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L’étrange vie de Jonathan Morali

Plus l’affect est là, moins le recul se pointe. Logique. Parler des émotions liées à la musique que Jonathan Morali a composée dans son groupe Syd Matters pendant plus de dix ans peut s’avérer compliqué. En fait, c’est comme raconter un an de voyage en tour du monde à la première personne rencontrée en rentrant : « c’était vraiment super… » Dans l’interview qui suit, on a échangé avec le compositeur à l’heure où sa vie se partage entre cinéma, jeux vidéos, radio, TV. Mais contrairement à vous, il ne se contente pas juste de mater des films, jouer aux jeux et écouter les chroniques de France Inter. Il est la voix intérieure de ces médias.

Tu fais de la musique pour le cinéma depuis presque 10 ans. On la retrouve dans Möbius d’Eric Rochant avec Jean Dujardin et Cécile de France, dans Les Adoptés de et avec Mélanie Laurent, dans La question humaine de Nicolas Klotz avec Mathieu Amalric, Mauvaise Fille de Patrick Mille avec Izia Higelin et Carole Bouquet ou encore le cinéma d’animation. Tu sembles bien installé dans le cinéma français, Syd Matters y est pour beaucoup ?

Les gens qui m’ont appelé pour faire de la musique de film connaissent forcément mon travail via Syd Matters. C’est ma carte de visite, mon travail le plus exposé. Bizarrement, le monde du cinéma et le monde de la musique ne se parlent pas trop. Ça a mis un peu de temps avant que les gens se mettent à m’appeler.

La musique de Syd Matters a toujours été cinématographique avec des ambiances assez climatiques, non ?

C’est clair que si je faisais de la chanson réaliste avec un accordéon, peut-être que les gens penseraient moins à Syd Matters ou à moi pour illustrer des musiques de films.

Syd Matters était déjà un grand espace de liberté mais tu as quand même ressenti le besoin de t’en échapper. Pourquoi ?

C’est un peu l’inverse. C’est à dire que j’ai pas de formation musicale alors je cherchais à en avoir une, à être orienté, à ce que des gens aient un avis extérieur sur ma musique et que je puisse la retravailler, ne pas être totalement en liberté. Le travail de musique à l’image m’apporte le fait de replacer mon travail dans un contexte où il y a beaucoup de rouages. Tu as énormément de gens qui vont te donner leur avis, qui vont dire « ça, c’est nul, ça ne va pas du tout. » J’avais besoin de ce truc un peu didactique. La réduction de libertés me manquait. Disons que les contraintes stimulent. Quand t’as une instrumentation, un tempo ou une durée imposés, soit tu le prends comme quelque chose qui t’empêche dans ta musique, soit tu le prends comme un challenge.

Jonathan Morali – Möbius

Quelle manière de travailler avec les réalisateurs ou les réalisatrices est la plus stimulante pour toi ?

La manière la plus stimulante, c’est lorsque le réalisateur ou la réalisatrice intégrent les musiciens juste après les tournages, qu’on puisse discuter autour de la matière photo, où le réalisateur expose ses réflexions sur « pourquoi faire ce film ? » et « que raconter dans ce film ? » et s’en imprégner. Les meilleurs expériences que j’ai eues, c’est quand le travail a commencé vachement en amont du tournage.

L’idéal serait de bosser de pair avec le réalisateur ou la réalisatrice pendant le processus d’écriture ?

L’auteur a quand même besoin d’un truc solide et fini. Je ne suis jamais intervenu à ce stade-là. Par contre, au moment où il est en train de le penser pour le réaliser, le rendre concret, là c’est toujours très intéressant. C’est le moment où il va parler d’une scène et d’un personnage en particulier et on peut évoquer une ambiance musicale qui peut influencer sur le jeu d’acteur ou la façon de filmer.

C’est peut-être un peu technique, à plusieurs endroits sur ton site web, on trouve à propos de tes différents travaux de musique à l’image : « Musique : Jonathan Morali. Syncro : Syd Matters ». Ça correspond à quoi ?

C’est simplement les cas où j’ai fait une musique originale pour un film – Musique : Jonathan Morali – et où le réalisateur ou la réalisatrice voulaient utiliser des chansons de Syd Matters à l’intérieur du film – Syncro : Syd Matters -. La syncro renvoie à un titre déjà existant et réutilisé.

Syd Matters – To All of You

A partir de certaines commandes de réalisateurs, as-tu déjà été amené à composer des musiques qui te plaisaient moins ?

Je n’ai pas assez de recul donc c’est difficile de dire ce qui est de soi ou ce qui est pétri d’influences. J’essaie que ça ait du sens à chaque fois, c’est mon seul repère. J’ai eu plein de fois l’impression que ce que je faisais était vide, avec moins de moi dedans. Et à tous les coups, ça va à la poubelle. Si le thème qu’on me propose est très orienté, il faut que je m’y retrouve, sinon ça n’a plus de sens. Des meilleurs musiciens que moi sont capables de faire de la musique sur commande, dans des styles très différents. Moi, je ne sais pas faire ça. C’est aussi très différent qu’écrire des chansons pour Syd Matters, ça n’appelle pas aux mêmes ressources. Le fait que ce soit de la musique instrumentale me plaît parce que je peux me libérer de ma voix dont j’ai parfois ras-le-bol.

Ecris-tu facilement ? On définit souvent ta musique comme assez structurée ou savamment dosée. Est-ce qu’on sous-estime son côté très instinctif et finalement pas si réfléchi ?

Elle n’est pas si réfléchie. Elle est quand même pensée. C’est beaucoup de temps à l’enregistrer techniquement mais sinon c’est très spontané, quitte à ce que ça ne ressemble pas trop à ce que j’avais en tête. J’essaie de penser le moins possible parce que c’est en général là où tu fais des trucs très attendus, ou tu finis par le jeter à la poubelle et le réécrire. Dans ces cas-là, tu reprends les idées qui étaient bonnes à l’intérieur mais tu as besoin de le ré-enregistrer différemment, le réentendre. Il y a un travail de réécriture qui passe par un rejet. Si je passe plus de deux ou trois jours sur la même idée, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Et ça devient de plus en plus désagréable de bosser dessus. Vaux mieux se lâcher et se dire « il y a peut-être des trucs bien là-dedans mais elles vont sortir naturellement. » Le but, c’est de se surprendre soi-même sinon on se fait un peu chier.

Le métier de compositeur, c’est savoir finir un morceau ?

J’ai lu un texte sur la création il n’y a pas longtemps que j’ai trouvé très juste. C’était l’introduction d’un bouquin sur l’histoire de l’art. Sur la peinture, mais ça marche aussi. L’auteur explique que beaucoup de gens venaient le voir en lui disant « comment Leonard de Vinci ou Picasso savaient que telle œuvre était terminée ? Comme savaient-ils qu’ils n’avaient plus aucun trait à mettre sur leur toile ? » et l’auteur leur répondait que c’était une histoire d’équilibre selon lui. C’est pas tant que j’ai une image ou des sons dans la tête bien précis et qu’une fois que j’ai réussi à tous les mettre sur disque ou sur papier, c’est terminé. Non. C’est plus qu’on travaille, on travaille et à un moment donné, il ne faut plus y toucher, l’équilibre est là. Si je rajoute ou j’enlève quelque chose, je vais retourner dans un truc bancal et ça ne va pas aller. C’est pareil pour une chanson ou un film. Quelque chose de déséquilibré, ça s’entend tout de suite.

Syd Matters – Black & White Eyes

Je serais curieux de connaître les compositeurs de musiques de films auxquels tu es sensible.

Il y a une BO que j’aime beaucoup, même si ce que le compositeur a fait par ailleurs ne m’intéresse pas trop, c’est celle de Donnie Darko. Le type s’appelle Michael Andrews et la musique me suit depuis plus de 15 ans, depuis que je l’ai vu. Il y a quelque chose dans les textures de son, dans l’intimité, dans la façon avec laquelle ça intéragit avec les images… J’aime beaucoup Philip Glass, surtout ce qu’il a fait à l’image. Bon, je trouve qu’il a fait beaucoup trop de trucs. Comme il a des schémas qui se ressemblent, très répétitifs avec des arpégiateurs, pendant longtemps je n’ai pas compris sa musique. Un peu feignant.. Même si c’est horrible à dire, parce que c’est très réfléchi. Il n’y a pas très longtemps, j’ai vu La Belle et la Bête de Jean Cocteau, film pour lequel il a écrit un score a posteriori. Et ce jour-là, j’ai compris sa musique, j’ai compris ses obsessions de répétition, le sens que ça prenait sur un long terme, sur 1h30 de film. J’étais époustoufflé. Il faut comprendre ce qu’il raconte sur une heure et demi. Si on écoute trois minutes de Philip Glass, on a l’impression qu’il ne se passe rien, qu’il y a trois arpèges en boucle.

Qu’as-tu compris que tu n’avais pas saisi dans ce qu’une musique répétitive pouvait apporter à la narration ?

C’est un peu une voix intérieure, même si c’est un peu galvaudé de le dire. Les mélodies qu’on trouve au début d’un morceau de Philip Glass, on les retrouve à la fin, sauf qu’il s’est passé un chemin. Il va rester sur des mêmes harmonies mais parfois étirer deux notes sur une mélodie et alors, ça change complètement le spectre. Je trouve très beau sa façon de décortiquer un motif simple. Quand on le regarde au microscope sur une heure et demi, on s’aperçoit de toutes les nuances et des micro-harmonies qu’il contient. Ça paraît intellectuel, mais ça ne l’est pas quand on le vit. C’est simplement envoûtant.

Syd Matters – I Might Float


Passons aux jeux vidéos. Tu as posé ta musique sur le jeu vidéo Life is Strange, assimilé à une sorte de film interactif. Qu’est-ce donc que ce jeu ?

C’est un jeu narratif dans le sens où il y a très peu d’actions techniques à effectuer par le joueur. L’idée est d’influer sur la narration et sur les personnages. C’est le studio parisien de jeux vidéos Dontnod qui m’a contacté, m’a présenté le projet, dans le même processus que si ça avait été un film. Ils ont expérimenté une façon d’utiliser le jeu vidéo, considéré souvent comme un divertissement pour adolescents – sentiment très réducteur qu’on entend souvent -, comme un média à part entière. Montrer que le jeu permet de dire des choses d’une façon encore différente du cinéma, de la musique, de la littérature. C’est l’ambition qu’ils avaient et je crois qu’ils ont été largement à la hauteur.

Les musiciens qui composent pour les jeux vidéos ne sont pas légion, je me trompe ?

Figure-toi que David Bowie a composé la musique pour un jeu vidéo d’un studio français, il y a une dizaine d’années. Les types du studio voulaient juste utiliser un morceau à lui et il les a rencontrés avec son fils de dix ans. Il a présenté son fils en disant « c’est mon spécialiste jeux vidéos donc tous les trucs techniques, vous en parlez avec lui. » Ils ont demandé à Bowie une chanson de son album qui allait venir et Bowie a dit « non, je ne vais pas vous filer de chanson, je vais plutôt vous composer un score pour ce film. » C’est une anecdote que j’aime bien parce que c’est David Bowie, mais c’est pas si courant en effet. C’est encore ce truc de segmentation qui est frustrant dans ce genre de métier. On te fait comprendre que si tu fais tel genre de musique, tu seras dans telle branche. On a un peu des œillères. Comme quand on veut faire un clip, on va rarement voir les réalisateurs de films, plutôt des réalisateurs de clips.

Toi, tu y joues aux jeux vidéos ?

Je ne joue pas beaucoup, par manque de temps, mais ça reste un média que j’ai toujours aimé. Certains jeux vidéos ont eu un impact émotionnel aussi fort que certains films ou bouquins.

Tu te rappelles de ton premier jeu vidéo ?

Je me rappelle de mon grand frère qui est revenu de l’école en jour avec une NES [Nintendo Entertainment System, ndlr] qu’il avait achetée à un mec dans la cour et le premier jeu, c’était Mario et j’étais complètement subjugué. D’un côté, ça a un côté super dangereux, parce que les mômes devant un écran, ils sont complètement hypnotisés, alors quand c’est un écran où en plus on peut interagir avec, c’est une drogue dure. Je me souviens du moment où il a branché la console et que j’ai compris l’étendue des possibilités.

Jonathan Morali – Main Menu Music

(Life is Strange)

Tu avais un genre de jeu qui te plaisait plus qu’un autre ?

J’aimais beaucoup les jeux d’aventure. Je me rappelle d’avoir joué à Zelda. Le jeu était en anglais, j’avais 8 ou 9 ans et je parlais absolument pas anglais. Il y avait un double mystère, c’est à dire que je ne comprenais pas du tout ce qu’il fallait que je fasse et je ne comprenais pas ce que disaient les personnages. J’ai joué à ce jeu pendant cinq ans avant de passer le premier niveau. J’avais l’impression qu’il y avait un monde caché auquel je n’avais pas accès. En plus, il a une musique particulière, un univers envoûtant.

Tu es aussi en train de bosser sur Pop Fiction, un programme de France Culture dans lequel une pièce musicale inspirée d’une œuvre littéraire est créée. Peux-tu m’en toucher deux mots ?

C’est un programme qui propose à des musiciens ou à un groupe de choisir une œuvre littéraire et en faire une musique sur une heure et demi. C’est une rencontre entre le texte qui est lu ou joué et de la musique composée pour l’occasion. Sur le papier, c’est assez classique, mais travailler avec Radio France, ça permet d’avoir des ressources géniales. Surtout, ça m’a permis d’écrire une heure de musique instrumentale et quelques chansons. Et dans une forme France Culture : ils ne cherchent pas le tube. Ça permet de faire plus dans l’expérimental et moins dans le catchy d’une chanson. C’est un projet qu’on a fait en groupe. J’ai écrit la musique et ensuite, on a enregistré et travailler les arrangements tous les cinq avec Syd Matters. Ce sera diffusé courant de l’année sur France Culture, j’espère avant l’été.

Syd Matters sur scène ou en studio, c’est en pause ?

Chacun a des projets perso en ce moment. Olivier [Marguerit ou O, on confirme que ça claque, ndlr] vient de sortir un disque qui est magnifique, Rémi travaille aussi sur de la musique à lui. Il y a eu ce moment où on avait besoin de se détacher les uns des autres parce qu’on a vécu un peu tous ensemble pendant dix ans. Après, je ne sais pas si c’est en pause. Ça reviendra bientôt, mais on n’a pas envie d’avoir de planning. Pour l’instant, on a des choses à faire séparément.

Te produire sous ton nom sur scène, ça pourrait t’intéresser ?

On m’a déjà proposé. Non, je ne crois pas. La scène, pour moi, est associée à Syd Matters. Je n’ai pas le goût de la scène assez prononcé pour y monter coûte que coûte. C’est pas mon trip.

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