Deux lions ont décidé de ne pas lâcher leur proie. La proie, c’est vous. Comme la majorité du secteur musical n’a toujours pas compris que L’Animalerie est bel et bien le meilleur collectif de rap français, les hommes libres qui le constituent vous traqueront comme ils le pourront avec des productions profondes, des textes sans compromission, un amour des lettres et un enclin rigolard à l’egotrip. Avec « Oderunt Poetas », Lucio Bukowski, le « bibliothécaire » rappeur, et Oster Lapwass, le « patron » beatmaker, ont encore signé au bon endroit de la page.
1 – Le rap indépenquoi ?
Ça commence dans un bruit d’orage, la pluie balbutiant une mélodie à la fenêtre. Lucio Bukowski s’introduit en méditant sur l’origine de son art. Antagoniste du système, le plus terre-à-terre des rêveurs partage les textes issus de ses insomnies. Celui qui a toujours eu un rapport compliqué face à la hiérarchie établie montre son savoir faire, lui qui ne revendique que « la vie pour seule diplôme ». Un refrain qui fera autant office de promesse qu’il servira de fil rouge. L’Animalerie assume sa position contre le jeu médiatique et « nique la consécration ». Pourtant, l’invective ne se répète jamais et délivre de belles déclinaisons. À l’image d’ « Eau en Poudre » qui revisite le stress et la paranoïa d’Invasion Los Angeles de John Carpenter.
2 – De la poésie dans les chaumières
Mais Bukowski, c’est aussi une hargne poétique envers l’industrie du divertissement. Le barbu au bonnet, amateur de bières belges, est un très gros lecteur. Le bibliothécaire de métier noircit sa langue sous le regard des grands auteurs auxquels il fait souvent référence. Avec Oderunt Poetas, il nous guide dans l’oasis musicale du paysagiste Lapwass. Le morceau « Rubaïyat » prend plus tard le relais de la versification. Inspiré de la littérature perse (Omar Khayyam), il offre un superbe exercice de style au rappeur. Le voilà en chef d’orchestre d’une profusion de métaphores vertigineuses sous quatrain. Oster participe évidemment par l’épure de son sample afin de soutenir cette missive d’espoir. L’apogée que prépare minutieusement le beatmaker, à la fois légère et percutante, laisse ébahi.
3 – Oster Lapwass : jamais deux mesures identiques
Comme à son habitude, le beatmaker y met beaucoup de sien dans ce disque. On notera le superbe travail de voix filtrées (pitch et auto-tune) disséminées avec grâce et écho sur « Orties et Orchidées », « Kejserens nye Klæder » et « Sur la Carte ». Mais son plus grand talent restera la proximité de sa musique avec le sens des lyrics : du beat électro bien rêche au minimalisme poétique, d’une musique pop à un hip-hop old school. Il parvient à visiter des contrées hétéroclites avec un certain sens de la cohérence. Enfin, difficile de passer outre les deux titres instrumentaux : une interlude et un titre « In Memoriam Orpheus ») que l’on pourrait écouter indépendamment, tant la production est irréprochable. Cette contribution majeure place Lucio Bukowski dans un paysage musical inédit duquel il tire profit et explore de nouveaux flows.
4 – Des collaborations triées sur le volet
Nikfurrie n’est pas n’importe qui : La Caution, Kourtrajmé, Kerozen Music… En s’invitant sur le titre « Orties et Orchidées », il prend la relève de Lucio avec son vocable parisien au verlan renversant. Sur un sample qui résonne comme une petite bombe, il fait vivre ses allitérations bondissantes. Retour implacable à la réalité, à la rue, éternel terrain de jeu du rappeur. Pénible et supérieur, les deux emcees sont pris dans une course haletante au sein d’un ghetto lyrique. Ethor Skull viendra lui aussi étoffer la palette de l’album pour y apporter sa touche déjantée. Avec « Sur la carte », le jeune membre de L’Animalerie force le respect du crew à travers son humour incisif.
5 – Deux ovnis
En s’autorisant une grande liberté de création, les lions en ont profité pour pondre deux ovnis. Le premier étrange et hypnotique semble débarqué d’une planète lointaine. « Kejserens nye Klæder » est une réappropriation très personnelle d’un conte danois de 1837 de Hans Christian Andersen : Les Habits neufs de l’Empereur. Au sein de 3 minutes 53 secondes de narration électronique grésillante, interviennent des interludes rappées qui s’accaparent la morale du récit. Ce mélange sans trop de précédents dans le rap, laisse un goût insolite sur la langue qui n’est pas pour déplaire. L’autre grande surprise intitulée « Franck Michael » a tout d’un manifeste artistique. Sur un synthé pop et lumineux ainsi qu’un découpage du texte qui fait très « chanson française », L’Animalerie défend ses idéaux. Lucio n’enfile pas de gants pour clasher les critiques web (on en prend un peu pour notre grade) et prend le surprenant chanteur de mièvrerie amoureuse Franck Michael comme modèle. Le duo renouvelle ainsi sa promesse face aux médias : « sans exposition les gens nous suivent, Franck Michael », parce qu’il faut « rester toujours le même jusqu’à la fin des temps. »
6 – Ils ont mis Lyon sur la carte
La combinaison des textes de Lucio Bukowski et des beats jamais répétitifs de l’avisé Oster Lapwas, est consistante, on salue la prise de risque. Et ce, même si l’exigeant Oderunt Poetas demande plusieurs écoutes pour devenir accessible et prendre le sens des textes. L’Animalerie délivre ici un nouvelle galette frappée du sceau du Lion, qui place définitivement Lyon sur la carte. Quelque part on plussoie même s’ils s’en foutent, et c’est très bien comme ça.
0 commentaire