire où la vie est assez dure, brute. Et ces fêtes là étaient un moyen de se rencontrer. Il y avait une ouverture d’esprit qui permettait que les gens se parlent pas juste parce qu’ils sont au même endroit mais parce qu’ils ressentent les mêmes émotions au même moment. Des riches, des pas riches, des gens de tous bords et on s’en foutait complètement.
Est-ce que finalement, ce n’est pas ça qui aurait dû être compris et mis en avant au début par la population, les autorités ?
Ça l’a été au début, l’idée de la « rave », la philosophie du plaisir, de l’abattement des classes sociales. Une idée qui n’a pas duré très longtemps dans la tête des gens mais c’était suffisamment marquant pour nous.
Teaser de l’ovni cinématographique réalisé Christophe Turpin
Mis en musique par Maud Geffray
Sortie le 19 janvier chez Pan European Recording
En 1994, j’étais au lycée, je ne faisais pas du tout de musique, je sentais juste qu’il y avait quelque chose de très fort que je ne pourrai plus avoir avec les autres musiques, que j’aime énormément, avec la pop, la gratte, etc. Non, je ne pense pas que c’était plus ou moins possible de créer. Peut-être plus précieux, parce qu’il y avait moins de possibilités d’accéder aux machines. Ça a eu des bons et des mauvais côtés.
La redescente de l’été 1994 a été rude ?
Ouais, soyons clairs. En septembre, pas mal d’événements ont sonné la fin de ce rêve. On était une bande qui faisait ça sur un coup de tête, on ne réfléchissait pas à l’après, et puis forcément avec les drogues. Certains ont été convoqués chez les flics, on découvrait tout juste le côté légal et illégal de nos actes, auxquels on n’avait jamais réfléchi. On ne se rendait pas compte, c’était très innocent. Ensuite, il y a eu la confrontation à la vie. Je me suis retrouvé à me dire « Ok, ça c’était une parenthèse, la liberté absolue, mais la vie, c’est pas ça. » Il fallait recréer une vie plus « quotidienne », se mettre dans les études et reconsidérer un rapport au réel plus terre-à-terre.
Tu as des ambitions à ce moment-là ?
Je savais juste que je pourrai pas tenir en place dans un bureau – sans que ce soit un jugement, évidemment. Je débutais une fac de cinéma dans laquelle j’étais passionnée et en parallèle, je mixais un petit peu avec les copains. L’idée était de revenir dans le réel sans complètement faire abstraction de ce qui c’était passé. Mais la question ne se posait pas. C’était complètement impossible d’oublier ces sensations. Alors quand j’ai vu ces vidéos, ça m’a paru évident.
Comment tu es introduite dans le milieu de la musique ?
Sébastien, de Scratch Massive, jouait dans une fête, le même été. Je ne savais même pas ce que c’était que mixer, j’entendais des sons incroyables mais je ne savais pas comment ils sortaient. Lui, il avait plein de vinyles et je l’ai beaucoup observé. Ça paraît con, mais juste de comprendre ce que faisait le DJ, c’était pas simple. T’avais l’air complètement stupide de demander « mais qu’est ce qu’il fait, ce mec ? » et il fallait faire comme si t’avais totalement compris. En vrai, juste de mêler des morceaux et de mettre au même tempo, ça paraît évident pour tout le monde aujourd’hui, mais pour moi c’était un mystère. Et le DJ un gourou.
Et ça t’attire donc.
Mais je trouvais ça génial, et j’ai voulu en faire, m’essayer sur des platines. Les premières choses que j’ai jouées, c’était du hardcore. La première galette, c’est un DJ – que j’adore – qui s’appelle Nicolaps qui me l’a filée. Il m’a mis devant les platines pour la première fois. C’était hyper speed, j’étais sûre que j’allais jamais y arriver. Il m’a dit « tu prends le disque A et t’essaies de caler le disque B ». J’ai envoyé et c’était à peu près ok, parce que j’avais quand même fait de la musique. Et là, c’était la révélation. Ensuite, arrivée à Paris, Seb [Scratch Massive / NDLR] avait ses vinyles, des platines et je passais pas mal de temps avec lui. C’est vraiment venu petit à petit. Encore plus tard, après 2000, on a composé nos premiers morceaux ensemble.
Qu’est ce qui t’a poussé à te lancer en solo avec cet EP-cinéma « 1994 » ?
J’ai entendu parler de cette vidéo, il n’y a pas longtemps. Je ne savais pas qu’une soirée avait été filmée par ce Christophe Turpin – que je ne connaissais pas. Petit à petit, je me suis mise en contact avec le Christophe en question, on a regardé la petite trentaine de minutes d’images. Malgré des bobines abîmées, c’était superbe. Je lui ai demandé ce qu’il voulait en faire et on a discuté de ce trésor. Un moment, je lui ai proposé de me laisser composer librement dessus. Lui, je sentais qu’il n’était pas complètement convaincu, parce qu’il y a pas mal de gens qu’on connaît encore aujourd’hui qui n’auraient pas forcément envie qu’on les voit dessus. Il a continué en disant qu’il faudrait plutôt garder les scènes de dancefloor, où c’est un peu ambigu. Mais je lui ai dit que c’était justement tout ça qu’il fallait garder, les gens assis, dans leurs pensées, en discutant. C’est de ça dont on se rappelle. Finalement, il m’a laissée faire, je lui montrais au fur et à mesure que j’avançais et il a été génial parce qu’il ne m’a fait chier sur rien. Carte blanche.
Il connaissait la musique de Scratch Massive ?
Oui, et c’est pour ça qu’il était assez enthousiaste, il trouvait ça légitime parce que j’y étais et lui aussi. Il tient à cette période et il avait à cœur de ne pas la vulgariser. J’ai été très transparente sur l’avancement du projet parce qu’il ne s’agissait pas de s’octroyer le truc. C’est lui qui a pris ces images. Résultat, je suis ravie et lui aussi.
Comment présenterais-tu ce film ? Un docu ?
Non, c’est pas un docu, parce qu’il n’y a pas de vision sociologique, pas de point de vue. On balance juste des sensations. C’est un moment spécial rendu dans sa pure existence. C’est voulu comme un ovni. Il n’y a pas de vision extérieure, je n’ai aucun recul étant directement impliquée dans la scène. C’est pas comme un réalisateur qui découvre une étrange tribu. C’est plutôt la retranscription d’un sentiment qu’on éprouvait au sein de cette tribu.
Comment tu caractériserais ta composition sur ce petit film ?
Quand j’ai eu ces images, je me suis demandé comme rendre le résultat pas trop cliché. Surtout pas envie d’imiter les morceaux de l’époque. C’est un peu une longue montée, très lancinante, comme une puissance retenue sur tout une partie et après ça devient plus mélodique.
On imagine que sur place, ce matin là, ça devait être plus… rythmé ?
Ouais, c’était assez speed. On est plus vers 140bpm que les 120 d’aujourd’hui.
Durant l’été, tu as rencontré des futurs grands noms de la scène électro actuelle ?
J’ai rencontré des Manu le Malin ou autres oui, mais on se connaissait à peine. C’était des dieux, j’osais à peine leur parler. Je ne comprenais rien à ce qu’il faisaient derrière leurs platines, mais je trouvais ça génial. C’était tellement underground, tellement mystérieux, fascinant.
Est-ce qu’on pourrait recenser une espèce de « génération 1994 » ?
En tout cas, il y a un devoir de mémoire. Ça pourrait correspondre à des « piliers », (rires), c’est grotesque comme terme, mais oui un sentiment. Un sentiment dans l’air comme ça.
As-tu connu d’autre années fondatrices dans ta vie ?
Il y a eu 94. Ensuite, j’étais assez axée sur mes études, j’étais à Paris, c’était la french touch pendant les années 95-2000. J’étais moins dedans. Et après, il y a eu le Pulp. Génial. Grand mouvement dans lequel je me reconnaissais. Oui, ça serait ça la seconde période qui a eu son identité.
L’événementiel électro a évolué. Comment vois-tu l’accumulation d’événements de plus en plus markétés ? Scratch Massive a déjà été associé à des marques ?
On n’a pas le choix. Le moins possible, pour moi. Je ne me sens pas du tout dans cette mouvance de mecs qui n’ont aucun scrupule mais j’ai l’impression que c’est devenu un langage sans tabou, sans problème où tout est mélangé. Il faut savoir faire attention.
C’est possible d’être un musicien / DJ dans le milieu électro en refusant toute proximité avec des marques ?
Ça dépend à quel niveau ça intervient. S’il y a une marque qui veut acheter ton morceau pour une synchro dans une pub, moi c’est OK, je leur dit « allez, filez nous la tune ». Mais quand ça intervient au niveau de la création, il faut faire attention. Pour la soirée à la Gaîté Lyrique, il y a Levi’s qui intervient. Je me demandais pourquoi il y a avait autant d’argent à dispo. Après, à aucun moment ils n’ont eu une remarque ou une volonté sur la prog. A la limite quand ça se passe comme ça, ça va. Aujourd’hui, il faut faire des concessions sinon t’as pas le choix. Et puis, les lieux ont moins de sub, tout fonctionne comme ça.
Dernière chose, le calendrier de Scratch Massive en 2015 ?
L’album. 2015 si tout va bien, 2016 si on prend du retard. On est assez contents.
Crédit photos : Alexia Cayre
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