Affectueusement surnommé depuis toujours « le bar le plus décadent de Berlin » par les Berlinois, le « Kumpelnest 3000 » est un lieu mythique mais avant tout un morceau de l’histoire de Berlin, installé dans une rue sans charme du quartier de Tiergarten. S’y croisent chaque soir, depuis presque 30 ans, artistes, transgenres, étudiants, alcooliques, idéalistes et voyageurs. Un melting-pot authentique de ce que la ville propose de pire et de meilleur dans un vestige de ce que fut un certain idéal du Berlin de la fin des années 80.
1987, Berlin est toujours scindée en deux
Berlin-Est vit ses dernières années en tant que capitale de la RDA et Berlin-Ouest, bien qu’enclavée, vit des années fastes (à prendre avec des pincettes) où la créativité et la liberté sont les deux clés de voûte d’une jeunesse venue y vivre sans concession, principalement pour des raisons idéologiques. La jeunesse de l’ouest afflue pour échapper au service militaire et goûter à la fièvre qui s’est emparée de cette partie-là de la ville, exacerbée par la pression permanente exercée par le voisin est-allemand.
Le Berlin-Ouest des années 80 voit notamment David Bowie s’y installer et y enregistrer un album resté dans la postérité. La scène punk prospère et érige le SO36 à Kreuzberg en tant que quartier général légendaire. Les premières sonorités techno sont à peine arrivées des Etats-Unis dans des soirées sauvagement improvisées et on est encore loin de l’idée de club à proprement parler (la première Love Parade a lieu en 1989 et le club Tresor n’ouvrira qu’en 1991). Berlin-Ouest vit son âge d’or et la création artistique se mêle à un amour démesuré pour les transgressions en tout genre.
L’âme de Mark Ernestus
Le 1er mai de cette année 1987, Mark Ernestus, étudiant de 24 ans, prend possession d’un local pour en faire un lieu de rendez-vous, de création artistique et de rencontres, dans le cadre de son diplôme de fin d’études à l’Ecole des Arts de Berlin. Ce soir-là comme pour chaque 1er mai, la partie ouest de la ville est secouée par des affrontements entre anarchistes et punks d’une part, forces de l’ordre d’autre part. Ce 1er mai 1987 est particulièrement violent et le quartier voisin de Schöneberg vire au champ de bataille.
Inspiré par le chaos ambiant et/ou profitant de celui-ci, Mark investit cet endroit qui, jusque-là et des années durant, était connu comme un bar à hôtesses répondant au nom sans équivoque de « Club Maitresse ». L’intérieur n’a alors pas changé et ne changera plus jamais. Les papiers peints suintent la nicotine de générations entières venues ici s’encanailler. Les tableaux champêtres de mauvais goût et les fauteuils usés jusqu’à la trame rappellent tout de l’ancienne activité du lieu. Seules les hôtesses ont disparu, laissant la place à une population d’artistes, d’intellectuels puis de fêtards et marginaux devenant les habitués d’hier et d’aujourd’hui.
Mark décide de renommer le lieu en « Kumpelnest », en hommage à la remarque faite par un franco-canadien quelques temps auparavant. Voyant deux hommes sortir du local bras dessus bras dessous, il demanda alors s’il s’agissait d’un « Kumpelnest ». Comprenez littéralement « nid de copains » ou club de rencontres pour hommes. Le nom reste et perdure. Aujourd’hui, tout chauffeur de taxi berlinois qui se respecte saura vous y déposer les yeux fermés, tout en vous narrant quelques anecdotes croustillantes en prime.
L’an prochain, cette institution nocturne fêtera gaiement ses 30 ans, dans un nouveau week-end de fête non-stop, comme chaque week-end de chaque semaine de l’année.
The Guardian a tenté une description de l’endroit par ces mots : « un magasin de luminaires tenu par la grand-mère de Lady Gaga. » Kitsch et trash. C’est juste, d’autant que mamie Gaga pourrait aisément trouver sa place dans ce lieu de rencontres intergénérationnelles. Dès sa création, le bar devint rapidement populaire et les premières années en font un lieu où clientèle queer fréquente la scène post-punk de la jeunesse ouest-berlinoise. L’ambiance musicale vire la plupart du temps au grand n’importe quoi : on y joue de la techno industrielle comme de la chanson pop allemande. Mark Ernestus déclara à ce sujet : « On s’en foutait de ce qui se jouait. Le plus important était qu’on s’en foute. » Ces quelques mots résument parfaitement ce qui se passe depuis 29 ans derrière cette façade un peu fade.
Karl Lagerfeld, Bono et Gunter Trube (Gunter qui ?)
Passé le pas de la porte, c’est l’explosion. Le visiteur prend part à un grand bal rococo où, certains soirs, on mixe encore sur cassettes, entre tubes actuels, virées disco et envolées hardcore avant de finir sur un slow. Déroutant pour la jeunesse d’aujourd’hui. Aux anonymes se sont mêlées des célébrités, année après année : Kate Moss, le philosophe Jean Baudrillard, Bono, le dramaturge Heiner Müller ou encore et surtout Karl Lagerfeld qui choisit d’y faire un photoshooting en compagnie de la superstar Claudia Schiffer au début des années 90.
La légende (et surtout les anciens qui vous le raconteront aisément après quelques shots bien placés) raconte que le créateur allemand souhaita privatiser le bar pour l’occasion. Par principe, Mark Ernestus déclina et indiqua que le lieu ne se louait pas mais que le photoshooting pouvait avoir lieu sans aucun problème. Quelques jours plus tard, Lagerfeld entra à l’improviste dans le bar en compagnie de Claudia Schiffer (méconnaissable dit-on), salua tous les invités effarés, un par un. C’est à ce moment précis qu’il fit la connaissance de Gunter Trube, un travesti habitué du lieu. Le contact fut d’abord compliqué, Gunter étant malentendant et Lagerfeld ne maîtrisant pas la langue des signes. Malgré tout, il l’invita à se joindre au shooting et à poser.
Aujourd’hui encore, la photo de Gunter et Karl trône fièrement dans le bar. Gunter Trube resta serveur et habitué du Kumpelnest jusqu’en 2008, année de sa disparition. De par sa notoriété, il fit du langage des signes un moyen de communication intimement lié au lieu et, aujourd’hui encore, des groupes de personnes communiquant de cette manière trinquent sous sa photo. Le Kumpelnest est ainsi réputé comme étant un club traditionnellement chéri par les malentendants, ce que les mauvaises langues justifieront par la sélection musicale parfois douteuse.
En soi, le Kumpelnest 3000 est une galerie de portraits, débutée il y a 29 ans et jamais achevée depuis. Le contact y est plus que facile, ce qui n’est pas très fréquent dans la capitale allemande. Les rencontres qu’on y fait témoignent d’une époque regrettée et surtout d’une clientèle restée fidèle au fil des décennies. Personne n’y est semblable et personne n’y passe par hasard. Même pas ce vieil homme qui chaque soir dort avachi sur une table au fond du bar, sans être dérangé par le vacarme festif environnant.
En 1989 déjà, une des particularités du lieu était, disait-on, que tout un chacun pouvait y entrer librement, sans aucune restriction ni aucune sélection. Tout cet esprit est encore palpable aujourd’hui et le service de sécurité, bien que présent, est avant tout bienveillant. Certes, le serveur n’y est plus complètement nu comme autrefois (je sens votre déception poindre) et les apôtres du « c’était mieux avant », si nombreux à Berlin, trouveront toujours à y redire. Le service justement est toujours demeuré le même et s’est toujours voulu opposé au service guindé et maniéré de la haute-gastronomie. Pas franchement chaleureux donc, pas de chichi mais franchement punk et surtout authentique. Aux chantres du Berlin d’autrefois donc, il reste ce petit microcosme délicieusement décalé.
« Berlin, c’était mieux av… – Mais ta gueule ! »
Si le Kumpelnest ne figure pas dans les guides touristiques, le secret le plus célèbre de la ville se porte bien. Alors que le Berghain a récemment été reconnu officiellement en tant que « lieu culturel », qu’en est-il du Kumpelnest ? Ne mériterait-il simplement pas de s’afficher dans la rubrique « monuments historiques » plus encore que dans celle des clubs ? Nul doute qu’on y interpréterait une Mona Lisa autrement plus trashy que l’originale.
En 1989, deux ans après l’ouverture du bar, Mark Ernestus fonda le légendaire disquaire berlinois Hardwax, premier disquaire indépendant au monde entièrement consacré aux musiques électroniques et aujourd’hui encore une référence en la matière. Il fonda également dans la foulée avec son acolyte Moritz von Oswald, le célèbre duo techno Basic Channel, comme pour encore un peu plus lier l’histoire musicale de cette ville à sa destinée personnelle.
Dans la presse comme sur toutes les lèvres de ceux qui reviennent de Berlin, on entend de-ci de-là parler volontiers de l’esprit berlinois, cet esprit de liberté qui enivre cette ville où tout est possible à toute heure de la journée et de la nuit. Il est encore des lieux où cet esprit se retrouve à l’état brut, sans artifice et le Kumpelnest en est un témoignage vivace. Au petit matin, les derniers fêtards repartent bruyamment en direction du métro à quelques centaines de mètres, sur la Kurfurstenstrasse. Ils s’engouffrent dans la rame après un saut dans le temps qui les a menés le temps d’une nuit, au temps où Berlin n’était pas encore le Berlin que l’on adore. Une époque pas si lointaine où les terrains vagues occupaient la majeure partie des rues. Ces rues qui, aujourd’hui encore, vibrent de ce goût démesuré pour la liberté, découvert et décuplé à l’ombre de ce mur de la honte, autrefois rappel permanent que l’hédonisme et la fête étaient les meilleurs moyens de survivre.
oexmelin adore le style, la prose , la plume. un auteur à suivre.