Quel est le point commun entre l’éducation de nos enfants, une culotte mouillée, la guerre du Vietnam, les « gilets jaunes » et un jeu de tarot ? Facile, tous ces sujets figurent dans cette interview de King Khan, gourou du rock’n’roll, remueur des âmes et des popotins.
Quand il déboule sur la scène du Binic Folks Blues Festival, King Khan est vêtu d’une veste en jean sans manche et d’un boxer à paillettes sur lequel déborde son énorme ventre. Rond comme une bombe chargée d’énergie. Prête à exploser à tout moment. Ce ventre, il ne l’a pas toujours eu. La fureur, si. Chevillée au corps.
King Khan est un véritable showman. Un Little Richard, un James Brown, un Mick Jagger. Avec ses idoles, Arish Ahmad Khan (de son vrai nom) partage une conception simple et originelle du rock’n’roll : la musique est sacrée, le live est une expérience. Sur scène, avec les Shrines, BBQ ou Louder Than Death — son dernier projet, monté avec les Bordelais de Magnetix —, il donne tout. Vingt ans qu’il hurle à pleins poumons de sa voix braillarde, se tord dans tous les sens et provoque. Beaucoup. A base d’enfonçage de micro dans le caleçon, d’exhibition de (gros) postérieur et de postures (très) suggestives.
A la ville (de Binic), on découvre un tout autre type en apparence. Habillé, déjà. C’est rare. Vêtu d’une casquette de base ball, d’un tee-shirt à rayures, d’un pantalon informe et de baskets sans marque, Khan ressemble à un adolescent. Sous cet air anodin, il est pourtant le même. Farceur et enthousiaste. Sa parole est torrentielle. C’est que, dès qu’il s’agit de rock’n’roll, le bonhomme a des choses à dire.
« J’adore les fruits de mer. Le monde serait tellement triste sans eux. »
King Khan :
L’INTERVIEW
Tu as déjà joué ici il y a deux ans et, si mes souvenirs sont exacts, tu étais venu avec toute ta famille. Ce qui est assez rare…
Oui, comme cette fois ! Ma fille va jouer aussi, d’ailleurs. J’adore ce festival, c’est l’un de mes préférés au monde. En fait, on a passé toute une semaine ici. Pour les vacances. J’adore les fruits de mer. Le monde serait tellement triste sans eux. J’essaie d’en manger autant que je peux.
Et donc ta fille est artiste ?
Elle fait de la musique depuis qu’elle a 5 ou 6 ans. Quand elle était enfant, on a écrit une chanson ensemble qui a été reprise dans le générique d’un cartoon très populaire en Amérique latine qui s’appelle Clarence. Sur YouTube, tu trouves plein de vidéos d’écoliers latinos qui chantent cette chanson. C’est très touchant. Jamais je n’aurais imaginé un tel destin pour cette chanson.
Tu tournes souvent avec elle ?
Je l’emmène souvent avec moi. Seule ou avec son groupe. Son premier album est sorti quand elle avait 15 ans sur mon label (Khannibalism, ndlr). Et un autre arrive à l’automne. Sa musique est très différente de la mienne mais les inspirations sont assez similaires : la soul, la country… La chose la plus importante qu’elle ait reçue de moi et de notre famille c’est cette capacité à raconter des histoires. Je crois que c’est le premier truc à enseigner aux enfants, dès leur plus jeune âge. Pas seulement pour leur imagination mais aussi pour tout le reste. Les histoires te font aimer les gens, elles te font aimer la folie. Tu ne peux pas seulement demander aux enfants d’obéir et de suivre les règles parce que ça ne marche pas, comme tu peux le voir dans le monde en ce moment (rires). Ma musique est faite pour soigner les gens. Comme le rire, qui est une thérapie très efficace. Le rire te connecte avec ce qui est important dans le monde.
Et c’est aussi une part très importante de ton personnage de King Khan, non ?
Oui. Même si nous ne sommes pas un groupe humoristique. Mon humoriste préféré, c’est Richard Pryor. Un type qui brise les barrières. Les barrières de la sexualité, de la race… Il se moque de tout le monde. Et c’est aussi ce que je fait. Dans mes chansons, je parle des trans, des gays… J’essaie de célébrer les différences en faisant rire les gens. C’est la meilleure façon de le faire. Le rire renverse des murs.
« Je suis là pour divertir, faire remuer les culs et les âmes. »
Dans King Khan, il y a aussi une part de provocation…
Quand j’étais enfant, Little Richard m’a retourné le cerveau. Il était tellement incroyable, tellement flamboyant. Personne ne savait s’il était gay ou hétéro. Les filles mouillaient toutes leurs culottes quand elles le voyaient et les mecs ne comprenaient rien à tout ce maquillage. C’était un très grand provocateur. Et ma carrière a toujours tourné autour de ça : les costumes que dessinent ma femme, la nudité, les trucs sexuels… Je crois que c’est la raison pour laquelle on ne m’a jamais demandé de faire de la télé. Les gens ont peur que je fasse n’importe quoi. Et j’en suis heureux, parce que je n’en ai rien à foutre de passer à la télé.
Mes concerts se sont toujours inscrits dans la pure tradition du rythm’n blues. On joue, on vend nos disques mais on ne fait pas de publicité. Certaines de nos chansons passent parfois à la radio mais, pour le reste, c’est du bouche-à-oreille. C’est la meilleure promotion parce qu’il faut nous voir en live. C’est une vraie expérience, pas juste un clip sur YouTube. Cette manière de faire du rock est importante. Aujourd’hui les gens ne pensent qu’à leur carrière, mais moi ça ne m’a jamais intéressé. Je pense avant tout à faire le con et à poser mon cul sur la tête des gens dans le public. Mais c’est un vrai truc, tu sais, la spontanéité ! C’est tellement triste la routine…
J’essaie aussi de m’entourer de gens qui aiment vraiment la musique et qui ne font pas ça pour devenir des rock stars. Je trouve ça gênant. Ce délire d’ego trip. Ce n’est vraiment pas mon truc. Je crois à l’expérience viscérale, à la connexion avec un public qui peut te sentir et que tu dois emmener dans un état d’extase et d’explosion. C’est possible avec le rock’n’roll. Malheureusement beaucoup de groupes se contentent de regarder leurs chaussures et se foutent de leur audience. Moi, je suis là pour divertir, faire remuer les culs et les âmes.
« J’adore citer Bérurier Noir : « La jeunesse emmerde le Front National » »
Le rock est devenu trop sérieux ?
Je crois qu’il n’est pas censé l’être. Le rock, ça doit être fun. Regarde les Beatles et les Rolling Stones, ils s’amusaient beaucoup. Le rock a toujours été la musique de la liberté. Le rock’n’roll est la liberté, comme la musique en général. Prends le jazz, par exemple : des gens comme Miles Davis ou John Coltrane se sont émancipés par la musique, parce qu’ils étaient de véritables génies.
Je viens de Montréal, au Canada. Quand la ville a commencé à devenir trop petite pour moi, j’ai déménagé en Allemagne, à Berlin. C’est là que j’ai pris conscience de l’importance que la musique pouvait avoir pour les gens. Les personnes que j’ai rencontrées là-bas s’intéressaient à des choses hyper obscures, complètement dingues ! C’est l’une de mes passions depuis que je suis ado.
Je suis fan de labels comme Nothern Records ou Creep Records qui sortent des compilations avec des groupes garage du début des années 60. C’est de la musique adolescente. Et ceux qui l’ont faite ont été envoyés au Vietnam. C’était de pauvres gamins qui n’avaient pas d’argent et des guitares pourries. Ils ont fait ces disques puis ont été envoyés à la mort. Combien de Jimi Hendrix, Curtis Mayfield, Buddy Holly sont morts au Vietnam ? C’est écœurant. Et ça a créé un trou entre les générations. Ce n’est que dans les années 70 que des groupes comme les Ramones ont redécouvert cette musique géniale qui n’a cessé de nourrir le rock’n’roll. J’ai toujours eu le sentiment que le rock devait être une musique d’émancipation, de plaisir et de fête.
Il y a aussi quelque chose de politique dans ce que tu dis. Je me souviens de ta dernière venue ici, à Binic. C’était il y a deux ans et on sortait tout juste de la présidentielle en France. A ma connaissance, tu as été le seul artiste à faire référence à Marine Le Pen pendant ton concert, tu t’en rappelles ?
C’est vrai ! J’adore citer Bérurier Noir : « la jeunesse emmerde le Front National ». Pour moi, la France a toujours été un exemple pour ce qui est de la politique. C’est en France que l’anarchie est née. Tu ne vois pas de « gilets jaunes » (prononcé « guilets jaunes ») ailleurs. Ils réagissent pourtant à ce qui se passe un peu partout de la même façon, pas seulement en France. Mais, ailleurs, les gens n’ont pas cette culture de la révolution qui leur donne le courage de dire « merde ! ».
Ce que je sais de la politique, je le tiens des Dead Kennedys. Quand j’étais ado, leurs paroles m’inspiraient beaucoup. Mais je ne suis pas du genre à prêcher. Je fais parfois référence à la politique pendant mes concerts mais mes chansons n’en parlent pas directement. Elles sont plus abstraites. J’aime les gens qui le font, les Jacques Dutronc et compagnie. Le rock a besoin de poètes.
« J’ai rencontré les Magnetix à Bordeaux. A l’époque je portais un string sur scène et je leur avais demandé si je pouvais aller le faire sécher chez eux. »
Tu as l’air d’avoir un lien particulier avec la France. Le groupe avec lequel tu joues en ce moment, Louder Than Death, a d’ailleurs été formé avec les Magnetix…
Oui, ce sont de bons amis. Ils sont de Bordeaux, une ville que j’adore. J’y suis allé pour la première fois en 1999 avec le groupe punk dans lequel je jouais. J’ai rencontré Looch (Vibrato) et Aggy (Sonora) à ce moment-là. A l’époque, je portais un string sur scène et je leur avais demandé si je pouvais aller le faire sécher chez eux après le concert. Notre tour manager, qui me cherchait partout, m’avait retrouvé grâce au string qui pendait au balcon. Bref, j’adore Bordeaux. Elle me fait penser à Montréal, où j’ai grandi, avec une petite communauté de musiciens. Une vraie famille.
Il y a une légende qui dit que nous sommes tous issus d’un même dieu, nous sommes tous frères. Parfois, quand tu rencontres quelqu’un, c’est comme si tu l’avais toujours connu. Et c’est ce qui s’est passé avec eux. Mais ils nous a quand même fallu vingt ans avant de monter un groupe. On a tous notre façon de faire de la musique. Looch et Aggy me font beaucoup penser aux Dead Boys ou a Electric Eels. De vrais punks.
Tu as joué avec beaucoup de monde au cours de ta carrière…
Oui, d’ailleurs, je viens d’enregistrer avec le Sun Ra Arkestra.
Tu vois toutes ces collaborations comme un moyen de te renouveler ?
Disons que la musique connecte les gens entre eux. Je ne fais pas de la musique pour moi-même mais pour le collectif. J’essaie toujours d’être honnête dans ce que fait. Et, grâce à ça, j’ai pu rencontrer mes héros et gagner leur respect. Lou Reed, par exemple. Les Cramps, aussi… Tous ces gens que j’adore, je les ai rencontrés et ils étaient tellement humbles et cool. Ce n’étaient pas des rock stars, juste des gens normaux qui étaient heureux d’avoir un mec normal avec qui échanger. Le Sun Ra Orkestra est un autre exemple. Ils sont l’une des raisons pour laquelle j’ai crée The Shrines. Et quand je les ai rencontsré pour la première fois, il y a quinze ans, j’ai fini par dormir trois nuits sur leur canapé.
J’ai commencé la musique quand j’avais 17 ans, aujourd’hui j’en ai 42. J’ai le sentiment qu’il me reste beaucoup de choses à faire et c’est ça qui me permets de rester jeune. Et ça me donne envie de boire vingt fois plus d’eau que je devrais. Pour calmer tout ce feu, cette énergie que j’ai en moi.
« Ty Segall est mon bébé ! »
Justement, quels sont tes projets ?
Je vais rejouer avec King Khan & BBQ et les Shrines. Ça faisait longtemps parce qu’on a tous des enfants maintenant, c’est plus compliqué. Les miens sont grands mais les leur sont encore jeunes. A côté de ça, je produis des albums pour d’autres groupes dans mon studio à Berlin. Je vais aussi faire la musique d’un film sur un groupe d’activistes du black power des années 1960. Je rencontre son leader bientôt. C’est un type qui doit avoir près de 80 ans maintenant et qui a bien connu Martin Luther King. Il était là le jour où il a été tué. J’ai d’ailleurs crée une version « black power » du tarot avec le réalisateur Alejandro Jodorowsky, qui m’a énormément inspiré ces dernières années.
Toi-même, aujourd’hui, tu es une source d’inspiration pour beaucoup de groupes et d’artistes, comme Ty Segall, qui ont émergé avec le revival garage d’il y a quelques années…
Ty Segall est mon bébé ! Dans cette scène rock, il y a vraiment un truc de génération. Quand j’étais jeune, les Mummies et les Gories étaient nos grands-frères. Ils avaient une dizaine d’années de plus que nous et ils adoraient aussi ce qu’on faisait. Et aujourd’hui une nouvelle génération est en train de prendre la relève. Les gens auront toujours besoin du rock pour se laver de toutes les merdes que porte la société. Ils ont besoin d’être soignés. Et c’est à ça que sert la musique.
Crédits phots : Titouan Massé
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