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Keren Ann, la grande bleue

Ça va faire bientôt 20 ans qu’elle est dans nos parages, Keren Ann, mine de rien. Dans plein d’autres pays et de langues aussi, certes. Mais on a décidé, unilatéralement, qu’elle était française. On en est fiers, c’est la nôtre. C’est notre Feist, notre Joni Mitchell, notre Nico. On l’écoute, on la regarde et on se persuade qu’on est à son image, pudiques, sensibles, follement élégants. Comme pour nous donner raison, elle vient de sortir un album en français, le premier depuis longtemps, et il est un peu dingue.

Evidemment, on exagère. Beaucoup même (tant qu’à faire).

Keren Ann est une nomade. Dans son sang, sous sa peau et sur son passeport. L’exode, l’exil, l’ailleurs sont l’engrais de ses chansons, d’une façon ou d’une autre, consciente ou pas, apparente ou non, et ont fait d’elle la femme qu’elle est. Mais ce disque, Bleue, c’est la maison. Cette maison qui peu importe combien de temps on la néglige et aussi loin qu’on s’en éloigne, sera toujours familière, confortable, chaude. Un endroit pour être soi, pour se raconter en confiance, pour allier, comme Keren Ann le fait sur la pochette de ce disque, pudeur et nudité. Et même si son parcours a toujours fait la part belle à l’intime, on le sent, ce disque-là invite plus que jamais à la regarder dans les yeux. Pas si étonnant, sans doute, pour une auteure comme elle, d’aller au fil des ans vers l’épure. On ne se dit pas, on ne se voit pas à 45 ans comme à 22. Les inhibitions sont ailleurs, les mots sont différents, les autres sont, petit à petit, moins étrangers, moins ennemis. Alors, logiquement, sans mentir et sans à-coup, Keren Ann baisse sa garde, se montre dans toute sa vulnérabilité et grimpe les marches qui mènent vers le brut, vers l’essentiel.

Elle laisse de côté le superflu, mais pas le beau. Le beau n’est pas superflu, jamais. Si elle n’écrit pas pour faire joli, l’esthétique compte. Chez Keren Ann, il y a, aujourd’hui comme hier, un rendu, un relief, un toucher même. Et une couleur, bien sûr, oh que oui…

Prénommer cet album comme une couleur, c’est malin et c’est magique. Quoi de plus évocateur ? La mer, le ciel, les yeux d’un être aimé. Le blues, celui de Johnny, celui du businessman, celui des Brothers. « Le monde est bleu comme toi ». « Blue eyes, baby’s got blue eyes ». « Je lui dirai les mots bleus, les mots qu’on dit avec les yeux ».

Mille choses.

Dans son imagerie à elle, Keren Ann oscille entre mélancolie pastel et eaux profondes. Du sentiment, elle garde le romantisme, l’éternelle inspiration des poètes, l’état lent, léthargique, cathartique. Dans l’élément, elle puise la symbolique purificatrice, cyclique, organique, qui dit la naissance et la renaissance, mais aussi la force et même le danger. Le spleen, versus la vie.

Et elle en fait un disque jamais triste, jamais mièvre, frontal mais enveloppant. Un peu comme si la vie était dure, mais qu’on n’était pas seul.e.s. La rondeur du piano y est délicieuse. Keren Ann invoque l’esprit de Gainsbourg et du Velvet Underground (tout particulièrement dans « Odessa, odyssée »), croise pour quelques minutes la route et la voix de David Byrne (des Talking Heads), mais c’est bien elle et seulement elle qu’on reconnaît. Sans qu’elle n’ait jamais besoin d’élever la voix, elle livre sa vérité. Pas absolue, juste maintenant, à cet instant T de sa vie et après tous ses autres instants T passés.

Et peut-être qu’en l’écoutant raconter ses histoires, vous reconnaîtrez un peu les vôtres. Vous pourrez même, qui sait, y glaner quelque apaisement, voire un petit bout d’espérance.

Ils ont bon dos, quand on y pense, les Keren Ann, les Benjamin Biolay, les Vincent Delerm, les Nick Cave, les Léo Ferré, les Pierre Lapointe, les Jeff Buckley. Les dépressifs, les déprimants. Soi-disant. Comme si s’émouvoir devant le vrai, devant le pur, c’était honteux, c’était gnan-gnan. Comme s’il n’y avait pas de larmes de joie. Comme si se reconnaître dans les mots d’un.e autre et se laisser submerger n’était pas le premier pas pour aller mieux. Être à l’écoute de sa propre mélancolie demande un lâcher-prise et une honnêteté qu’on verbalise tellement maladroitement, nous autres, simples mortels. Ce défouloir-là ne s’atteint pas aussi facilement qu’un head-banging dans un concert de métal. On est timides, empêtrés dans des conventions sociales à la noix. On n’a aucun problème pour rire en public, mais pour pleurer c’est une autre histoire. Alors Keren Ann dit simplement : « viens, on va être bien ». « Viens, moi aussi ».

D’utilité publique, cette femme.

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