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Louis Jucker, être humain

Au sein de son nouvel album « Something went wrong », Louis Jucker a laissé de côté les hurlements et certaines bizarreries électriques qui ont fait sa renommée. Des thématiques typiquement humaines viennent nourrir d’intimes folk songs : grandir, vieillir, vivre, mourir, aimer. Autant de problématiques dont le lézard, l’âne ou le colibris, pour ne citer qu’eux, n’ont absolument rien à carrer, mais où l’humanoïde a appris à exceller.

Louis Jucker est-il normal ? C’est la question que cet artiste hyperactif, star de l’underground suisse, se pose depuis peu.

À 31 balais, le musicien originaire de La Chaux-de-Fonds a déjà une décennie d’albums derrière lui, et tente son auto-analyse. On peut comprendre son angoisse : chaque fois qu’il prend son barda par-delà les montagnes helvètes et les routes d’Europe, les badauds, journalistes et curieux qu’il croise s’interrogent sur les raisons qui peuvent pousser un hobo à se crever les cordes vocales sur de la musique post hardcore (est-il sain d’esprit ?) dans son groupe Coilguns (ou même dans le projet post-metal The Ocean) et soudain se révéler songwriter folk, direct et brut (a-t-il vrillé ?) en solo. Élargissons : Cult of Luna pourrait-il être la face criarde d’un Daniel Johnston ?

Woop hop hop, calmons-nous tout de suite sur les comparaisons hasardeuses, je vous vois, puristes cachés dans le maquis attendant la faute de main. Ceci dit, si l’on considère la folk song comme un idéal universel de l’artiste électrique, comme la quête éternelle de la chanson épurée, force est de constater que beaucoup de cas d’école ont jalonné l’histoire de la musique contemporaine. Vous n’avez qu’à assister à un concert (ok boomer pré-2020…) acoustique d’Amenra, mené par le performer démentiel (et pourtant dans le civil tout à fait sain d’esprit) Colin H. van Eeckhout, pour vous rendre compte que si bizarre celui puisse être, rien de nouveau sous le soleil. La carrière de Matt Elliott est toujours à ce propos une ode au décloisonnement, et peut faire le lien entre Mogwai et Elliott Smith en deux temps trois mouvements. Ainsi, qu’il se rassure, notre musicien suisse.

Après dix ans dédiés à la composition d’albums catégorisés par des magasiniers de la Fnac déguisés en journalistes par les termes « expérimental » ou « lo-fi », Louis Jucker opère une mue vers l’âge adulte, où la fureur d’exister prend les teintes bleutées de la mélancolie, et où les injonctions à vivre, coûte que coûte, avant de mourir, se font plus régulières. Et ce même si elles restent souvent masquées par des images, évocations et poèmes.

Dans Someting went wrong, Louis Jucker traite les émotions avec force : les barrages émotionnels à franchir dans « The Dam » ; le monde de l’imaginaire avec son amie et poétesse Iona Kewney qui « transforme les humains en machines et les oiseaux en médicaments » dont il adapte le poème « Shy of Fire » ; le bouclier à opposer à l’amour, à la mort, au temps et à la fin des choses dans « To the Origin » ; l’âge adulte dans « Resilience » ; le vieillissement dans « Losing Hair » (bien qu’on puisse difficilement croire à la chute de cheveux du Robinson Crusoe de la folk song) ; la nostalgie qui réécrit sans cesse le passé de son maquillage « when you make up the past you don’t realize I was hoping for more / I was half way to fall on my knees / When you make up the past you just idealize I was living as such / I was fighting so much to be free, free. »

Sorti de ses entrailles le 30 octobre 2020, c’est vous dire la rapidité d’exécution de cette chronique, il a été enregistré dans un chalet, au Valais, en bordure de forêt, à 1500 mètres d’altitude, qui appartient à l’un de ses potes. Pour les fans de la première heure, c’est ce même village (où règne une solidarité carrément marxiste, dira-t-il) dans lequel il a composé Eight Orphan Songs, son premier album solo sorti en 2013. Il a pris ses cliques et ses claques, a mis les voiles pour cet anachronique patelin comptant plus d’ânes que d’habitants et a mis les mains dans le cambouis de son âme. Publié sur le label Hummus Records qu’il a cofondé avec Jona Nido (son compatriote au sein du groupe Coilguns), il a tout de l’objet folk délicat, frontal et rêveur. Toujours étonnant de se dire qu’une musique composée en isolement puisse faire naître le sentiment du voyage, mais c’est une question dont il faudra débattre ailleurs. En plus de douces chansons, il saupoudre son album avec des morceaux rock enregistrés avec du matos des années 80, machines analogiques qui lui donnent à sa musique l’humilité nécessaire pour l’éloigner de dangereuses comparaisons avec les productions d’un Ry X ou d’un Angus Stone.

Someting went wrong, c’est 34 minutes et 10 titres pour témoigner de la difficulté d’être au monde, de la mort et l’amour. Biberonné à Neil Young et Nick Drake, Louis Jucker explore des thématiques fourrées au fond de son corps, qui ne demandaient qu’à sortir. La principale preuve pourrait être lovée dans le titre d’introduction « 31 Years Of Waiting For This » dans lequel il nous rappelle qu’un jour ou l’autre, on se retrouvera tous encadrés dans une photo ou dans un souvenir, rappelant là la maxime chère à Milan Kundera : « Avant d’être oublié, nous serons changés en kitsch.« 

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