Quand les maillons de la presse web tombent un à un dans le clickbait et le publirédactionnel afin de récolter de précieux euros, un webzine résiste encore et toujours à l’e-envahisseur. En Belgique, une tribu d’agitateurs continue de perdre tout son temps libre pour vous chroniquer la crème de l’indie et du mainstream. Deux gus, Simon et Jeff, issus de la culture forums du débuts des années 2000 et de l’âge d’or des blogs, persistent à tenir Goûte Mes Disques, un site totalement indépendant et de la meilleure facture, géré en parallèle de leurs vies professionnelles. Un îlot de taquinade dans un océan de mièvrerie. A l’occasion de leurs dix ans d’existence, on a ouvert les guillemets à Jeff sur leur histoire, une histoire qui, ici chez Sourdoreille, peut paraître si familière.
Années 2000 : l’avant Goûte Mes Disques
A mes 18 ans, c’était le début des webzines, j’ai ce souvenir d’aller sur Nameless, le site d’Alex Stevens, aujourd’hui programmateur de Dour. J’allais sur W-Fenec.org. J’y passais un temps de dingue. C’était l’âge d’or des webzines, les gars devaient avoir des stats de fou. Il y avait ce sentiment que ces mecs parlaient différemment d’artistes qui étaient, à cette période pré-internet, confinés à des fanzines. Il y avait ce côté idéaliste d’avoir à portée de clic un paquet de trucs super cool. Je suis tombé de webzine en webzine sur Liability qui à l’époque était tenu par Dorian (Dumont et Michael Szpiner) qu’on retrouve plus tard dans les Teenagers (groupe electro-rock). Ils avaient un forum incroyable. Parce que oui, c’étaient les webzines mais c’était aussi l’époque des forums. Simon et moi, on a perdu des points de vie et des journées entières à parler de musique sur les forums – moi sur celui de Liability, lui sur celui de dMute. J’ai commencé à écrire pour Liability et à mesure que je m’impliquais davantage, Dorian s’impliquait moins mais avec l’envie de ne pas lâcher l’affaire. Avec Simon, un autre liégeois de la team Liability, on a décidé de créer Goûte Mes Disques pour faire les choses à notre sauce. On a lancé tout ça en parallèle d’études ou d’un boulot, donc on ne voulait pas retrouver dans notre passe-temps sur les internets les contraintes de la vraie vie. Moi, je suis interprète de conférence pour les institutions européennes, et Simon a tout plaqué pour se lancer dans la boucherie – c’est notamment lui qu’on retrouve derrière cette idée de génie qu’est la Boudin Room.
Allez vous balader sur leur site, ça rend pas aimable mais ça fait du bien.
La Goûte Mes Disques touch
L’internet musical a beaucoup évolué en 10 ans. Ce qu’on voulait, c’était parler musique sur un ton qu’on ne trouvait pas dans les médias traditionnels, avec une parole un peu plus libérée et caustique. On n’a jamais eu peur de rentrer dans le mou parce que derrière, on n’a rien à assumer, pas de subsides à justifier, pas d’ego de publicitaire à froisser. Moi, avant de vouloir être traducteur, j’ai toujours voulu être journaliste. Mon rêve d’enfant, c’était d’être grand reporter. J’ai donc toujours voulu garder chez Goûte Mes Disques une exigence de qualité, mais surtout une rigueur journalistique. Je fais confiance à mes rédacteurs mais j’ai pris la bonne habitude de tout vérifier, deux à trois fois. J’ai la réputation à Goûte Mes Disques d’être à la fois un peu dictatorial et psychorigide, mais aussi à l’écoute de ce qui se raconte. C’est moi et Simon qui prenons in fine toutes les décisions, mais on fait en sorte que le fonctionnement reste démocratique. Je dois être un peu le casse-couilles de service à proposer des sujets à tout le monde.
Et puis Goûte Mes Disques, c’est du rock, du rap, du metal, de la musique électronique, de la musique expé… On sait que c’est une force et une faiblesse. Parfois, on a peur de finir comme ces grands festivals qui un jour se sont sentis obligés de programmer du hip-hop, d’avoir une scène électro et de continuer à faire du rock. Hormis les très gros festivals bien installés qui peuvent se permettre ce genre de grand écart sans mettre en danger leur pérennité, on revient à la spécialisation. On voit le succès de festivals de psyché, de garage, de musiques plus expérimentales. À voir ces affiches qui mélangeaient la chèvre et le chou, ça ne plaisait plus à personne, il y avait une dispersion des artistes. Dans ce contexte, on veut quand même parler de tout, et être didactique. On n’est pas The Wire Magazine, on parle à un public assez généraliste. On voit les stats, on sait sur quels artistes ça clique. Si je fais un papier sur Tame Impala ou les Queens of the Stone Age, ça va bien marcher. Encore plus si je leur chie dans les bottes. Être le premier sur les gens morts, c’est bon pour le reach aussi. Maintenant si on fait un dossier sur le metal qui nous a pris des heures et des heures, il y aura moins de monde.
J’y laisse pas mal de mon temps libre, c’est une passion dévorante. C’est addictif. Ça peut être un avantage comme un inconvénient. Des sites comme Goûte Mes Disques ou Sourdoreille ont besoin de passionnés. Après on sait que la limite entre la passion et ses dérives est assez fine. Je reconnais que pour moi, Goûte Mes Disques est une addiction. On n’a jamais eu la prétention d’être originaux. On fait simplement les choses à notre sauce, avec nos potes, notre design. Il y a des gens qui font la même chose que nous, parfois mieux. Souvent moins bien évidemment.
Le 8 décembre, faites un tour du côté de l’Atelier 210 à Bruxelles pour aller voir La Secte du Futur, France et Cockpit, soit la putain de crème du rock, pour les 10 ans du webzine. Event.
10 ans de Goûte Mes Disques :
la soirée rock
Comment tourne Goûte Mes Disques
Le site peut tourner avec cinq ou six personnes très motivées, c’est suffisant. Actuellement, on est une quinzaine de personnes, de Belgique et de France. Mais encore une fois, personne n’est salarié, personne ne fait ça full time. Moi je tiens la baraque en permanence et les autres interviennent en fonction du travail, des études, de la vie en général. Il n’y a aucune obligation de production de contenu. Les rédacteurs sont là pour une aventure humaine plus qu’autre chose. On a tous vu passer chez nous des rédacteurs qui sont là parce qu’il y a un bon reach, que c’est un peu connu, mais où il n’y a pas cette implication humaine. L’aventure Goûte Mes Disques ne peut s’inscrire dans la durée que si on est des potes avant d’être des collègues. Humainement, Goûte Mes Disques a été très important pour pas mal de rédacteurs. Simon est le parrain de mon gamin, ça en dit long sur les liens qui se sont crééss.
Personne n’a jamais gagné d’argent avec Goûte Mes Disques, et c’est d’ailleurs toute la question de savoir si un jour quelqu’un voudra le faire. On a toujours gardé cet esprit-là. C’est l’avantage de vouloir faire ce qu’on veut, et heureusement, parce que si on ne pouvait pas le faire avec l’économie d’internet telle qu’elle l’est en 2018, on serait tous des punks à chien.
Jusqu’à il y a peu en Belgique, on pouvait se procurer dans les médiathèques et les disquaires un magazine gratuit qui s’appelait RifRaf. Ce n’était pas les pages culture de Libé certes, mais ça avait au moins le mérite d’exister. Je pense même pouvoir dire que si tous les rédacteurs étaient bénévoles, ils avaient au moins un salarié ou deux pour gérer tout ce que implique la production d’un magazine comme celui-là, édité en français et néerlandais, et distribué un peu partout dans le pays. Nous, parfois, on aimerait bien avoir cette personne rémunérée par des subventions, même si conscient du bordel potentiel que peut être une relation avec un pouvoir public.
La chronique Goûte Mes Disques, un billet d’humeur
A nos débuts, la chronique était encore l’étalon-or, la pièce maîtresse des mag musicaux, mais on voit la manière qu’ont les gens de consommer la musique… Il n’y a rien de plus triste qu’une chronique dans laquelle tu vois que le rédacteur connaît vaguement le sujet mais qu’il n’a même pas pris le temps de creuser un peu, ne serait-ce que pour avoir l’air vaguement crédible. Faire une chronique juste pour faire un enchaînement de beaux mots et/ou de banalités et/ou de recopiage ou de synonymes de ce qu’on pourrait retrouver dans les communiqués de presse, c’est pas intéressant. Souvent, si on lit nos chroniques, j’ai quand même le sentiment d’aller au-delà de l’artiste, de parler du contexte, d’avoir un point de vue, une réflexion. Parfois, l’artiste est simplement intégré dans cette réflexion. On appelle ça « chronique », mais ça dépasse souvent son cadre, c’est une porte d’entrée.
Son défaut c’est de s’appeler chronique. Si elle s’appelait billet d’humeur, ça ferait davantage cliquer, on nous dirait qu’on est enfin dans l’air du temps. Parfois, quand je vois ce qu’on est capable de raconter dans une chronique, je me dis qu’on se rapproche de ça. Le simple fait qu’un article s’appelle chronique, ça n’est pas totalement lui rendre justice en 2018.
Pour rire, pleurer et même découvrir de la musique, le compte Facebook de Goûte Mes Disques n’attend que vous. Ici.
La vidéo, le nerf de la guerre
Le webzine tel qu’il est est bien, il a son public. Maintenant, on arrive à une certaine limite de ce qu’on peut faire dans du 100% bénévole. On voit que le nerf de la guerre, c’est la vidéo. Mais vous savez très bien que pour produire une vidéo de qualité, c’est du savoir-faire et des connaissances, journalistiques et techniques, qu’on n’a pas en interne et qu’on peine à trouver dans le pool bénévole. Faire de la vidéo, c’est pas arriver comme des clampins et encore moins pour faire du Konbini pipi-caca Coca-Pepsi moins bien fait que Konbini. Même si je tiens à préciser que j’ai une certaine forme de respect pour ce qu’a réussi à faire Konbini, même si je trouve ça détestable et que je consomme le produit occasionnellement comme on bouffe un Big Mac avec cette fausse culpabilité. Je respecte Konbini comme je respecte David Guetta ou Kim Kardashian, qui nous regardent du haut de la chaine alimentaire en se marrant.
On se demande ce qu’on peut faire. Investir de l’argent, développer les capacités, c’est une chose, chercher des subsides, c’en est une autre. Mais qui dit subside dit paperasse. Est-ce que j’ai envie de perdre du temps qui est déjà pas énorme alors que je veux le passer à écrire. J’ai pas envie d’être un gestionnaire de webzine. Qui dit subsides dit conditions associées auxdits subsides. Je n’ai pas vraiment étudié le sujet mais les contraintes m’effraient. C’est sûr que ça serait génial de pouvoir payer une personne qui gérerait le day-to-day, mais encore faut-il trouver la bonne personne, s’assurer qu’elle va s’inscrire dans la longueur. Encore une fois, il faut être ambitieux, mais moi j’ai toujours peur de l’être trop, un peu comme ces petits clubs de foot qui se font inonder de pétro-dollars et qui peuvent se permettre d’avoir les yeux plus gros que le ventre jusqu’à ce que ces mecs retirent leurs billes pour d’obscures raisons. J’ai tendance à être prudent. Simon, le rédacteur en chef-adjoint, va plutôt me pousser et me dire: « Jeff, faut y aller, plus le temps de niaiser là« . Lui c’est un peu la fougue et la classe naturelle d’un Luis Suarez. Moi je suis plutôt du genre Arsène Wenger…
Ou alors la dernière possibilité, c’est trouver des gens qui, bénévolement, nous feraient des vidéos. J’aimerais bien que des mecs me disent ça. J’ai toujours eu cette utopie d’avoir tout plein de gens ultra-badass dans leur domaine, et qui diraient de façon communautaire : « On va contribuer régulièrement à votre webzine parce que ça nous fait plaisir. » Mais ça ne se fait pas. Ça pourrait se faire s’il y avait quelque chose à la clé, comme l’assurance, au bout d’un moment, d’un cachet. Mais comme sur les chroniques, je ne peux pas dire à un contributeur bénévole qu’un jour grâce à nous il va finir journaliste musical. Enfin si, je peux, mais il faudra pas une année pour que je passe pour le plus gros enculé de tout Bruxelles!
Le 7 décembre, faites un tour du côté de l’Atelier 210 à Bruxelles pour aller voir The Field, Fantastic Twins et Laake, soit la putain de crème de l’electro, pour les 10 ans du webzine. Event.
L’événementiel
On essaie aussi de pas péter plus haut que notre cul. Quand on a commencé à organiser des concerts, on s’est pas dit : « On va louer une salle tout seuls, c’est tout pour nous, on prend le bar, on gère la billetterie et les entrées. » Non. On fait des partenariats avec des professionnels parce qu’on n’est pas des professionnels de l’organisation de concerts. On peut amener une visibilité et on peut amener un sérieux. Tout ce qu’on fait doit être fait sérieusement, mais aussi avec des gens qui savent ce qu’ils font. En tout cas, la tagline du magazine c’est « On est une bande d’amateurs professionnels. »
Mais tu te rends compte qu’il faut faire exploser le plafond de verre qu’est le web pour toucher de nouvelles personnes. On ne dirait pas comme ça, mais la vraie vie, c’est encore utile pour toucher les gens en 2018! Pour nos 10 ans, maintenant qu’on est un peu rodés, on va faire plusieurs soirées qui vont essayer de couvrir tous les genres de prédilection du site. On va faire deux soirées à l’Atelier 210 à Bruxelles, une électro avec The Field en live, Fantastic Twins et LAAKE, un Français ; et le lendemain une soirée rock avec France, Cockpit et La Secte du Futur. Et quelques jours après, on fait Prince Waly au Beursschouwburg, avec aussi Venlo, une rappeur liégeois qui monte, et Keeni, qui est en fait le projet rap d’un membre de l’équipe. On a commencé avec les trois core business du site : le rock, l’electro et le rap. Mais derrière, ce ne sont pas les projets qui manquent. On aimerait faire une soirée plus metal et une autre plus expé. On aimerait aussi faire quelque chose à Liège parce que Simon et moi on vient de là, ou s’associer avec des crews bruxellois qu’on aime, comme Concert de Légende.
C’est super de faire des concerts. Après, je ne comprends pas comment des gens font ça toute l’année tellement c’est stressant et usant. J’ai un respect dingue pour ceux qui doivent gérer des artistes et encore pire gérer des agents. Moi je tue quelqu’un avant la fin de ma période d’essai. Les concerts sont assez risqués, mais on s’en fout, on n’est pas dans une logique de bénéf. Je ne dis pas qu’on va se prendre des bouillons, parce qu’on ne programme pas des bandes de bras cassés, mais on a au moins ce luxe : l’argent est le cadet de nos soucis. Je ne dis pas non plus que nos finances sont extensibles, mais on a un peu de marge, et on a pu se permettre d’être sur des affiches un peu plus conséquentes, parce qu’après dix ans de travail acharné, on avait bien mérité ça.
Oh et puis, on vous laisse lire le très bel édito des 10 ans de Goûte Mes Disques avant de partir.
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