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Ma vie a changé grâce à CockTail d’Amore, la soirée délurée du Griessmuehle

C’était toujours plus à Berlin. Dans une ville notoire pour son hédonisme excessif, CockTail d’Amore était la plus excessive de toutes. Plus intense, plus exubérante, plus débauchée aussi. Aussi mièvre que cela puisse sembler, CockTail a changé ma vie, pour le mieux.

Nous sommes un dimanche après-midi début avril 2018, l’amie m’accompagnant doit s’éclipser pour quelques heures, et me voici laissé à moi-même, en pleine montée, sur la piste semi-extérieure du Wintergarden, le dancefloor le plus décadent, le plus chargé en phéromones et excitation chimique que je n’ai jamais connu. Je m’aventure dans les entrailles du club, où dans la main room, les fondateurs de la soirée Discodromo assènent la house la plus hard et testostéronée, tandis que des toilettes du premier étage jusqu’au Cosmic Hole, le dancefloor du sous-sol, dégouline une atmosphère de vice contagieuse. Dans le jardin, une faune constituée d’un savant mélange de club kids queers, d’extras de RuPaul’s drag race, et d’un paquet de mecs peu vêtus déambule, flâne au bord du canal, danse aux fenêtres du Wintergarden ou socialise dans les cabanes et autres silos dispersés aux alentours. Je suis à Berlin depuis un mois à peine et c’est la première fois que je me rends à CockTail, une soirée queer qui se tient tous les premiers samedis du mois, de minuit à tard le lundi matin.

Le club — une appellation qui pourrait paraître un peu réductrice pour quiconque n’ayant jamais taquiné la nuit berlinoise — est Griessmuehle, une ancienne fabrique de pâtes coincée entre le canal et une voie ferrée dans le quartier de Neukölln à Berlin. Comme beaucoup d’établissements subissant aujourd’hui la pression immobilière dans la capitale allemande, celui-ci a vu son bail résilié fin janvier. D’abord annulée en riposte aux efforts faits pour sauver le club et à la publicité les ayant entourés, une dernière CockTail a pu s’y tenir dans un format XXL le premier weekend de février — “gracieusement” permise par les propriétaires. Le parfait adieu pour ce club, qui comme le commentait le DJ italien et résident du Berghain Freddy K sur un post Facebook suite à l’annonce de sa fermeture imminente, s’est aussi fait un nom grâce à CockTail.

CockTail d'Amore - 3

La fin de Griessmuehle, qui mériterait son propre éloge, marque donc également celle de CockTail — ou du moins d’une de ses ères. Après tout, la soirée queer a déjà connu plusieurs incarnations. Toujours est-il que les deux semblaient faits l’un pour l’autre, tant la disposition du club se prêtait aux ambitions de CockTail. Son jardin en particulier, et sa collection de cabanes plus ou moins accessibles, théâtre d’un véritable défilé l’été. Moins hospitalier l’hiver, il offrait néanmoins toujours un refuge à l’écart des dancefloors pour y préparer des lignes ou s’y enlacer — pourquoi pas les deux — à l’abri des regards indiscrets. Était-ce cette alchimie qui la rendait aussi unique ? Car ce ne sont pas les soirées gays qui manquent à Berlin, où chaque club semble avoir la sienne — de la Buttons d’://about blank à Herrensauna au Tresor — sans compter les plus récentes et plus queers Lecken, Radiant Love ou Studio 69. Pourtant aucune ne suscitait pareil dévouement que CockTail. Un dévouement que je partageais entièrement : suite à ce dépucelage il y a bientôt deux ans, je devais passer la plupart de mes premiers weekends du mois dans ce jardin d’éden éphémère. La dernière que j’avais ratée m’avait presque laissé un goût d’infidélité dans la gorge.

CockTail venait juste de fêter ses dix ans. Suite à une édition d’anniversaire en septembre, une compilation avait également été concoctée par Discodromo — disponible pour les “cockties” hardcore en édition limitée incluant bouquin, t-shirt et autres goodies. Conformément à l’ethos d’amour et de communauté entretenu à la soirée (où sur son groupe Facebook sur lequel les fans partagent des memes douteux), tous les bénéfices étaient reversés à des associations LGBTQI+ berlinoises. Ces trois disques représentent peut-être la plus proche approximation de ce qu’était CockTail, au moins musicalement, puisqu’ils sont divisés selon un concept très simple : un pour chaque dancefloor. Ainsi de la main room, qui peu importe à quel point le soleil pouvait briller dehors un dimanche après-midi, était généralement sombre et blindée. Si l’on pouvait toujours y entendre un morceau d’ABBA ou de Donna Summer, c’est une house synthétique et lubrique qui y régnait souvent. Le morceau de Jonathan Kusuma, lent, menaçant et sensuel, en représente une version un peu hallucinée — ce que j’imagine être une version moderne de la house tribale qui dominait les clubs new-yorkais dans les années 90.

La compilation fait aussi justice au Cosmic Hole, que le Guardian avait récemment décrit de manière bien exagérée comme un “sex dungeon.” Il n’empêche qu’il s’agissait du dancefloor le plus louche et trippy de CockTail, ce que les contributions de Bézier ou Juan Ramos retranscrivent avec justesse, tandis que le Wintergarden faisait office de podium alternatif où les mannequins auraient abandonné leurs textiles et leurs masques placides.

J’aimais le Wintergarden plus que tout à CockTail. Entre son ouverture en fin de matinée le dimanche et sa fermeture autour de 22h, une sorte de frénésie collective s’emparait progressivement des danseurs, une euphorie bacchanale que capture le riff enivré de “Start Again” de Tornado Wallace.

La combinaison de freestyle, d’acid et de synthés cheesy de “Sleeping Bag in New York” du duo Greenvision représente bien l’alchimie absurde qui opérait sur ce dancefloor, qu’Alex From Tokyo a clos ce premier dimanche de février, chacun de ses morceaux accueilli par des cris d’extase tandis que les danseurs escaladaient chaque corniche accessible. Il m’est difficile d’imaginer un rush comparable à celui de pousser la porte en bois de ce cabanon depuis le jardin un après-midi d’hiver, et de pénétrer cette fournaise, son brouillard rouge, de se glisser tant bien que mal au milieu des corps pressés — le seul dancefloor de la planète où être trop serré pour danser correctement n’est pas un cauchemar.

Comme toutes les meilleures teufs, la musique n’est qu’un des ingrédients de sa réussite. C’est au final dans l’atmosphère plus légère du jardin que se nouaient des amitiés et couples d’un soir ou plus, comme le suggère Bell Towers (déjà coupable d’une précédente déclaration d’amour à CockTail) dans son ode au jardin qui clôt la compilation, et comme le rappellent les innombrables témoignages et photos du bouquin qui l’accompagne — judicieusement sous-titré 10 years of music, friendships, flirts, and fun. Ce qui ne signifie néanmoins pas que la musique n’y est pas essentielle. À mon sens, CockTail a même un des sons les plus distinctifs de Berlin, à la fois très révérencieux dans son dévouement et son érudition vis-à-vis des origines de la dance music — sans doute le plus gros hit du label, “Sfire 2” est un parfait tube synth-pop —, et prêt à les jeter par dessus bord dans sa seule fidélité aux impératifs du dancefloor.

Ce n’est pas un hasard par exemple si Daniel Wang, vétéran new-yorkais fou de disco et désormais résident berlinois, y était un régulier. Après avoir ouvert le Wintergarden pour cette dernière CockTail, on pouvait l’y voir danser avec ravissement sur l’acid et la house de Chicago de Jeffrey Sfire. À côté de ça, j’y ai aussi entendu certains des sons les plus inhumains sur lesquels j’ai pu danser. Parfois dans la main room, la musique s’y apparentait plus à la bande-son d’une routine d’aérobic sous psychotropes qu’à de la house ou de la techno : une sorte de déformation mutante, une parodie camp des tropes de la dance music, qui la tourne en dérision tout en s’y soumettant sans réserve. Je me rappelle d’être complètement sous l’emprise de Powder lors de la soirée des 10 ans, de sa capacité à maintenir une tension qui ne se résolvait jamais, à la manière d’un accident de voiture sur le bord de l’autoroute dont on ne peut pas détourner le regard. Finalement, le son de CockTail, c’est cette house hautement synthétique qui sent clairement le cul, descendante directe de Patrick Cowley et des clubs homos soundtrackés par la disco et l’hi-NRJ.

Cette intensité était évidemment à double-tranchant. Si je ne regrette aucun des points de vie que j’y ai sans doute perdus, on pouvait aussi y observer certains des aspects les plus glauques de la vie nocturne et de sa poursuite de l’hédonisme sans limite. Je me rappelle d’une édition où les ambulances se succédaient le long de la queue, ou tout simplement d’y avoir été témoin d’innombrables G-holes. Passé une certaine heure le dimanche, le dancefloor pouvait aussi y prendre les allures d’un champ de bataille peuple de sinistrés à la recherche d’une dernière bite. Peu importe, chaque médaille à son revers. J’y ai beaucoup plus de souvenirs d’ambiances électriques, de danseurs hilares se renversant des bouteilles de prosecco dans la bouche, de litres et de litres de sueur versée.

CockTail représentait énormément de choses différentes pour énormément de personnes différentes, des vétérans de la scène gay aux club kids branchés, des purs et durs de la fête aux invités de passage. Pour beaucoup dont moi-même, des souvenirs très personnels y sont liés. J’y ai solidifié mes plus fortes amitiés à Berlin, y ai décidé de quitter une ex, y suis retombé amoureux. Aussi mièvre que cela puisse sembler, CockTail a changé ma vie, pour le mieux. Il s’agissait surtout d’un espace où les freaks pouvaient être eux-mêmes et exhiber leur singularité face aux touristes allemands qui passaient parfois sur des embarcations le long du canal, où chacun était libre d’explorer sa sexualité ou du moins de s’y sentir accepté. Ce qui demeure toujours, même dans l’une des villes les plus queer-friendly du monde, incroyablement rare et précieux, et l’inscrit dans la tradition des clubs fondateurs de la dance music.

CockTail d'Amore - 2

Après un set impeccable de house la plus intense, Chida, chargé de fermer pour la dernière fois la main room, a pris un virage mélancolique de rigueur — avant de balancer un morceau de techno fulgurant et de conclure sur “Torreyson Drive” de la compilation des 10 ans, l’équivalent sonore d’un doigt d’honneur adressé à la situation démoralisante. Alors que je remonte pour la dernière fois l’allée menant du club à Sonnenallee, je me demande si CockTail sera mythologisée et entrera également dans les annales de la dance music et de la culture queer, capturant une certaine ère et scène de la nuit berlinoise. Quoi qu’il en soit, elle aura représenté beaucoup plus qu’un simple passe-temps hédoniste du dimanche pour ses dévoués.

La fête existait déjà depuis cinq ans avant de prendre ses quartiers à Griessmuehle, et Discodromo l’avait déjà prévenu : la fin (régulièrement anticipée depuis des années) du club ne signifierait pas celle de CockTail. Un crachin constant tout le weekend avait rendu le jardin extrêmement boueux : d’énormes flaques attendaient les fêtards grisés à l’extérieur, tandis que le bord du canal demeurait désolé. En observant la vapeur s’échappant du bâtiment et en entendant les échos du chaos qui s’y déroule à l’intérieur, le tout prend une allure légèrement apocalyptique — une sorte de dernière teuf avant le Déluge. Cette dernière édition ne marquait certainement pas la fin de CockTail. Mais peu importe ce qui l’attend, ainsi que le reste de la nuit berlinoise de plus en plus menacée, elle aurait peut-être pu en constituer le parfait épilogue : une mise en bière à son apogée, radieuse et excessive, comme un pied de nez face au chaos imminent.

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