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Le chercheur qui créait de la musique avec les mouvements du corps humain

Ça semble peut-être étonnant de parler de science et de recherche dans Sourdoreille, mais il fallait vraiment qu’on vous raconte notre rencontre avec Baptiste Caramiaux : un jeune chercheur en informatique et en sciences cognitives(1) qui consacre ses recherches à la création artistique. Également musicien, il s’est lancé dans la recherche à la manière d’un artiste : avec passion, rigueur et beaucoup d’intuition. Loin de l’image du chercheur muré dans sa tour d’ivoire, Baptiste incarne au contraire la figure du scientifique qui cherche avec et pour la société, plus particulièrement le milieu artistique et les artistes. Cette recherche, s’adresse à vous jeunes artistes.  Alors lisez jusqu’au bout et RSVP.

Un parcours atypique

Comment en arrive-t-on à créer de la musique avec les mouvements du corps humain ? C’est un diplôme ça ? Quand j’interroge Baptiste sur son parcours, il me met en garde immédiatement : “J’ai pas vraiment fait un cursus académique classique.” J’aurais dû m’en douter. Virage après virage, ce jeune chercheur déjoue progressivement les lois de la conformité…

Après des classes préparatoires, il démarre à Grenoble dans une école d’ingénieur, il tourne le dos aux opportunités dans le privé auxquelles il préfère un master de recherche en mathématiques appliquées.

Pour “lier ses passions scientifique et artistique”, il emprunte un chemin de traverse : le parcours “Acoustique, Traitement du signal, Informatique, Appliqués à la Musique” de l’IRCAM. On peut dire qu’il a trouvé sa voie : l’étude scientifique de la création et de la pratique artistique.

Mais le jeune docteur doit alors trouver un endroit où réaliser son post-doctorat, l’étape obligée avant d’obtenir un-jour-peut-être un poste de chercheur, dure réalité des jeunes scientifiques qui tentent une percée vers le très prestigieux CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique). Malgré cela, Baptiste poursuit sa trajectoire non-conventionnelle : inspiré par les Young British artists il rejoint leur berceau à Goldsmiths, Londres. Il est à présent chercheur au Laboratoire de Recherche en Informatique (CNRS, INRIA, Université Paris Saclay) où il est membre de l’équipe EX-Situ.

Aujourd’hui, Baptiste se demande comment les artistes développent des capacités créatives et la mission qu’il s’est donnée consiste à développer des technologies pour accompagner ces “usagers extrêmes” dans leurs explorations artistiques.

Un chercheur au carrefour des sciences et des arts

Comment les artistes développent des capacités créatrices ? En réalité, cette question est bien trop large pour être scientifique : un chercheur s’intéresse à des objets beaucoup plus spécifiques.

Donc pour être plus précis, Baptiste étudie l’expressivité et la manière dont un artiste développe son expressivité. Ça n’est pas que du talent ? Eh non, être un interprète ça s’apprend et ça se pratique.

Et c’est ça qui passionne Baptiste depuis des années : par quels procédés d’apprentissage un artiste devient-il véritablement interprète ? En d’autres mots, comment devient-il un pianiste ou un danseur expressif, et pas juste un robot qui exécute mécaniquement des gestes ? Est-ce qu’on apprend l’expressivité comme on apprend des tables de multiplication ? Pas vraiment, non.

INTERVIEW
PART 1 : EXPRESSIVITÉ ET DANSE

Peux-tu définir ce qu’est l’expressivité au sens scientifique ?

Baptiste Caramiaux : L’expressivité ça correspond aux variations intentionnelles (voulues) d’un même mouvement par l’artiste. En gros, c’est le fait qu’un même mouvement puisse être interprété de pleins de façons différentes. Être capable d’interpréter un même pas de danse ou un même morceau de musique de différentes manières ça requiert un vrai apprentissage. L’artiste doit d’abord maitriser et intégrer le mouvement avant de pouvoir le faire varier, d’aller au-delà.

Et du coup, la recherche dit quoi là-dessus ?

BC : En creusant la question, je me suis rendu compte que de nombreuses études qui portent sur l’apprentissage moteur (du mouvement) considèrent que la variabilité c’est quelque chose d’indésirable. Un peu comme-ci les variations d’un mouvement c’était forcément des déviations à éviter. Sauf qu’en fait, il y a aussi des recherches récentes qui suggèrent que cette variabilité dans le mouvement elle est au contraire très constructive dans l’apprentissage moteur2. En fait, on peut aussi considérer que ces déviations du mouvement ne sont pas juste des erreurs de notre système moteur, mais plutôt une manière d’explorer un plus grand panel de mouvements. En explorant le mouvement, on devient plus flexible et ça nous permet de pouvoir réutiliser ces mouvements dans d’autres situations. Et c’est aussi mon intuition : la variabilité c’est un outil que notre système moteur utilise pour mieux apprendre.

“Dans la plupart des écoles classiques y’a une approche par la rigueur qui impose souvent qu’on répète des dizaines de fois une même séquence en essayant d’être le plus fidèle à. Pourtant, on a besoin d’explorer d’autres possibilités quand on apprend à créer.”

Si on suit cette théorie de l’apprentissage moteur, quelles seraient les implications pédagogiques pour les artistes ?

BC : Déjà, c’est sûr que ça semble assez contre-intuitif : quand on injecte de la variabilité ça signifie que pour apprendre, on fait pas tout le temps la même tâche répétitive mais qu’on en change souvent. Et ça évidemment, ça ralentie l’apprentissage. Mais… Ça l’améliore. Donc sur le plan pédagogique, peut-être que la question qu’il faut se poser c’est « à quel point je suis prêt à ralentir mon rythme d’apprentissage ? » Ça interroge aussi les pédagogies artistiques car dans la plupart des écoles classiques il y a une approche par la rigueur qui impose souvent qu’on répète des dizaines de fois une même séquence en essayant d’être le plus fidèle à. Je sais par exemple, étant moi-même musicien, qu’on a tendance à restreindre le mouvement du pianiste, sa posture. Or, toutes ces variations autour du mouvement je pense que c’est très productif : non pas pour acquérir la mécanique d’un mouvement, mais pour développer une créativité autour du mouvement. Ces variations elles vont permettre à l’artiste de pouvoir interpréter différemment, avec des nuances, avec un certain style, un même morceau. On a besoin d’explorer d’autres possibilités quand on apprend à créer. Je sais pas… On a tous en tête des pianistes qui ont des mouvements très amples, très décomplexés ; par exemple Glenn Gould ou Chilly Gonzales. Attention, je ne vais pas m’avancer en disant que la répétition c’est contre-productif parce que ça sert quand même dans l’apprentissage évidemment. Mais au vu de ces recherches sur l’apprentissage moteur, on peut penser que c’est pas forcément optimal non plus et qu’il y a de nouvelles méthodes à expérimenter.

Est-ce que tu peux nous parler plus précisément des pratiques artistiques que tu as étudiées ?

BC : J’ai d’abord travaillé sur l’apprentissage moteur chez les pianistes, de manière assez classique en me demandant : est-ce que c’est mieux de toujours répéter la même séquence de la même manière pour apprendre tel morceau au piano ? Ou au contraire, est-ce qu’il faut plutôt varier cette séquence ?  Là dessus, on a eu des résultats mitigés… Dans le geste musical il y a beaucoup de choses qui interviennent donc c’est plus compliqué de répliquer ces résultats3. Mais c’est des recherches en cours donc la réserve scientifique veut que je ne me prononce pas définitivement dessus.

Et tu as aussi travaillé sur les danseurs, n’est-ce pas ?

BC : Oui tout à fait, c’est un projet de recherche mené par Jean-Philippe Rivière, un doctorant que j’encadre à Ex-Situ. Mais là on a opéré complètement différemment. On a fait ce qu’on appelle de la recherche “basée sur la pratique”. En gros, nous sommes sortis du laboratoire et nous sommes allés directement observer des danseurs dans leur salle de danse. [Aparté : c’est assez atypique pour un chercheur en sciences cognitives d’aller sur le terrain de cette manière.] On a adopté une approche anthropologique : on a fait des entretiens semi-directifs dans lesquels on a commencé par leur demander comment eux ils perçoivent leur propre apprentissage, et concrètement comment ils font pour apprendre de nouveaux mouvements. On leur demandait quelles étaient les phases de leur apprentissage, à quel moment ils pensent avoir acquis un mouvement, pourquoi.

On s’est rendu compte qu’ils avaient tout un panel de techniques qu’ils utilisent plus ou moins consciemment : segmenter le mouvement, faire du marking (juste marquer des moments précis du mouvement), le répéter, faire des adaptations personnelles. Cette palette de techniques c’est tout un lot de variations, c’est différentes manières de tourner autour du mouvement pour l’apprendre et l’intégrer. C’est souvent très implicite, mais grâce à la méthode anthropologique, on s’est rendu compte qu’elles existaient bel et bien. À partir de ces travaux, on est en train de développer un outil informatique basé sur la vidéo pour aider les danseurs dans leur apprentissage. C’est aussi un projet en cours, donc je ne peux pas en dire beaucoup plus à ce stade, mais c’est prometteur !

INTERVIEW
PART 2 : ARTS/SCIENCES

En parallèle de tes projets de recherche “fondamentale” tu développes également une pratique arts-sciences. Peux-tu nous dire en quoi ça consiste ?

BC : Une pratique art-science selon moi c’est très ouvert, très exploratoire. Pour ça, on va dans un studio et on travaille directement avec l’artiste dans le but de s’apporter des choses réciproquement. En tant que scientifique, tu fais avancer sa création artistique et en tant qu’artiste, il ou elle vient enrichir tes recherches. C’est là que j’identifie une pratique art-science : comme un enrichissement réciproque. C’est une façon assez singulière de faire de la recherche par rapport à ce qui se fait traditionnellement en labo.

« Entre artiste et scientifique, il faut trouver le même langage pour se comprendre et réussir à travailler ensemble. »

Peux-tu nous parler des fameux instruments de musique que tu as développés à travers cette pratique ?

BC : Oui, c’est un projet que j’ai mené en collaboration avec Marco Donnarumma, un danseur qui utilise beaucoup de capteurs musculaires pour contrôler le mouvement ; il se désigne comme musicien performer. Notre but initial c’était de construire des systèmes technologiques capables de comprendre l’expressivité gestuelle et de la retranscrire dans le son. À partir de ça, on voulait développer des nouveaux instruments de musique basés sur les mouvements du corps. En gros, pour produire des sons avec son corps. Moi mon rôle, c’était de développer un système de capteurs qui reposait sur des intelligences artificielles capables de reconnaître les mouvements humains. Plutôt que d’utiliser du code, on donne des exemples à la machine pour qu’elle apprenne quels sons associer avec quels mouvements.

Marco de son côté a développé une pratique basée sur la notion d’effort et de tension qui lui permet de véhiculer un sens esthétique avec une approche très politique concernant le rapport au corps, la représentation du corps dans notre société. Lui ce qu’il voulait, c’était pouvoir renforcer l’expressivité de ses gestes pour mieux transmettre ses messages à son public. Et mon système technologique devait l’aider à accomplir ça.

A priori, un scientifique et un artiste ça semble être deux modes de fonctionnement opposés. Comment vous avez réussi à travailler ensemble ?

BC : Une partie de notre collaboration a consisté à confronter nos approches respectives de l’expressivité. Il y a eu beaucoup de moments d’entretiens, de mise en commun de connaissances. Dans ce genre de projet, il faut trouver le même langage pour se comprendre et réussir à travailler ensemble. Moi au début, je comprenais l’expressivité gestuelle différemment, avec un référentiel plus scientifique on va dire. Pour lui, un geste pouvait être une “simple” tension, tandis que pour moi c’était forcément une trajectoire, un déplacement.

« Il danse avec ses viscères en quelque sorte. Et d’ailleurs, cette viscéralité tu la ressens quand tu le vois sur scène. C’est impressionnant. »

Comment a-t-il enrichi tes travaux scientifiques ?

BC : On s’est chacun beaucoup enrichi. Grâce à son vécu, j’ai développé une compréhension plus fine de l’expressivité gestuelle et à partir de cette compréhension, j’ai pu l’aider à développer un système technologique plus performant, plus expressif que celui qu’il utilisait initialement. En travaillant avec lui, sur un système de capteurs, j’ai pu transposer ce que j’appelais l’expressivité gestuelle au niveau physiologique. Je suis en quelque sorte passé du niveau visible (les variations du geste) au niveau invisible (les réactions physiologiques).

J’ai pu observer l’expressivité au delà de la trajectoire ou du déplacement puisque j’arrivais à capter des données provenant de son corps. Grâce à ces données, j’essayais de comprendre quelle était la part consciente et voulue dans la variabilité du mouvement et quelle était la part non-contrôlée de cette variabilité. En gros, je me demandais : est-ce que le danseur peut maîtriser la variabilité dans ses mouvements à un niveau très poussé (i.e. physiologique) ?

À travers notre première collaboration, on s’est rendu compte que l’expressivité au niveau physiologique est assez peu contrôlable. Ou plutôt, c’est faisable mais ça demande beaucoup d’apprentissage. Lui, en l’occurrence, il contrôlait extrêmement bien ses données physiologiques, grâce à des années et des années de pratique. Il danse avec ses viscères en quelque sorte. Et d’ailleurs, cette viscéralité tu la ressens quand tu le vois sur scène. C’est impressionnant.

Et toi, tu lui as apporté quoi ?

BC : À partir de là, on s’est posé la question de comment on accompagne l’artiste à développer son expressivité, jusqu’à ce niveau physiologique, très subtil. Est-ce qu’on peut concevoir un processus d’apprentissage qui allie la pratique pure et l’usage de la technologie ? Et c’est ce qu’on a fait : on a réussi à développer une technologie qui permet de caractériser l’expressivité au niveau physiologique, c’est-à-dire de capter des signaux physiologiques associés au mouvement du corps et de les retranscrire en son. À partir de là, on a monté une pièce ensemble, qui s’appelle Corpus Nil et pour laquelle on a reçu le prix d’Enghein les Bains. Ça nous a permis d’accéder à un an de résidence au Centre des Arts. Voilà ce que ça donne. Expressif, non ?

Et maintenant, quelle est la suite de cette rencontre étonnante ?

BC : On monte une nouvelle pièce, avec une autre question derrière : l’impact des technologies intelligentes sur la société, et notamment les sentiments de violence et de frustration que ça fait naître contrairement aux grands espoirs qu’on nous promet.
Certains acteurs du domaine de l’IA mettent beaucoup d’argent dans la communication pour montrer que ces technologies c’est l’avenir de l’humanité. Et pourtant, on observe en même temps une montée des violences, des frustrations dans la population… Je m’intéresse de plus en plus à l’impact de ces systèmes sur l’humain, sur la société. C’est ce sujet qu’on questionne à travers notre nouvelle performance.

En fait, on essaye d’adopter une posture critique par rapport à notre propre travail. Et c’est pas facile d’adopter ce genre de posture dans le milieu académique, sauf si tu arrives à la transformer en question de recherche. Mais si ça devient “politique” on sort de la neutralité scientifique, au sens académique du terme.

Est-ce que ça fait de toi un outsider de la science ?

BC : Non au contraire, ça alimente mon travail de recherche parce que toute démarche scientifique démarre avec nos intuitions, nos intérêts, nos valeurs. Ça ne peut pas être que des questions froides et objectives ; on a besoin de vivre des expériences pour nourrir notre recherche. Tu vois d’autres facettes du même problème, ça t’évite de tomber dans la naïveté. Il faut pas s’arrêter à la dimension purement scientifique d’un problème si on veut le traiter scientifiquement.

INTERVIEW
PART 3 : TRAVAILLONS ENSEMBLE

Pour finir notre entretien, j’ai soumis une petite réflexion philosophique de Kant à notre chercheur. La voici :

« Le génie est un talent qui consiste à produire ce pour quoi on ne saurait donner de règle déterminée : il n’est pas une aptitude à quoi que ce soit qui pourrait être appris d’après une règle quelconque ; par conséquent, sa première caractéristique doit être l’originalité. le génie n’est pas lui-même en mesure de décrire ou de montrer scientifiquement comment il crée ses productions, et qu’au contraire c’est en tant que nature qu’il donne les règles de ses créations. »

Qu’en penses-tu ?

BC : Je suis à moitié d’accord : je suis assez convaincu que le talent ça n’est pas uniquement quelque chose qui s’apprend. En revanche, on peut cultiver son talent grâce à une pratique. Il y a une sensibilité, une spontanéité chez les artistes, évidemment. Mais c’est pas incompatible avec le fait d’avoir un apprentissage de sa pratique artistique ; ça ne fait pas de l’artiste quelqu’un de moins talentueux. On a besoin de pratique et de réflexivité sur sa pratique pour développer son art, je suis très convaincu de ça. Autant que je suis convaincu qu’on peut le faire de manière autodidacte, sans passer par les écoles classiques et tout ça.

À travers Sourdoreille, tu t’adresses à plein d’artistes, est-ce que tu as quelque chose à leur dire ?

BC : Oui, travaillons ensemble ! Ça se fait pas tant que ça car les interfaces n’existent pas encore vraiment. Il faut qu’on trouve les bonnes interactions pour travailler ensemble : j’adorerais travailler avec des gens qui font de la musique plus mainstream ou au contraire carrément expérimentale, ou encore avec des rappeurs ou des gens qui font du hip hop. Quel est le format d’interactions entre nous, les académiques, et vous les artistes ? C’est pas clair. L’IRCAM c’est un point de rencontre mais c’est encore très institutionnel.

Alors, où est-ce qu’on se retrouve ?

Entretien réalisé et retranscrit par Judith Lenglet, rédactrice passionnée par les liens entre sciences cognitives et sujets de société.

1 Sciences cognitives : l’étude scientifique du cerveau, de l’esprit et des comportements humains (et non-humains).
2 Herzfeld, D. J., & Shadmehr, R. (2014). Motor variability is not noise, but grist for the learning mill. Nature Neuroscience, 17(2), 149.
3 Caramiaux, B., Bevilacqua, F., Wanderley, M. M., & Palmer, C. (2018). Dissociable effects of practice variability on learning motor and timing skills. PloS one, 13(3), e0193580.

Crédit photo en une : Onuk

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