En Bretagne il y a les Vieilles Charrues, la Route du Rock ou encore Art Rock. Il y a aussi, plus petit, le Binic Folks Blues Festival. Depuis 10 ans, déjà. On vous retrace notre épopée 2018.
Avec ses lunettes de ski, qui lui donnent un air de X-Men, et son béret, Looch Vibrato a une drôle de dégaine. La moitié des Magnetix maltraite sa guitare, la brandit, la secoue dans tous les sens. Lorsqu’il saisit le micro, entre deux chansons, sa voix est noyée dans un flot de reverb. « Hééééé… Dans le cul la balayette… Aaaaah… ». Dans le public, on s’interroge, amusés. Personne n’a bien compris de quoi il retournait. Un type tente un « OKKKKKK ! », avant que la musique reprenne, dans un grand fracas électrique. A Binic, on ne s’embarrasse pas de paroles.
C’est que le rock’n’roll est avant tout une histoire de gestes. Celui de danser avec un parfait inconnu, en le bousculant violemment de l’épaule ; celui de planter sa tente entre deux voitures, à même le trottoir ; celui, surtout, de parcourir la France en camion, le dernier week-end de juillet de chaque année, pour rejoindre Binic.
Le rock, c’est aussi une provocation. Le Binic Folks Blues Festival (BFBF) le sait bien : il n’a de cesse de narguer la mort. Il l’a vue de près, il l’a côtoyée. Avec zéro euro déboursé par les festivaliers pour se joindre à la fête, des dépenses de sécurité qui augmentent tous les ans, des subventions qui se réduisent… L’existence du BFBF est un miracle du rock, aussi inexpliqué que la survie de Keith Richards. Ce n’est sûrement pas un hasard si la Nef D Fous, l’association qui organise le festival, a choisi la Vierge Marie comme emblème.
Déjections
Cette année, entre 50 000 et 60 000 pèlerins ont migré vers la terre sainte du rock’n’roll, un record. Qui l’eût cru il y a 10 ans, lorsqu’une bande d’illuminés décidaient de monter un festival dans cette petite station balnéaire des Côtes d’Armor ? Depuis, Ty Segall, Thee Oh Sees, les Sonics ou Kid Congo (ex-Gun Club, Cramps et Bad Seeds) ont dessiné, dans le sable binicais, la trace indélébile du rock’n’roll. Cette marque, même la marée, souillée par les déjections en tout genre – à tel point qu’il a fallu interdire la baignade quelques jours après le festival – ne pourrait l’effacer.
Dans 10, 20 ou 30 ans, lorsque nos enfants-cyborgs nous demanderont, de leur voix métallique, à quoi ressemblait le BFBF en 2018, on pourra leur dire que rien n’a changé. Qu’il était déjà gratuit, qu’il attirait déjà des hordes de freaks, tatoués jusqu’aux dents (mais aussi des bobos rockers, des familles avec enfants, des touristes), qu’il était déjà ce qu’il est toujours : un putain de roc, solidement implanté au milieu d’un océan de médiocrité.
Car, loin des centres commerciaux et industriels, le BFBF puise le rock’n’roll à la source. Celle de Nashville, Tennessee, où vivent Mark Porkchop Holder ou Blake Burris (Shake It Like A Caveman), deux piliers du festival, réunis à Binic pour sa dixième édition. Celle de Perth, de Syndney ou de Melbourne, en Australie, d’où sont originaires une dizaine de groupes dénichés par Seb Blanchais, directeur artistique du festival et fondateur du label rennais Beast Records.
Binic, que je t’aime
A nos petits cyborgs, on pourra d’ailleurs raconter qu’en 2018, comme souvent, la révélation du festival (de l’avis de nombreux observateurs) est Australienne. Elle a quatre têtes, joue un post-punk strident et possédé, et s’appelle Bench Press. Sûrs de leur coup, les organisateurs du BFBF ont tout fait pour qu’on remarque leur pépite : programmée les trois soirs du festival, sur trois scènes différentes, mais aussi lors des soirées d’ouverture et de fermeture, il était difficile de passer à côté de la tronche de Jack Stavrakis et de ses innombrables allers-retours sur scène.
L’année 2018 restera aussi comme celle du grand retour de Kaviar Special, enfant chéri du rock rennais et quasi-inventeur du camping de la rognouse, perchée tout au-dessus de Binic (au détour d’une interview, Adrien, le bassiste, nous confie que le groupe a été le premier à poser sa tente dans le champ, qui se transformera en camping à partir de 2013). Le groupe n’a joué ici qu’une seule fois – c’était en 2015, pour la sortie de son deuxième album -, mais il est un habitué du festival. Tous les ans, il est là, quelque part, sur scène, sous une tente, sur la plage ou accoudé au comptoir du « Chaland qui passe », le bar de Ludo, le boss du BFBF.
Transpiration, bière tiède et petits fours
On les croise d’ailleurs plusieurs fois, les Kaviar. Un peu partout, mais jamais sous la tente VIP, qui n’est là que pour remercier – toujours gratuitement – les nombreux partenaires. Car, aux effluves légères des petits fours, les artistes du BFBF préfèrent l’odeur âcre de la transpiration et de la bière tiède. Ici, point de rock stars (le budget ne le permet pas de toute façon). Rien que des passionnés, des vrais. Des mecs qui se défoncent sur scène et qui n’en descendent que pour s’éclater dans les pogos, comme des gamins.
Il fallait le voir, le bras velu du bassiste de Big Mountain County, brandi au dessus de dizaines de têtes chevelues, pendant le concert de Kid Congo. Il fallait le voir, lui aussi, à bientôt soixante piges, se dandiner et entonner le refrain furieux de « Sex Beat » du Gun Club. Il fallait voir Ian Svenonius secouer sa tignasse légendaire (celle-là même qu’adorait Kurt Cobain) au rythme électrique des tubes d’Escape-Ism ou de XYZ.
Il fallait les voir. C’était le Binic Folks Blues 2018.
Photos de Vincent Le Roy et de Titouan Massé
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