Deux autodidactes aventuriers, des dizaines d’inspirations musicales, des voyages soniques au fond de l’âme et aux quatre coins de la planète, le duo Ko Shin Moon est une sono mondiale à lui tout seul. Entretien, en français dans le texte.
Quand il est question de passion en musique, la première est souvent la plus forte. La flamme nous traverse, elle nous terrasse. On se sent vivant et en même temps notre enveloppe corporelle nous semble bien secondaire. Notre système sensitif ouvre les vannes au max, les potards sont dans le rouge. On se conjugue avec le son. On est soufflé comme lors d’une explosion. C’est un choc. Après la secousse, viennent les vagues. On se questionne. Sur nous-mêmes, sur le monde, sur la sensation vécue elle-même. On s’informe, on devient avides de retrouver la sensation. Elle peut ne pas revenir tout de suite, l’être humain doit se régénérer avant de faire corps à nouveau avec l’immatériel. La déflagration des synapses ne fonctionne pas sur commande.
Heureusement, les remous de la passion procurent à leur tour leur lot de joies répétitives. Quand la musique entre dans nos vies, on tente de la connaître ou la comprendre, par des biais plus intellectuels, moins sensibles, mais non moins addictifs. Alors, on se plonge dans l’histoire d’un genre, d’un musicien, d’une époque, d’une région. On lit des bios, des articles, les témoignages des pionniers. Concernant le rock’n’roll ou la dance music par exemple, on apprend souvent avec délice les premiers balbutiements dans les pays occidentaux d’une révolution culturelle qui a balayé codes et genres d’un monde, et entrée dans la modernité. Et pourtant…
Et pourtant, on omet très souvent que l’Occident est bien loin d’avoir été seul dans les lancements des mouvements musicaux du XXème sicèle. On oublie que ce sont les instruments en premier lieu, et la technologie qui a permis leur essor et celles des machines, qui sont souvent à l’origine de la musique, au même titre que les musiciens qui l’ont portée. Ainsi les musiques psychédéliques turques ont curieusement sonné de la même façon qu’aux Etats-Unis dans les années 60. Ainsi les claviéristes du raï algérien ont donné à écouter une musique de club pas si lointaine que la house dès les années 70. Ainsi l’acid indien n’avait rien à envier à son homologue chicagoan au début des années 80.
En grands explorateurs des musiques de transe et de danse, le duo français Ko Shin Moon en est certain : si les inspirations et les répertoires changent d’une région du monde à l’autre, des sonorités très proches (typiques d’une génération) ont vu le jour simultanément dans le monde. De quoi dresser des ponts plutôt que d’ériger des statues. « On est face à une internationalisation de l’instrumentarium » confiera le groupe dans l’interview qui suit.
L’histoire de Ko Shin Moon est celle de deux hommes traversés par les délires soniques de siècles de transmission orale. Le groupe ne se place pas en archiviste ou représentant de la scène, et se veut plutôt incitateur à la curiosité. A l’écoute de leur discographie, une envie nouvelle débarque : celle de farfouiller l’histoire de cultures aussi variées qu’éloignées. Rebétiko grec, raga indien, ghazal afgan, mawwal égyptien… Toutes ont en commun une recherche de l’hallucination collective. Et par leur pouvoir enivrant, elles ont un caractère universel passionnant.
Ko Shin Moon sortira son nouvel EP Miniature #1 le 10 décembre chez Akuphone. Et sinon, foncez sur leur compte Bandcamp.
INTERVIEW
Pouvez-vous vous présenter ?
Niko Shin : Je suis Nico, je fais du piano depuis tout petit, j’ai appris à l’oreille. J’ai continué avec des instruments à cordes et électroniques. Puis, j’ai fait une école de son. J’ai monté un studio d’enregistrement à Fontainebleau que j’ai fait tourner il y a quelques années, que j’ai finalement lâché pour me concentrer sur le groupe.
Axel Moon : Moi c’est Axel, je joue différents instruments, à cordes principalement. J’ai commencé la guitare en autodidacte. Ensuite j’ai suivi une formation en musicologie à Nanterre. J’ai vécu en Inde pendant 4 ans via un échange universitaire et j’y ai appris le sitar.
Comment la musique est-elle arrivée dans vos vies ?
Axel : Je ne viens pas d’un milieu de musique classique ou jazz dans lequel mes parents m’auraient inscrit au piano ou au violon. Je jouais de la gratte au collège puis au lycée, à apprendre des morceaux de rock psyché, à jammer avec des potes, monter un petit groupe. Ensuite, c’est devenu un choix d’études… puis une profession.
Nico : Quand j’avais deux ou trois ans, mon père me posait sur ses genoux avec un petit clavier Yamaha assez old school. J’essayais de retranscrire ce que je t’entendais à l’oreille sur les claviers. Ça ne m’a jamais quitté. Aujourd’hui encore, j’ai cette manie d’écouter, puis de retranscrire ce que j’entends en une mélodie, une émotion, et la partager. Le clavier encore est dans le grenier.
Les références musicales auxquelles vous vous rattachez viennent de cet apprentissage en autodidacte, mais sont également issues de vos voyages?
Axel : Les deux, oui. Ce qui est intéressant, c’est qu’avec la diffusion de musique sur internet aujourd’hui, on en écoute beaucoup mais ce ne sont pas forcément les musiques qu’on découvre sur place, et que les locaux écoutent. Avant mon voyage en Inde, j’écoutais de la musique classique indienne. Et finalement quand je suis arrivé là-bas, j’ai découvert tout un panel musical insoupçonné. De la même façon, avant d’aller en Egypte, j’écoutais des choses qui n’étaient pas forcément très connues des Egyptiens ; par contre des gros artistes égyptiens, leur Johnny ou leur France Galle nationale, eux je ne les connaissais pas.
Dans votre musique, on trouve des râgas ou du drone. Quelles sont les principales scènes qui vous inspirent ?
Axel : Elles sont tellement nombreuses. Ce qui nous influence principalement, ce sont les musiques modales, avec du drone, ça nous fascine.
Nico : Les ghazal afgans, le mawwal égyptien…
Axel : Les scènes pop sont intéressantes, comme la pop raï algérienne qui n’est pas modale mais qui est tout aussi géniale. La scène rock anatolien turc, très psyché.
Nico : Le Bollywood indien, le rebétiko grec…
Axel : Ça va des répertoires trad aux répertoires pop.
Qu’ont en commun les systèmes de transmission des musiques auxquels vous vous référez, et votre propre apprentissage de la musique ?
Axel : Dans la majeure partie des scènes qui nous intéressent, la transmission est orale, ça n’a pas de système écrit, ça passe par l’oreille. Nous, on a notre propre formation, alors on les apprend à notre manière. On peut s’entraîner à produire en écoutant. À l’inverse, cet apprentissage est très difficile à faire sur des répertoires classiques où il y a besoin de partition. Là, tout est lié à la répétition, à la pratique.
Nico : On est super respectueux de ces systèmes des gharana indiennes avec une transmission de maître à disciple, sur plusieurs générations. Les disciples sont dans un souci de respect de la façon de jouer, de la façon d’aborder le thème, la note, la touche d’un maître. On est très soucieux de ne pas déformer ces choses subtiles, mais de les mettre à notre manière, dans une temporalité actuelle, avec des développements harmoniques qui nous sont propres. L’hérédité permet d’aborder ça en suscitant l’intérêt. On espère que les gens qui nous écoutent vont revenir à la source, comme on l’a fait.
L’improvisation se travaille-t-elle ?
Nico : Énormément.
Axel : Ces systèmes d’improvisation, du Maghreb à l’Inde, sont basés sur des systèmes hyper stricts qui permettent d’improviser ensuite. Tout ça est dans un cadre de connaissances. Nous, on le fait à notre sauce, avec nos codes qui viennent du rock ou du psyché. Honnêtement, on est des petits joueurs. T’as des musiciens qui sont impressionnants, des virtuoses. On ne prétend pas les remplacer.
Il y a aussi une dimension club dans votre musique. Vous ne venez pas de là pourtant ?
Axel : De la même manière qu’on a approché les répertoires traditionnels, on a approché la musique club : en exploration. On n’a pas commencé en tant que DJ ni en tant que producteurs électro, plutôt musiciens de studio, avec des éléments électroniques qui venaient plutôt des années 70 ou 80. Ça n’est pas vraiment dans notre ADN. On a été relayé par des réseaux plus électroniques, plus club, et du même coup, on s’y est de plus en plus intéressés. Cette découverte est récente pour nous, de même que les codes de ces musiques. On tend de plus en plus dans cette direction.
Nico : Tout part de l’amour des machines. On revient dans le passé des découvreurs, mais pas que des occidentaux. On retrouve, à la même époque, ce kiff de la machinerie chez les joueurs de clavier dans le raï algérien qui mettent leur clavier en mode bass ou autochord, et ça c’est de l’électro. C’est une approche de composition de beatmaker actuel. Quand tu écoutes les débuts de la house ou la hi-NRJ de Patrick Fowley qu’on adore, l’approche est démente. Ces mecs-là sont des piliers de la house et de la musique électronique actuelle. Après, l’approche DJ est nouvelle pour nous. On a du mal à la fixer en studio, parce que notre set-up live n’est toujours pas fixe. On aime le côté aérien, éthéré, mobile, pour une interaction directe avec le public.
Axel : D’un seul coup, tu commences à faire des ponts avec d’autres régions. On a tendance à associer la musique électronique à l’occident, aux Afro-Américains, Détroit, etc, alors qu’en fait il y a eu des producteurs ont utilisé les mêmes outils ou machines quasiment aux mêmes époques en Turquie, au Liban, en Algérie, en Inde. Tu écouteras : les musiques sonnent assez similaires, mais les répertoires sont différents. Un type qui fait de la house à Detroit a forcément un répertoire différent qu’un Indien, mais ça peut sonner pareil.
Nico : On est face à une internationalisation de l’instrumentarium. Elle devient commune à plein de gens, et appartient à une géographie d’utilisation des mêmes instruments fantastiques.
La légende veut que la techno serait née un jour où George Clinton de Funkadelic et Florian Schneider de Kraftwerk seraient restés bloqués dans un ascenseur…
Axel : Ahah oui, elle est énorme cette – fausse – histoire. D’ailleurs ça a commencé avec le rock et le début des guitares électriques… Paf, en Inde t’as des guitares électriques. Au Sahel, au Niger. Tu peux faire du rock.
https://www.youtube.com/watch?v=-oO-yZM-TQo
Charanjit Sing, ça vous parle ? Il aurait fait le premier enregistrement d’acid house bien avant DJ Pierre, notamment.
Axel : Carrément. Et oui, on revient au fait que ce sont les machines du moment, début des années 80, et qu’elles existent dans différents endroits du monde, à Chicago et à Mumbai. Les machines ont fait la musique au même titre que les musiciens eux-mêmes.
Le second auquel je pensais c’est Islam Chipsy, peut-être encore plus proche de votre musique…
Nico : Dans l’approche du clavier, oui. Je l’ai bien écouté, c’est génial. Deux batteurs sur scène.
Axel : L’electro chaâbi, notamment d’Islam Chipsy, le mahraganat en Egypte, c’est aujourd’hui des Egyptiens qui s’inspirent du R’n’B, du hip hop avec leur approche, leur langue, leurs instruments. C’est le même esprit d’ouverture avec le monde.
Ko Shin Moon est l’homonyme d’un album de Haruomi Hosono, le bassiste du groupe japonais Yellow Magic Orchestra. Quel lien entretenez-vous avec ce groupe ?
Nico : Il y a tellement de facettes. Quand tu écoutes les musiques de Haruomi Hosono et de Ryūichi Sakamato, c’est assez différent. Mais ensemble ils ont une dimension live extraordinaire, une cohésion stylistique à l’intérieur du groupe qui est fantastique, dans les costumes. Je suis complètement fan du groupe.
Comment danse-t-on à un concert de Ko Shin Moon ?
Nico : Ça dépend, t’as quoi comme chaussures ?
Ok. Le label Akuphone sur lequel vous avez sorti tous vos disques se concentre des musiques des années 1950 à 1980. Votre travail peut-il s’apparenter à un travail de mémoire, d’hommage ?
Nico : Un peu, mais pour en susciter l’intérêt plutôt que d’en devenir le représentant, ou un pilier d’une tradition. On est dans une lignée d’explorateurs plutôt que dans une lignée de musiciens traditionnels. On est le premier groupe de musiciens signé sur le label. Le boss du label Fabrice a une vision, un vrai intérêt culturel.
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