L’extraordinaire voyage de Marona est le nom d’un film d’animation réalisé par Anca Damian dans lequel une petite chienne du nom de Marona est victime d’un accident. L’occasion pour elle de se repasser le fil de sa vie, ponctuée par des aventures auprès de ses différents maîtres. Improbable sur le papier, d’une évidence bienveillante une fois signé. Sa sortie le 8 janvier 2020 ne doit pas passer inaperçue, d’autant que la musique originale composée par Pablo Pico est un remède à l’abattement. Rien que ça.
Ce film étourdissant a sorti sa truffe de l’eau sans en faire des caisses. Pourtant, l’œuvre de la réalisatrice roumaine Anca Damian bouleverse, quelque soit l’angle par lequel on se risque de l’étudier. Un film hors-normes – littéralement, sans prétention – où la générosité s’expose, crue, fière, puissante et belle. La réalisatrice n’est pas à son coup d’essai dans l’exquis, du Voyage de Monsieur Crulic’, vainqueur du Cristal au festival d’Annecy en 2012, au multi-primé Moon Hotel Kabul en 2018 qui, déjà, précise des orientations esthétiques pour le moins atypiques.
Dans ce long-métrage, le sixième d’Anca Damian, c’est la narration qui dicte la technique d’animation. Alors on vous voit venir mais non : ce processus créatif revendiqué par la réalisatrice n’a rien d’un concept pour faire joli sur un communiqué de presse. Au contraire, il crève l’écran, à chaque plan. Il arrive souvent que sur un même tableau, plusieurs techniques apparaissent. Medley dessiné. Et ça n’est pas qu’un mirage. Anca a appelé à la barre le fantasmagorique auteur de bande dessinée belge (installé à Paris) Brecht Evens en conseiller visuel et à la création de personnages. La décoratrice norvégienne Gina Thorstensen et l’illustratrice italienne Sarah Mazetti s’occupent des décors. Une contrainte pendant la création : la réalisatrice ne montre le travail de l’un et de l’autre que très rarement, afin que s’expriment pleinement les univers de chacun·e. Chaque film a son « vêtement » déclare-t-elle lors de la sortie du film. On ne peut que la suivre sur ce point. Les minutes passent, les délires colorés sautent aux yeux, explosent en plein vol et laissent leur place, dans une danse envoûtante, à d’autres fantaisies.
Quoi de plus excitant pour un artiste de s’insérer dans un tel processus créatif qui donne la part belle aux fulgurances abrasives ? Rien. Il devrait toujours en être ainsi. Le jour où vous croisez un art qui s’abrite derrière ses grosses ficelles, laissez-le mourir dans son coin.
C’est à ce stade qu’il convient de présenter Pablo Pico dont la passion pour la musique remonte à bien avant l’âge légal auquel des conseillers d’orientation vous pressent de vous rendre illico à la grande tombola du système. Inscrit enfant au conservatoire, il comprend jeune la possibilité d’en faire un métier, loin des fantasmes du milieu. Percussionniste de formation, il apprend le saxo, la clarinette et le piano en autodidacte et s’éprend du jazz avant d’entrer dans le monde discret de la musique à l’image. Il est notamment celui qui a composé la musique du film d’animation Adama en collaboration avec Oxmo Puccino, et l’on retrouve sa patte sur Saving Sally (Avid Liongoren, 2016) ou Un Homme est Mort avec Yan Volsy à la co-composition (Olivier Cossu, 2017).
Si son travail dans Marona est tout simplement bluffant, c’est entre autres parce qu’il a toute sa place dans la marmite. Musicien passionné par différentes cultures, techniques et instrumentations, ses compositions originales ne sont pas des vêtements mais des catalyseurs, des mèches allumées. Boum. Pour nous aider à comprendre comment on en vient à se retrouver dans une histoire pareille, on a échangé avec le compositeur sur sa vie, son œuvre, juste en-dessous.
La BO de Marona, de Pablo Pico, est sortie en digital chez Milan Music, le 10 janvier 2020. Et le film est actuellement en salles.
INTERVIEW
Baignes-tu dans la musique depuis tout petit ou est-ce arrivé sur le tard ?
J’ai commencé la musique à l’âge de 8 ans avec l’apprentissage de la batterie. Mes parents ne sont pas musiciens mais j’ai grandi dans un environnement où il n’y avait pas de distinction ou de hiérarchie entre les genres musicaux. On écoutait aussi bien de la chanson que de la musique classique, du jazz, du rock, des musiques du monde, ça passait beaucoup par la radio et les vinyles de mes parents.
Quand est venue la volonté de faire de la musique ton métier ? Peux-tu me parler de ton parcours professionnel ?
L’envie est venue assez tôt, vers 12 ans je pense. Ça s’est confirmé ensuite quand je suis entré au conservatoire à l’âge de 16 ans. Là-bas, le professeur de percussion m’a rapidement fait comprendre que la musique pouvait devenir un « vrai métier », que des études étaient possibles et qu’on pouvait en vivre. Ne venant pas d’un milieu artistique, cette annonce a été comme un déclic, un « permis de rêver ». En parallèle de mes études de percussions classiques et contemporaines, j’ai commencé à multiplier les aventures musicales et à apprendre d’autres instruments en autodidacte (clarinette, saxophone, piano, percussions orientales) puis je suis devenu intermittent du spectacle ce qui m’a donné une certaine indépendance et autonomie. Je jouais alors dans une fanfare latino, dans des pièces de théâtre (de rue ou sur scène), dans des ensembles symphoniques ou de musique baroque, sur instruments modernes ou anciens. Suite à un bref passage dans l’Orchestre Les Siècles (dirigé par François-Xavier Roth), j’ai été appelé par le pianiste Alexandre Tharaud pour enregistrer sur son album consacré à François Couperin. J’ai aussi accompagné des artistes de chanson française comme Gérald Genty, et joué dans des ensembles de jazz. Tout cela était très formateur et plutôt grisant mais au bout de quelques années, j’ai commencé à ressentir de la lassitude et à me rendre compte que je m’éparpillais. J’éprouvais aussi le besoin d’écrire et de diriger la musique que j’avais en tête, ce qui n’était quasiment jamais le cas, j’étais toujours au service d’un artiste, d’un chef d’orchestre ou d’un compositeur. Pour être honnête, je ne pensais pas composer un jour pour des films, je crois que je n’osais même pas y penser et que cette dimension de la création musicale m’était étrangère et me paraissait inaccessible, d’autant plus que je n’étais pas Parisien ! J’ai commencé à composer pour l’image à partir de 24 ans, pour des films d’animation de l’école des Gobelins, puis pour des courts métrages « professionnels », des longs métrages, des documentaires, etc… tout cela s’est construit très progressivement.
En 2015, tu as composé la musique du film d’animation Adama de Simon Rouby, en collaboration avec Oxmo Puccino. Peux-tu me parler de ton boulot sur ce film et de ta rencontre avec Oxmo ?
Adama a été une expérience très importante pour moi. C’était ma première musique de long métrage pour le cinéma et, avec Simon Rouby, on avait à cœur de proposer quelque chose de différent de la plupart des dessins animés, y compris pour la musique. Je me suis d’abord approprié les instruments de musique d’Afrique de l’ouest. J’ai fait le choix d’utiliser des instruments plutôt méconnus comme le sokou, le imzad (violon touareg), la flûte peule et le bendré (ou bara) pour les intégrer ensuite à un ensemble à cordes d’une trentaine de musiciens. J’ai aussi ajouté de la distorsion à un marimba et enregistré moi-même des parties plus expérimentales de violon et de flute dans mon home-studio. L’autre enjeu était de trouver une cohérence musicale à l’échelle du film et pas seulement une succession d’effets scène après scène. Il y a dans le film de longues séquences entièrement montées sur la musique ce qui m’a permis de composer une musique plus « cinématographique » que ce que j’espérais initialement, des thèmes qui s’étalent et se développent sur plusieurs minutes, ce qui est assez rare dans les films d’animation. Après, la rencontre avec Oxmo Puccino a été formidable tant sur le plan humain que sur le plan artistique. C’est arrivé à la fin du processus de composition : il a écouté les différents thèmes et en a choisi un pour poser un très beau texte. Je crois que le message de « Au Delà des Falaises » résume bien le film et c’était très émouvant d’arriver à ce résultat avec Oxmo, une très belle rencontre.
Depuis ce film, tu as travaillé à plusieurs reprises pour le cinéma d’animation (Saving Sally, Un Homme est Mort). Les opportunités se sont offertes à toi, ou cela vient d’un intérêt particulier pour ce medium ? Si oui, d’où vient-il ?
J’ai toujours eu de l’intérêt pour l’animation mais je n’ai jamais fait le choix de composer pour un type de film plutôt qu’un autre et les choses se sont faites comme ça. D’ailleurs, je pense que le cinéma d’animation ne devrait pas être vu comme un genre en soi mais plus comme un ensemble de techniques cinématographiques au service d’un récit et surtout d’une imagination sans limites. C’est précisément cette absence de limites et aussi la distance poétique avec le réel que j’adore dans le cinéma d’animation. En terme de musique, on peut tout imaginer, on est très libre ! Ensuite, il y a une dimension technique et artistique qui fait qu’en tant que musicien, je me sens proche des gens qui font de l’animation ; la précision du geste, la maîtrise du temps, le côté analytique, tout cela est étonnamment proche de la musique.
Tu travailles sur la musique de la série d’animation de poèmes En Sortant de l’Ecole pour France Télévisions, avec Frédéric Marchand, Julien Divisia et Yan Volsy. Les réalisateurs/trices des courts métrages sont, chaque année, des jeunes sortant d’écoles d’animation. Ton travail avec elleux doit être différent qu’avec des réalisateurs de longs métrages. Quel est le défi dans ce genre de projets ?
J’aime beaucoup travailler sur cette collection de courts métrages pour plein de raisons. D’abord parce que c’est l’occasion de se plonger dans l’œuvre d’un poète et de découvrir des textes, un auteur, une écriture. Ensuite parce que je rencontre de nouveaux talents du cinéma d’animation, des réalisateurs/trices prometteurs/euses dont c’est parfois le premier ou le 2e film, et je trouve ça hyper vivifiant de se confronter à la jeunesse (même si je ne suis pas si vieux ! ). Il y a aussi la collaboration avec Frédéric, Julien et Yan qui est très enrichissante parce que nous venons d’univers musicaux assez différents ce qui, à mon sens, participe à la réussite musicale de cette collection. Et puis j’adore ce format très court (moins de 3 minutes), c’est un peu comme composer un haïku musical et slalomer entre les mots, cette contrainte est très stimulante.
Le métier de musicien à l’image est moins évident à saisir que celui d’un musicien studio, hors du monde du cinéma. Y a-t-il une part de pédagogie dans ton travail ?
On me demande souvent de venir présenter des séances ou d’animer des rencontres autour d’un film ou de la musique de film en général, ce que j’aime faire, notamment quand il y a des enfants. On fait un métier tellement mystérieux et solitaire que je trouve ça bon et plutôt sain de partager notre expérience avec le public. C’est aussi quelque chose que je fais souvent en association avec Yan Volsy qui est aussi monteur son et avec qui nous formons le duo de composition et de création sonore YeP* (Un Homme est Mort, La Cabane à Histoires, Chien Pourri, Loups Tendres et Loufoques). En dehors de ces interventions ponctuelles, je n’enseigne pas parce que, outre le fait que je n’en ai pas vraiment le temps, je considère que la composition, et en particulier la musique de film, sont difficiles à enseigner. On peut apprendre la maîtrise d’outils techniques, informatiques, l’harmonie, l’écriture, etc… mais selon moi, l’élaboration d’un langage musical et le positionnement de la musique dans la mise en scène sont des choses terriblement personnelles, presque intimes, qu’il est difficile d’expliquer. Le truc le plus important peut-être est le sens de l’écoute, apprendre à trouver les mots pour parler de la musique et du film. Après, on peut seulement transmettre des expériences et le fait qu’il faut essayer de se réinventer à chaque film.
Tu es à l’origine de la musique du film L’Extraordinaire Voyage de Marona d’Anca Damian, sorti en salles le 8 janvier. Il raconte la vie d’une chienne à travers ses différents maîtres, et l’amour qu’elle a reçu et donné. Que t’évoque cette histoire loufoque et émouvante ?
C’est une histoire qui m’a beaucoup touchée mais je crois que j’ai été autant touché par la personnalité et le charisme d’Anca que par le scénario. Chez elle, le fond et la forme sont indissociables, l’expression est toujours au service de l’émotion et du message qu’elle veut faire passer, et j’ai très vite senti que cette histoire de chien allait nous emmener très loin artistiquement et humainement. Il y a aussi beaucoup d’humour dans cette histoire, un mélange d’émotions contradictoires et intenses, un peu comme dans la vie !
Cette BO a été enregistrée chez Rodolphe Burger. Quels sont tes liens avec le chanteur ?
Pour des raisons de production, il fallait trouver un studio d’enregistrement dans la région Grand Est. Je n’avais pas de lien particulier avec Rodolphe Burger mais je connaissais son univers et je connaissais l’existence de sa maison-studio à Sainte-Marie-les-Mines grâce à des amis comédiens et musiciens qui y avaient enregistré. Je savais que c’était un lieu chargé d’ondes positives et adaptés à la musique que je voulais produire pour le film. J’ai rencontré Rodolphe le soir de notre arrivée et il nous a accueilli très chaleureusement. Il nous a laissé les clés de la maison et on s’y est tout de suite senti très bien.
Peux-tu nous évoquer dans les grandes lignes ton processus de travail dans ce film ? As-tu tout fait tout seul, ou t’es tu entouré de musiciens ? Quels instruments pour quelles situations, émotions ?
J’ai composé l’essentiel des thèmes musicaux avant de voir le film. Anca procède souvent comme ça, elle demande à avoir les musiques originales au début de la production. Je n’avais donc aucune image, juste le scénario et les souvenirs de mes discussions avec elle. À sa demande, j’ai écrit et maquetté 4 thèmes, 1 pour chaque personnage (Marona, Manole, Istvan et Solange). Quelques mois plus tard, elle m’a montré le film terminé à 70% dans son intégralité, avec les maquettes que je lui avait envoyées… et ça marchait ! Après cela je suis rentré chez moi pour composer plein d’autres variations et des thèmes secondaires… au total, cela représente pas loin d’1h15 de musique originale. J’ai choisi de travailler avec un instrumentarium réduit et plutôt acoustique parce que je voulais rester à hauteur d’homme (ou plutôt de chien). Il y a aussi une spontanéité du graphisme qui appelle cela : être proche des instrumentistes et de leur geste, comme pour le dessin.
J’ai pris un quatuor à cordes parce la palette de possibilité est immense. Les parties de violoncelle sont très importantes, à la fois beaucoup de leads et de basses, et j’ai pu compter sur le talent de Pierre-François Dufour (alias « Titi ») pour leur donner vie. L’autre instrument important est la guitare électrique, jouée par l’excellent Csaba Palotaï. Elle est très douce et c’est presque l’instrument fétiche de Marona dans ma composition, mais je m’en sers aussi pour « muscler mon jeu » parfois, ou pour générer des bruitages musicaux expérimentaux. Ensuite, j’ai fait appel à 1 accordéon (Florent Sepchat), 1 saxophone ténor et baryton et 1 clarinette basse (Rémi Dumoulin) et la voix d’Isabel Sörling. J’ai joué toutes les parties de piano et de claviers, la batterie et les percussions. Parfois je chante, mais je ne le dis pas trop. Tout cela a été enregistré et mixé par Jean-Baptiste Brunhes (Mustang, Gainsbourg vie héroïque), avec lequel j’avais déjà travaillé sur Adama.
Il y a une allégorie du bonheur ou des bonheurs fugaces dans le film, magnifié par la chanson « Happiness (is a small thing) ». On y voit comme un conseil, même si le bonheur n’est presque rien : « jump up high as you can ». Que t’évoque cette image ?
Il y a l’idée que le bonheur est déjà là mais qu’on ne sait pas toujours le voir et qu’on essaie parfois même de le fuir (« de peur qu’il ne se sauve » comme dirait Gainsbourg ?). « Happiness (is a small thing)” essaie de traduire ça avec des mots, une mélodie et la voix d’Isabel Sörling, mais je n’ai pas voulu donner de leçon de bonheur pour autant. On peut y projeter les images qu’on veut, celles du film ou de sa propre vie.
La BO de Marona, par Pablo Pico est sorti en digital chez Milan Music, le 10 janvier 2020. Et le film est actuellement en salles.
Image une une extraite du film
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