Artiste solitaire et solidaire, Walid Ben Selim sait allier charisme et humilité, voix percutante et sons électroniques, rythmes orientaux et phrasés rageurs, énergie et calme. Force de proposition et de frappe, il œuvre depuis une dizaine d’années au sein de N3rdistan tout en poursuivant en parallèle des projets plus intimistes et expérimentaux.
Walid Ben Selim s’est un jour retrouvé sur scène, poussé par le hasard (et par sa chère maman qui insistera pour le voir chanter en public lors d’une fête). Il comprend à ce moment-là, même s’il est très jeune, que ce sera sa place. Pour lui, la scène devient un espace de liberté et de partage qui parfait sa formation académique au conservatoire de Casablanca, où il apprend dès l’âge de sept ans le violon.
Pour ce qui est de la musique traditionnelle arabe et de son amour des mots, là encore il faut chercher du côté maternel. Sa mère qui adore Oum Kalthoum, la grande diva égyptienne, l’initie aussi à la poésie arabe, notamment celle de Nizar Qabani, poète syrien décédé en 1998, qui chantait encore et toujours l’amour de la femme. Est-ce cette sensibilité qui le conduit vers Widad Brocos, son alter ego dans N3rdistan ? Le hasard, une fois encore, fait qu’il rencontre la jeune femme au lycée et qu’ils se trouvent rapidement un terrain de jeu adéquat, le rap, avec une vénération commune, celle de 2-Pac. Les jeunes marocains découvrent alors le groupe qu’ils forment et qui prend le nom de Thug Gang, en hommage au fameux Thug Life…
Juillet 1999, un vent de liberté souffle sur le Maroc à la mort du roi Hassan II. Une effervescence culturelle et populaire émerge à Casablanca, ouvrant des perspectives inédites à la jeunesse marocaine : c’est la « Nayda ». Plus question de musique traditionnelle : les jeunes écoutent du rap et se tournent vers l’Occident. Internet est une fenêtre d’accès formidable qui repousse les frontières. En cela, Walid et Widad sont bien deux enfants du pays.
Vient rapidement pour les deux acolytes le temps de l’exil, les conduisant pour leurs études supérieures dans le sud de la France : Perpignan pour Walid et Montpellier pour Widad. Le rêve de liberté et de musique se poursuit cependant. Après une escapade rageuse du côté du metal, avec le groupe Celsius, Walid ouvre une autre brèche avec N3rdistan. Éloignés de leur terreau culturel, les deux Marocains se tournent vers la poésie arabe et se mettent à l’intégrer à leur musique et à mettre ces mots, qui les ramènent au pays, en chansons. Mais il n’est pas question de repli sur soi, bien au contraire, le nerd-istan ouvre grand une porte sur le monde et multiplie les possibilités d’échange.
Walid se tourne vers la musique électro et y intègre des instruments traditionnels tels que la kora ou la flûte peule, instruments que maîtrisent Benjamin Cucchiara, arrivé dans le groupe. La forme définitive du combo se fera en 2014 avec l’arrivée du batteur, Cyril Canerie. On voit rapidement en eux l’avenir de la musique alternative marocaine. Mais le N3rdistan fait fi des frontières. En langue perse « nerd » signifie la terre, la contrée ; il s’agit donc de la terre de ceux qui n’en ont pas. Peu importe la terre d’ailleurs ! Il est toujours question des puissants et de leur mainmise sur le destin d’hommes et de femmes qui n’ont d’autre choix que celui de l’exil. En empruntant les mots de poètes anciens, Walid rappelle que la liberté et le combat qui va avec n’ont pas d’époque ni de pays : la liberté appartient à celui ou celle qui s’en empare et souhaite la diffuser.
Ce sera d’ailleurs durant cet exil en France que Walid réfléchira à sa propre identité et s’interrogera sur ses racines. Ainsi, la poésie arabe sera le meilleur moyen d’abolir les frontières. Grâce à elle, il peut se sentir chez lui n’importe où. Durant cette période les chemins de l’Orient s’ouvrent à lui, notamment les routes du Kersala. À partir de ce voyage, on retrouvera dans ces projets musicaux cette réflexion lumineuse et spirituelle. Comme la rencontre du oud et d’une sorte de cithare chinoise, le guzheng, marque de fabrique du trio Orient Express, formé autour de Florian Baron et de Jiang Nan qui font se dialoguer le Maghreb et la Chine.
Walid part ici à la rencontre d’une autre culture pour mieux faire résonner la poétique d’un Hussein Al-Hallaj ou d’une Shahab Al-Din Sahrawadi. Al-Hallaj, poète mystique perse du IXème siècle, évoque en ces mots l’Unique ; terme qui transcende Dieu en principe unificateur de paix et d’amour, présent dans toutes choses : « Sans que Ton amour soit uni à mes souffles / Et que je m’isole pour l’entretenir avec autrui / Sans que Tu ne sois mon entretien avec autrui ». On retrouve dans ses textes la démarche du chanteur d’unir en un même souffle des cultures qui ne se côtoient pas, des instruments qui ne s’étaient jamais croisés, des mots venus du passé qui frappent d’une toute autre manière aujourd’hui.
À travers cet Orient mythique et mystique, la lumière et la sagesse éclairent d’un jour nouveau le combat pour la paix et la liberté. C’est d’ailleurs ce message que portait le premier album de N3rdistan sorti en 2019 : on voyait sur la pochette, illustrée par Omar Sabrou, à la fois l’image du chaos et du tumulte de la guerre et celle de la reconstruction et de l’espoir. Le combo trouve ainsi sa pleine puissance lorsque sa musique fait écho aux luttes des peuples opprimés, comme lors d’un concert donné à Tunis en avril 2017. Lorsque les paroles d’Ahmad Matar se font entendre sous le titre « Tafaha Lkayl » qu’on pourrait traduire par « la coupe est pleine », le public ne peut que songer aux manifestations des printemps arabes. Le poète irakien, critique du régime de Sadam Hussein, y disait : « Vous célébrez le mariage de l’injustice et de l’oppression. Nous ne vous demandons que de partir et, malgré tout le mal que vous nous avez fait, nous n’oublierons pas cette faveur que vous nous ferez en partant. »
Et quand cette poésie de résistance est mise en musique sur fond d’électro, on l’associe sans mal au scandé du rap ou à l’engagement d’un Zach de la Rocha. Mais alors pourquoi ce choix de laisser de côté le hip hop ou le metal pour aller vers les machines et l’électro ? Le N3rdistan prend également comme sens, en arabe, celui du jeter de dés. La volonté de l’individu n’y trouve pas véritablement sa place. Le hasard étant la clé de la création, elle peut répondre sans heurts à des questions existentielles et identitaires.
C’est sans doute pourquoi le projet que ne cesse de porter Walid, de la Palestine à la Turquie, et bientôt à l’Institut du Monde Arabe, est celui du Lanceur de dés, long poème du palestinien Mohamed Darwish. Walid Ben Selim porte ce texte en lui depuis quelques années déjà, notamment depuis un hommage rendu pour le festival Arabesques, à Montpellier. Il l’avait d’abord pensé de façon intimiste autour d’un kanoun interprété par le Tunisien Nidal Jouna et du piano d’Agathe Di Piro. Il s’agit une fois encore de la rencontre de deux instruments, et la musique permet de renouer le dialogue entre Orient et Occident.
En ce moment-même, le projet prend une ampleur nouvelle, autour d’une orchestration avec les musiciens de l’Opéra de Montpellier. Pour comprendre son titre, il faut suivre le fil conducteur de ce poème à travers cette formule initiale : « Qui suis-je pour vous dire ce que je suis en train de vous dire ? » Ces mots offrent une belle leçon d’humilité questionnant la fonction de l’artiste tout en renouant avec les présupposés du lyrisme. Dans ce véritable testament, le poète donne une portée métaphysique à ses mots. C’est sans doute ce lien que l’Occident n’a plus avec la parole poétique. L’Orient, lui, poursuit une route que l’Occident ne peut plus emprunter et laisse la parole poétique devenir chant ou cri pour mieux interroger son époque, son devenir. Cette voie poétique ne s’arrête pas là pour le musicien comme lors de sa dernière création qui prend pour format des capsules mises en ligne lors du second confinement.
Dans ces « Espaces poétiques », la modernité y trouve sens, laissant s’échapper nos sensibilités trop étriquées.
Walid Ben Selim poursuit donc sa route et on le verra sans doute cet été du côté de Sète notamment, avec le projet Nascentia, qui propose un nouveau voyage sonore… autour de la harpe et de l’Andalousie, cette fois.
En version électro ou en version acoustique, Walid Ben Selim fait se rencontrer des énergies qui vont dans des directions contraires car comme il le dit si justement : « On a besoin des deux, de réflexion et d’action comme n’importe qui. Parfois on a besoin de courir et parfois de méditer.«
Très intéressant, comme chanteur ;que j’ai découvert aujourd’hui même en toute franchise. Je vous trouve très élégant dans vos paroles, très souple sur scène. Je vais essayer de vous suivre.kamel daas,d’Algérie.