Les madeleines de Proust. Ces petits actes, odeurs, mélodies et sensations qui, brutalement, font resurgir de notre mémoire de lointains souvenirs, souvent chargés d’émotion. Dans cette série d’articles, nous proposons à quelques uns des artistes que nous soutenons de rassembler ces morceaux qui constituent leurs madeleines de Proust et de nous raconter le souvenir qui y reste étroitement lié. Dans ce treizième épisode, on ouvre les guillemets à Bertrand Burgalat, big boss de Tricatel, l’un de nos labels français préférés, qui a pris le temps de parler longuement de son attachement particulier à un morceau de Genesis.
C’était en août 75. Je venais d’avoir 12 ans et m’apprêtais à passer en 4ème à Bobigny. Pendant l’hiver, à Colmar, j’avais écouté Pink Floyd au delà du raisonnable : ma collection de 33 tours était principalement constituée d’A Nice Pair, qui regroupait les deux premiers albums, Ummaguma, Atom Heart Mother, Obscured by Clouds, More, la compilation Masters of Rock. De Genesis Live aussi, dont la pochette lugubre, digne d’un hors-série du Crapouillot sur les sectes, et les kilotonnes de mellotron déversés sur les pistes me laissaient imaginer un monde mystérieux, à la lumière filtrée et aux keyboards (oniriquement traduits par « tableau à clés » dans un Télé 7 Jours évoquant Alice Cooper) en carré, à jardin sur la scène. Celle de Trespass m’enchantait également, pour des raisons inverses, car elle me ramenait à une antiquité idéalisée, étudiée peu avant avec l’Iliade et l’Odyssée au programme de 6ème-5ème. Les textes avaient beau évoquer le gris des villes, la musique et le graphisme, lettrage grec chez Genesis ou pyramides floydiennes, nous amenait vers d’autres rivages, méditerranéens, les cyprès plus que la jungle urbaine.
Ces objets fascinants étaient acquis à La Boîte à disques, place Jean de Lattre de Tassigny, avec la complicité de ma maman. Quinquagénaire plus proche de Danielle Darrieux que de Janis Joplin, elle m’accompagnait bon gré mal gré dans ce lieu de stupre : je venais de devenir diabétique et mes parents, désemparés, cédaient assez facilement à mes lubies. La tenancière, fille d’un garagiste colmarien tout à fait intimidante, posait dédaigneusement sur une des deux platines d’écoute les albums que je désirais essayer, cigarette à angle droit entre les doigts bagués. Du rock dur, dont je n’osais pas demander les références, sortait à bloc des baffles de la boutique. Je retrouverai cette atmosphère de perdition hautaine deux ans plus tard en accompagnant un ami plus âgé, Eric Delfosse, à l’Open Market, atoll stoogien au milieu des tapineuses de la rue des Lombards. Une après-midi magique commencée par l’acquisition de pirates de Pink Floyd à Odéon.
20 ans de Tricatel : les meilleurs souvenirs Bertrand Burgalat, Chassol, Fuzati, Aquaserge, A.S Dragon, April March
Au printemps, en classe verte dans les Vosges à Aubure, j’avais entendu un instrumental splendide dans le dortoir des filles. Le piano virevoltait et sautait comme s’il passait de cime en cime, ou d’un arbre à l’autre. C’était sur un mini K7, il n’y avait pas de nom sur le boîtier mais Bernadette Daniel, à qui l’objet appartenait, m’avait certifié qu’il s’agissait de Genesis. Cela fait 40 ans que j’essaie vainement d’identifier ce morceau. Il y a bien l’intro de « Firth of Fifth », sur Selling England By the Pound, qui se rapproche du souvenir que j’en garde, mais je ne retrouve pas l’émotion éprouvée alors. Il faudrait peut être que je retourne dans le dortoir il y a 41 ans pour ça.
J’achetai The Lamb Lies Down On Broadway pendant les vacances suivantes chez Alix, sur les allées d’Etigny à Luchon. Entre les panneaux affichant les tirages de la dernière Nuit du curiste ou de Madame et son chien, ce magasin de photo vendait aussi quelques disques : beaucoup de Music For Pleasure, la collection petit budget d’EMI, et quelques groupes frelatés comme Titanic, contrefaçon scandinave de Procol Harum. La boutique et la préposée sont toujours en service au moment où j’écris ces lignes. Mon électrophone Schneider SE460 aussi. L’année précédente, Dark Side of the Moon avait tourné non stop sur son plateau, comme l’avait fait « Vado Via », de Drupi, été 73, avec son gimmick de percu varispeedée qui me rendait fou.
C’est l’été, donc. A vélo je ramène le disque à Saint-Mamet, le village mitoyen. Route de Montauban je monte à l’étage en mezzanine. Je suis seul et j’écoute. L’intro au piano, superbe, et puis paf, la voix qui arrive et qui gâche tout, comme le visage de l’acteur allemand moustachu dans un film porno. Le 27 mai j’avais vu Peter Hammil et Van Der Graaf Generator, au Parc des Expositions, qui partageaient le même label, Charisma, et le même phrasé au papier de verre. Je n’aimais pas du tout ces timbres agressifs, mais je me suis rendu compte par la suite que c’étaient les plus faciles à mixer, ceux qui se détachaient naturellement sans qu’on ait besoin d’enlever, comme pour le mien, des bas-mediums pour les faire ressortir.
Je poursuis l’écoute. Il y a mille trucs de production déments, du piano RMI en pagaille, comme chez les Sparks. Les parties de guitares sont délicates, précises et pertinentes, la 4001 Rickenbacker au bord de la fuzz, pas loin de Yes.
Je ne comprenais rien à l’intrigue, vaseuse à souhait comme il se doit avec les concept albums, et les photos d’Hypgnosis n’arrangeaient rien. Certaines images de cascades me ramenaient à mon environnement immédiat et aux montagnes du luchonnais, bien loin de New York, censé servir de cadre au héros, Rael. L’apparition de ce patronyme, inspiré de « Rael, Pts 1 & 2 » sur The Who Sell Out, coïncidera d’ailleurs avec la métamorphose de Claude Vorilhon en Raël : les grands esprits se rencontrent.
Il y a des sommets dans ce double album, « Hairless Heart », en particulier, à couper le souffle. Des rocks vraiment rock comme « Liliwhite Lilith » ou « Back in NYC ». De la pop (« Counting Out Time »). Et puis il a « It ». Le dernier morceau.
Genesis – It
Pour bien l’aborder il convient de commencer par le titre précédent, « In The Rapids », car c’est à la fin de celui-ci que démarre le glissando d’ARP 2600. Cette montée est magique. J’ai essayé de la reproduire chaque fois que j’ai eu cette machine sous la main, je n’y suis jamais parvenu. Il n’y a que le portamento de Freeez, 10 ans plus tard, sur « I.O.U« , qui frôle une telle perfection. À la batterie, Phil Collins anticipe la drum’n’bass. 20 ans plus tôt, sans les effets secondaires. La virtuosité technique est au service exclusif de la musique, lead et synthé enlacés sur moulinets de guitare acoustique montés en crème fouettée. Slalom de fondamentales. Décollage. Ascension.
Je n’en reviens toujours pas qu’entre les tournées et le reste ils aient réussi à pondre des trucs pareils, aussi denses et léchés, bien qu’enregistrés à toute blinde avec un studio mobile été 74, dans un hospice délabré du Hampshire qu’utilisait aussi Led Zeppelin.
J’adorerais reprendre ce « It », mais ça n’aura jamais la grâce du prototype, et j’aime tellement chacun des éléments qui en constituent l’orchestration que je n’oserais rien toucher. Ça vaudrait le coup, pourtant, de les épousseter pour faire apparaître sa vraie nature : c’est un morceau de soul sublime, digne de Smokey Robinson ou d’Harold Melvin ; il faudrait que Kendrick Lamar fasse ça.
Je n’ai jamais été dingue de Genesis, bien que les couplets d’un de leurs premiers titres comme « A Winter’s Tale » soient du niveau des plus beaux Zombies. Il n’y a jamais eu ce lien viscéral que j’ai pu avoir avec Pink Floyd jusqu’à Dark Side, Soft Machine, Brian Wilson, les Kinks ou Kraftwerk. Mais ce disque de crise (Peter Gabriel va bientôt quitter le groupe) me touche toujours autant aujourd’hui qu’à la puberté. Il est rare en effet qu’une chanson contienne à doses égales autant de vitalité et de mélancolie. Cette musique donne envie de faire des choses, mais quoi ? Je n’en ai jamais compris les paroles. Je les lis aujourd’hui, et je réalise qu’il est difficile de ne pas y voir autre chose qu’une allusion au sexe, à la bite plus exactement. « When it’s cold it comes slow, it is warm just watch it grow… It is chicken it is eggs, it is in between your legs« , et ça continue comme ça jusqu’au bout : toute cette musique chevaleresque parlait donc de ça. Si j’avais su.
« It » de Genesis est présent sur l’album The Lamb Lies Down On Broadway.
Crédits photo : © SergeLeblon
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