Alors qu’en France on est toujours partant pour se péter le frein sur des artistes belges qui pour certain(e)s ont à peine sorti deux morceaux, au risque de les essorer plus fort qu’un legging qui sort de la salle, il en est d’autres pour qui, pas même une goutte n’a été crachée sur un coin de nappe. Heureusement, on est là pour ça.
Avec deux EP solo sur le CV (Delta Plane et Napalm), le Liégeois Ledé Markson, loin de ces considérations, tente lui au contraire de se faire violence pour sortir de sa zone.
A 26 ans, le natif de « tox city », moins enclin que certains artistes à se mettre en scène sur les réseaux, est plutôt du genre à faire ses bails dans son coin et à attendre que sa musique parle d’elle-même. Rencontré à la terrasse d’un bar de Bruxelles, il y a un peu plus d’un an, on est revenu vers lui pour cette fois travailler – et se pencher son taf. Rappeur, beatmaker, instrumentiste, cela fait déjà un moment pourtant qu’il bosse et gravite autour de ceux qui font actuellement bouger la Belgique et la France. Primero, Swing, Peet du 77, Romain Habousha, Ludovic Uytdenhoef, Julien Ramirez, L’Oeil Écoute Laboratoire, La Brique, en featuring, en clip ou en studio, ses diverses collaborations sont autant de signes que le mec est chaud et mérite plus qu’un détour. Loin d’un énième article sur le rap belge, filon encore plus usé que le moral de Loana, on va surtout essayer de comprendre comment ce diplômé d’HEC rongé par sa ville, le manque d’oseille et les Red Hot Chili Peppers, compte débarquer « dans le game comme dans un coffee-shop. »
À l’écoute des freestyles qu’il est capable de lâcher, notamment ceux dans l’épisode de Flag diffusé sur la RTBF qui lui a été consacré et dans Le Règlement, s’il y a quelque chose qu’on ne va pas remettre en cause c’est bien sa capacité à kicker et à empiler les punchlines. À lire hors contexte, florilège de ses sorties verbales : « J’fais des chansons sur Liège par tape. L’étranger qui vient à Liège, on le met par terre. Un verre par terre pour Michel Daerden. Paie pas le barman et baise la barmaid » , « C’est chaud comme l’arrière cuisine d’un resto thaï » ou encore « Si j’traite une meuf de pute, c’est un hommage aux femmes / Si j’traite une meuf de pute, j’ai un langage normal / C’est pas parce que je me suce que je suis mégalomane », on se dit que ça sonne comme Seth Gueko ou Alkpote.
Pourtant, Ledé n’est pas du tout dans ce registre là, ni dans le rap technique pur et dur. D’ailleurs, il était où quand le wagon du rap belge est entré en Gare du Nord ? Il a pourtant partagé les mêmes scènes, fait les mêmes festivals, fréquenté les mêmes studios ou encore les mêmes réalisateurs. Il était peut-être en train de mettre, comme il nous le confie « la weed, la tize en parallèle » et de mener « la vie d’artiste d’un bar à l’autre ». En tout cas, quand on lui demande, sa réponse est servie plus rapidement qu’un Dürüm à BX.
D’accord sur le fait qu’on en a parfois trop fait en France à propos de cette scène, quitte à essorer les artistes avant même la sortie d’un premier projet, il était pourtant chaud à la base pour surfer sur cette vague avant de se demander si c’était de cette façon qu’il avait « envie de péter. » Comme dirait Tony de Koh Lanta, c’est tout à son honneur, mais est-ce qu’on serait pas sur un gars un peu trop confiant qui pense que sa musique faite dans sa chambre va parler d’elle même et qu’il n’y pas besoin des médias et des réseaux dans le 4ZOO ? « Un peu », lâche-t-il. C’est une volonté de ne pas être archi présent pour l’instant dans les médias. Pour moi, j’en dis déjà beaucoup dans ma musique. En France, les médias sont puissants et on l’impression que c’est que par eux que tu peux percer. C’est un peu gros ce que je vais dire, mais péter en France, c’est pas le truc le plus difficile faire et on l’a vu avec Roméo Elvis et tous les autres. » Ça n’engage que lui.
De toute façon si t’as pas un minimum d’ego, vaut mieux pas se lancer dans ce projet. Après, c’est quand même plus complexe que ça et le Liégeois est loin d’être un mec rageux et prétentieux qui ronge son frein chez lui en attendant qu’on lui déroule le tapis rouge. C’est surtout un gros bosseur en manque de structure, qui se considère « encore en développement » et à qui ça casse tout simplement les couilles de communiquer et de promouvoir son taf. À l’instar de pas mal d’entre nous, il est plutôt du genre à laisser venir et à prendre ses décisions à la dernière minute. Pour le choix de ses études à HEC, école située à cinq minutes de chez lui, celui du peu de beatmakers qui bossent avec lui ou de ses featurings, le mec va au plus près. « Pour moi c’est la règle du moindre effort à ce niveau là. Ça me fait chier de devoir capter les gens pour ça, de devoir s’organiser… Si je pouvais claquer des doigts et que ça se fasse, ça serait magnifique ! Je demande que ça de faire plus de collaboration. Après ça se passe au niveau de l’organisation et des agendas. »
C’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle il signe toutes les productions de son premier EP Delta Plane (2016) et lâche même quelques lignes de basse sur « Beurre de Marrakech », « Triple Bicéphale » et « Espace Temps (feat. Swing) ». C’est d’ailleurs quand il entendu Dr Dre parler de « l’importance des vraies lignes de basse sur une prod. » qu’il a ressorti la sienne du placard. Car avant d’être influencé par Dre, 9th Wonder, Kanye, Kendrick Lamar, DJ Premier, Dead Prez, Sniper ou encore le Saïan, c’est via le punk et le rock qu’il se met à faire de la musique. Alors que son père n’a même pas les moyens de se payer une voiture, il lui offre sa première basse à l’âge de onze ans. Il bloque sur les Red Hot Chili Peppers et ponce les tablatures de Flea. « Frère, les Red Hot, j’ai tous les dvd live et tous les albums. Si je jouais de la basse, c’était les Red Hot. J’étais fanatique à la mort. »
À l’exception de l’EP Life’s A Beach (2015) – réalisé en collaboration avec LV Baby lors d’un séjour de quelques mois dans le Mississippi dans le cadre de ses études à HEC et de son side-project Old Jazzy Beat Mastazz – il y a une ambiance singulière dans son travail. Comme dans sa tête. Avec Delta Plane (2016), son premier EP plutôt orienté boom bap, l’objectif était pour lui de « mettre les gens d’accord » et « de marquer l’histoire du rap français en faisant un classique. »
Loin d’en être un, il faut quand même noter qu’il y signe toutes les prods et deux featurings avec Primero et Swing de L’Or Du Commun sur, respectivement, « Nouvelle Vague » et « Espace-Temps ». Mais c’est quand même « Liège, Liège » le best track de ce projet. Premièrement, parce qu’il y lâche ce qui est peut-être la meilleur punchline de l’EP : « Prend un peket flambé, prend une pita mal cuite / L’esprit belge mes couilles, l’esprit de Liège ma bite. » Deuxièmement, parce que ce qu’on veut quand on écoute un artiste c’est le connaitre et là, on y est. Enfin, parce que c’est dans ce registre qu’il est le meilleur. On est dans le sombre, à regarder Liège à travers la fenêtre d’un mec qui n’avait et qui n’a toujours pas de thune. Il y dépeint tous les aspects d’une ville « qui exerce sur lui un effet puissant ». Entre les toxs, les putes, un taux de chômage élevé, ses envies d’ailleurs et celle de mettre bien ses parents, il est toujours là « fasciné par ses lumières luisantes. » Putain, c’est beau.
Ce genre d’ambiances mélancoliques entre amour/haine de sa ville et entrée nostalgique dans la vie d’adulte, annonce avec le recul la couleur de Napalm (2017). On n’est plus dans l’étalage de skills, mais bien dans l’affirmation d’un style qui dépasse le simple cadre du rap. « Sur Delta Plane, ce n’était pas un test, je savais ce que je faisais, ce que j’avais envie de donner. C’était la musique qui importait tandis que là c’était un challenge personnel. Delta Plane a pris trois ou quatre ans alors que Napalm a peut-être pris six mois. L’idée était de voir si j’étais capable de refaire la même chose – en mieux – au niveau de la promotion et en un temps plus court. » Avec ces six titres, produits par La Brique en collaboration avec LOEL, il rentre dans la catégorie des artistes dont on peut saigner le même morceau plusieurs jours d’affilée. « Momentum » est en tête de liste pour ça.
Avec un clip réalisé par Romain Habousha et Ludovic Uytdenhoef (Krisy, LODC, Isha, Juicy…) à mi-chemin entre Gomorra et La Merditude des Choses, une production de Mataya et un refrain vaporeux à base de « J’débarque dans le game comme un coffee-shop / J’montre mon I.D puis j’crache sur Babylone / Tout l’monde sait comment ça va finir. Faut que je garde le momentum », on est face à ce qui semble être le vrai Ledé . Un mercenaire de la musique, comme il se définit lui-même, qui va là où il veut et surtout là où on a besoin de lui. Il a fait le taf, il attend juste le moment. Plus cohérent, moins innocent que le précédent, ce projet n’est pas encore un classique mais ne laisse présager que du bon.
Sur ses propres productions ou sur celles de Mataya, en featuring avec Peet (ALZ) ou Haitch (Liège Flippe), il chante du sale pendant que d’autres le rappent. C’est là toute sa force. Même s’il cherche la reconnaissance du public autant pour ses productions que pour ses textes, ces derniers sont la raison principale pour laquelle il va falloir compter sur lui. Des punchs comme « Je suis pas radin, juste marqué par le chômage » ou « Fallait bien que je fasse une chanson sur Liège / Piège, siège, comme ça j’nique toutes les rimes en -iège / Demande à Baloji, tous les toxs sont de sortie quand il neige / C’est pour ma jeunesse en détresse, mes parents endettés » extraites de « Nitro » et « PS » sont le parfait reflet des thématiques de ce projet et de l’état d’esprit dans lequel il était au moment de sa conception. Faire de la musique, c’est parfois aussi faire de l’ethnologie. Et bien là on a l’impression que Bukowski vient de décrocher son diplôme. En attendant son prochain EP, dont la sortie est prévu courant 2019, on se remet le clip de « Nitro » réalisé par Julien Ramirez qui a notamment bossé avec Ichon, Siboy ou Kalash.
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