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Keren Ann : « Je n’ai pas fait un album de maternité »

On l’attendait depuis 2011 et son excellent 101. Sa pochette était alors en noir et blanc et elle portait fièrement un flingue. Cinq ans plus tard, elle revient avec des fleurs, des papillons et des fourmis. Quelque chose a changé. Certes, entre temps, elle est devenue maman et ça compte. Mais réduire son You’re Gonna Get Love à un simple élan maternel serait une belle erreur. Car Keren Ann voit à la fois plus loin et ailleurs. Rencontre avec une femme touche-à-tout et respectée aux quatre coins de la planète.

Quand on fait de la musique pour soi et ce depuis 15 ans, craint-on vraiment encore l’accueil critique d’un disque ?

Il y a des moments où on peut entendre toute critique, quand l’album est fini. Mais je ne le fais jamais écouter avant. Quand j’ai signé avec le label, il n’avait par exemple encore rien entendu. C’est très dur de le faire écouter avant, qu’on soit seul ou plusieurs. Une fois mixé et masterisé, je sais que j’ai rejoins la destination. Ce qui me gêne, ce sont les gens qui survolent un disque. Sinon, je peux prendre toute critique avec amour. Mais je n’aime pas les trucs gratuits et les haters.

Tu parles de destination. Si on considère que chaque disque est un nouveau pas, où penses-tu avoir dirigé celui-ci ? 

Pour moi, c’est plus un chapitre qu’un changement. C’est une sélection de moments vécus ou digérés durant ce chapitre. Certains que j’ai compris maintenant, en fonction de ce que j’ai rencontré sur la route et des choses pour lesquelles j’ai de l’empathie. Pour te répondre, je suis fasciné par toutes les formes de relations : familiales, amoureuses, à distance, etc. J’espère, d’un album à l’autre, atteindre plus de justesse. Avec les années, on essaie d’être moins abstrait. Car quand on est très jeune, l’abstraction nous parait sexy.

Cette abstraction, c’était aussi une forme de protection, non ? 

Oui, sûrement. Il y a un mystère qui est confortable. Avec la maturité, on atteint quelque chose de plus réaliste, même si on peut interpréter de plusieurs manières une chanson ou une émotion. Mais ça s’approche davantage de ce qu’on ressent réellement. C’est là que j’essaie d’aller. Certains ont réussi à l’avoir très jeune. Mais ça ne veut pas dire non plus que je perds mon amour pour la poésie et la forme des choses. J’ai toujours été attirée par des songwriters qui sont les mêmes qu’à mes débuts car je n’ai pas trouvé mieux depuis. J’en reviens toujours à Bob Dylan, Bruce Springsteen et Leonard Cohen. Pour raconter la rage ou la mélancolie, il y a la voix de Chet Baker ou les écrits de Joni Mitchell. Aujourd’hui, je ne trouve pas dans le paysage aujourd’hui ceux qui atteignent cette forme de justesse, cette part des choses entre le bien et le mal. C’est le monde dans lequel j’aime me noyer quand j’écris.

« Avant, j’écrivais tout le temps et pendant un an et demi, je n’ai quasiment rien écrit. Cela prend du temps à se réenclencher. »

Cette fois, avec les belles choses qui te sont arrivées, [elle est devenue maman depuis son précédent disque, ndlr], tu as composé avec une nouvelle donne : tu as désormais moins de temps pour travailler. 

Ah oui, ça c’est très juste ! Je me suis rendu compte que plein de femmes comme Rickie Lee Jones ou Kate Bush ont laissé l’écriture de côté en devenant maman. Dans mon cas, la composition est instinctive. C’est tellement corporel que j’aurais pu le faire pendant l’allaitement. Il m’est arrivé d’écrire la musique d’une pièce de théâtre quand ma fille dormait parfois sur moi, tellement c’est physique. En fait, c’est très instinctif, presque animal.

Mais ça, c’est pour la composition. 

Pour l’écriture, c’est très cérébral et ça demande du temps. Avant, j’avais le luxe de m’asseoir dix heures devant une page vide, sachant que c’est la onzième heure qui pourrait me permettre d’écrire le texte en cinq minutes. C’est ensuite la méthode de Nick Cave qui m’a aidée. En devenant père, alors qu’il vient comme moi d’une famille très soudée, il se levait tôt le matin, mettait un costume comme s’il allait au bureau, pour retrouver cette dimension de travail, prendre le piano et la guitare pour produire et juger après si c’était bon ou mauvais. J’ai donc réaménagé mon temps. Je ne peux pas ne pas écrire des chansons, c’est ce que je préfère. Avant, j’écrivais tout le temps et pendant un an et demi, je n’ai quasiment rien écrit. Cela prend du temps à se réenclencher.

Tu parles beaucoup d’instinct. Au fil de tes albums, la part de l’instinct diminue-t-elle, au profit de la maîtrise ?

En fait, grâce à la maîtrise, on peut trancher plus vite. L’instinct reste important mais l’expérience permet de savoir si ça va bien vieillir, pour savoir si on va se lasser de telle harmonie ou tel arrangement.

Le disque donne une impression de grande fluidité. As-tu quand même buté sur les structures ?

A partir du moment où j’ai relancé la machine, c’est effectivement allé très vite. J’avais beaucoup de matière en moi et dès que j’ai réussi à aménager mon temps, c’est venu tout seul. J’ai commencé à écrire à Brooklyn et je suis ensuite venu ici, à Paris. Ma mère habite à Amsterdam, je voulais me rapprocher d’elle pour qu’elle puisse profiter de ma fille. Et en même temps, j’avais oublié comme j’étais liée à Paris et à quel point cette ville m’inspire. J’ai loué un studio et je cherchais ensuite mon son. J’étais très contente de la matière et des structures, je trouvais une belle rondeur, la forme devenait de plus en plus proche du fond. Mais je ne trouvais pas mon son. J’étais un peu paumée. J’ai croisé le producteur Renaud Letang [Feist, Manu Chao, Emilie Simon, etc, nldr] dans le studio et je lui en ai parlé autour d’un café. Je voulais un truc live, avec une basse très Motown, avec un groove. On a finalement bossé ensemble, il m’a notamment présenté la batteur Vincent Taeger [Poni Hoax, ndlr]. Puis on est parti à Londres pour l’arrangement. C’était tellement naturel, tellement soul, je me suis dis « voilà, il est là, mon son ».

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« Je serais incapable d’écrire pour ma fille. Je n’ai aucun recul, tout serait vulgaire. »

Cet album va plus loin que les précédents dans le rapport au temps, avec des notions de transmission et d’héritage. Dirais-tu que c’est ton album le plus nostalgique ?

Pas le plus nostalgique ou mélancolique, mais en tout cas il est encore plus intime qu’avant. C’est le comble du songwriter. Dans l’évolution, l’idée est de réussir progressivement à livrer nos émotions et dire qui on est tout en gardant notre style. Pour moi, c’est essentiel.

Il y a aussi l’inverse, avec des songwriters écorchés qui se livrent beaucoup avant de poursuivre une carrière plus neutre et moins personnelle.

Absolument. Mais on peut devenir cubiste après avoir été réaliste. Mais pour devenir cubiste, il faut avoir été réaliste à un moment. Et atteindre ce réalisme est une perversité, on essaie tout le temps. Pour atteindre la grandeur d’une chanson, il faut transmettre un message sans pathos, avec beaucoup de lumière et d’émotion, en étant très simple et poétique. Mais oui, c’est un perversité de vouloir y arriver, c’est une obsession. On est toujours attiré par ce qu’on n’a pas naturellement. Si je me mets à jouer une chanson heureuse, il y aura forcément de la mélancolie, car c’est dans ma voix et mon doigté. Et quelqu’un qui ferait de la disco voudrait avoir ce que j’ai. Mais ça nous pousse vers des frontières nouvelles qui se mélangent avec notre instinct d’écriture. J’essaie en tout cas d’arriver à quelque chose de très personnel. Bashung, par exemple, à réussi à être très personnel en étant abstrait et mystérieux. Mais quand tu entres dans les textes, c’est d’une intimité infinie.

Le choix du single, en ce sens, n’est pas anodin. Tu évoques notamment la disparition de ton père dans « Where did you go ? ».

Exactement.

C’est le titre qui a donné le ton du disque ?

Non, c’est « Separated Twin » qui a déclenché la suite. Je me suis dis : « Là, je sais de quoi je parle, c’est intime, c’est ce que je suis, avec ma fille. » Pourtant, cette chanson n’a rien à voir avec ma fille. Je n’ai pas fait un album de maternité.

Oui, effectivement, contrairement au dernier disque de Camille, par exemple. Te concernant, c’était trop tôt ?

C’était impossible. Le seul titre qu’on pourrait rattacher à ça, c’est « You’re Gonna Get Love » où je parle à la personne qui partage ma vie.

Mais ça reste transversal à toute relation, comme tu disais. C’est valable pour l’amour, mais sous forme déclinée ?

Oui, voilà. Je serais incapable d’écrire pour ma fille. Je n’ai aucun recul, tout serait vulgaire. A part pour les comptines que je lui invente pour la divertir. Mais lui écrire une chanson serait malhonnête. Peut-être que je serai plus inspirée quand elle sera ado. Parfois, cela vient plus tard en évoquant une histoire amoureuse vécue plusieurs années auparavant. Il faut qu’il y ait des rides pour exister chez moi en harmonie et faire la paix avec. Car si c’est pour faire du pathos, ça ne m’intéresse pas, j’irais faire un autre métier. Je peux même écouter de la variété si ça me donne un frisson et que c’est honnête. Mais pas le pathos. Je parle pour moi, je ne veux pas juger. Tu parlais de Camille, qui a réussi à décrire ça très sincèrement. Mais pour ma part, je n’ai pas voulu glisser ma fille entre les lignes.

Parlons de cette pochette. La précédente était très marquée, en noir et blanc et tu tenais un flingue. Celle-ci est radicalement différente.

Cette fois, je voulais intégrer des éléments de nature, mais pour les sublimer. Avec des éléments organiques qui inspirent, comme les papillons et les fleurs, et d’autres qu’on repousse, comme les vers et les fourmis. La démarche était de montrer qu’on pouvait appréhender tous ces éléments, mêmes hostiles, pour finalement les intégrer en harmonie. (pause) Je suis très contente d’évoquer cette pochette car c’est très important dans mon travail.

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