Six projets en deux ans ont fait de Kekra une des valeurs les plus sûres du rap français. Toujours caché derrière son masque pour entretenir le mystère et garder sa tranquillité malgré le succès (succès d’estime plutôt que commercial), l’artiste de Courbevoie est revenu après plusieurs mois de silence radio avec deux nouveaux titres. On attendait que ça pour lui tirer le portrait.
Est-il physiquement possible, en 2018, de passer au travers du rap si l’on n’est ni adhérente de l’Amicale des amies de l’Orgue de Clermont-Ferrand ni membre de l’Association des anciens combattants de Chanterelle-sur-la-Soie ? Dites-nous donc. Pourtant, malgré l’abondance, très peu d’artistes parviennent à s’extirper de cette foule compacte, et toujours grandissante, d’apprentis rappeurs. Et vous vous doutez bien qu’on ne vous parlerait pas de Kekra s’il ne faisait pas partie de ces élus.
Dans une interview aux Inrocks en 2017, il disait : « Je ne veux pas qu’on s’attarde sur moi, c’est la musique qu’il faut écouter« . Quand on l’écoute bien, Kekra semble avoir tout prévu depuis le début. Deux projets gratuits, Freebase 1 et 2, pour attirer le public et ensuite un premier projet majeur en version physique pour fidéliser.
Les deux premiers Freebase font office de laboratoire pour Kekra. Il y essaie des flows, des voix. Mais malgré toutes ces expérimentations, les bases de son style sont déjà posées et on commence à discerner ses influences. De Young Thug, avec le remix de « Power » sur Freebase 2, à Skepta, avec le remix de « That’s not me », il cite aussi Booba et Lunatic : “Mauvais oeil à fond sur l’benzo”. Mais Kekra ne se perd pas dans les références éculées que 3 rappeurs français sur 3 utilisent (statistique non contractuelle). Ici, pas de Scarface ni de Tony Montana par exemple, lui préfère citer Jim Carrey et les Sopranos, faire du namedropping de Pokémon, et invoquer Hilguegue de « Salut les musclés », et dévoile comme ça un autre aspect de sa personnalité. Oui, Kekra est un petit rigolo.
Ça y est, le poisson a mordu et – il ne s’en cache pas – la pêche, c’est son truc: « J’t’avais prévenu que j’les appâterai, hameçon et canne à pêche » (« Canne à pêche » – Freebase 2). C’est fin mai 2016 que Kekra franchit un cap. La presse spécialisée est unanime, avec Vreel (vrai + réel) équivalent français du mot américain Trill (true + real), il vient de sortir un des projets marquant de l’année, malheureusement assez confidentiel aux yeux du grand public, mais qui lui permet de prouver qu’il est capable de passer à la vitesse supérieure. Et il le fait tranquillement en sortant son premier vrai banger, « Pas Joli » à écouter ci-dessous. Grosse claque audio et visuelle, le rappeur frappe un grand coup et enchaîne avec des titres tout aussi percutants dont certains sont clippés en Asie. Utilisation du champ lexical de la baston pour illustrer la puissance du bonhomme : check.
Justement, les clips ont eux aussi une place importante dans l’univers de Kekra et participent évidemment à la création de son personnage. Ultra énergique, il semble surtout s’amuser et se laisse même aller à des petits pas de danse parfois douteux.
En 2017, Kekra sort Vréel 2 et propose de nouvelles sonorités. Cet album marque notamment son entrée dans le style grime/UK garage avec le tube « 9 Milli » qui reste aujourd’hui un de ses morceaux les plus importants de sa courte carrière. Et même s’il déboussole certains fans des débuts ce nouvel album lui permet d’agrandir sa fanbase avec un son qui se veut un peu plus accessible. Vréel 2 annonce aussi clairement la couleur du projet suivant qui arrive à peine 8 mois plus tard.
Avec son sixième chantier, Kekra affirme en effet ces influences. Trap, grime, UK garage, mais aussi bien au-delà, Kekra n’écoute pas que du rap et ça s’entend. Surement son projet le plus éclectique. L’homme aux milles masques nous prouve encore une fois qu’il est impossible de le mettre dans une case. Et même si les titres « Charbonné », « Tout seul », « Tiekson », « Capuché » sont dans la continuité de « 9 milli « de Vreel 2, Kekra continue d’innover et sort son nouveau banger, « Intermission », et son clip où il apparaît avec personne d’autre qu’A$AP Rocky, Future et Migos. Combo gagnant.
Pourtant, même si ces trois-là sont présents à l’image, ça ne va pas plus loin. En six projets, aucun featuring n’apparaît dans la discographie de Kekra. Comme une marque de fabrique. Mais à aucun moment cette absence de collaboration ne nuit à l’éclectisme de ses projets. Kekra est en feat avec lui-même, et il fait tout pour que l’auditeur ne s’ennuie jamais, en variant les flows à chaque couplet, parfois même à chaque phase. Il dit lui-même qu’il a trop de choses à dire pour laisser la parole à d’autres sur ses projets. Humilité quand tu nous tiens.
S’il a beau avoir beaucoup de choses à dire, on sent malgré tout dans la plupart de ses lyrics et ses rares interviews que le rap n’est pas un but en soi, et qu’il ne l’a jamais été. Il aurait pu choisir de faire un foot avec ses potes, mais il a choisi de sortir des albums. Pourquoi ? On ne sait pas, et lui non plus. Le succès alors ? Un hasard ? Sûrement en partie, mais même s’il ne sait pas ce qui l’a mené jusqu’ici, maintenant qu’il y est, il faudra se lever tôt pour le déloger.
Et pourtant, on a failli devoir s’en passer. Kekra nous avait fait une petite frayeur : après avoir effacé l’intégralité de son compte Instagram et être resté totalement silencieux pendant trois mois, ses réseaux sociaux se sont enfin réveillés pour annoncer deux nouveaux clips. « 10 balles », d’abord, sorte de puzzle de mots et de pensées comme dirait Booba, rappelant l’esthétique de « Pas Joli ». Puis « Viceland », sur lequel Kekra renoue avec ses influences asiatiques autant visuellement que musicalement. Ces deux nouveaux morceaux encore très différents renforcent une nouvelle fois l’éclectisme de sa discographie et annoncent surtout un nouveau projet qu’on attend de pied ferme.
Un article très intéressant. Une belle découverte!