La mort de Steve Maïa Caniço, 24 ans, suite à une charge policière lors de la Fête de la musique en bord de Loire, semble loin désormais. L’enquête judiciaire sera longue et la crainte que la vérité sur cette nuit du 21 juin 2019 soit étouffée est dans les esprits. Les artistes s’engagent depuis le premier jour de la disparition du jeune homme pour que sa mort ne tombe pas dans l’indifférence. Devenu un fait de société, ce drame n’est pas un acte isolé et ajoute des questions sur la Justice face aux violences policières. Récit.
L’ensemble des photographie a été fourni par le collectif Sauf précisions
« Des gens comme toi et moi qui étaient juste sortis danser », chante le rappeur nantais Maarty. Dans son clip « Point d’honneur ? » (voir plus bas), sorti en novembre dernier, il est entouré d’anonymes cagoulés, des points d’interrogation plaqués sur le visage. « Ça m’a choqué quand c’est arrivé, témoigne-t-il. Ça nous a rappelé que ça peut arriver à tout le monde. C’était ultra-banal en fait cette soirée du 21 juin. Ils étaient venus faire la fête, juste vivre. Ils ne faisaient de mal à personne. On a voulu brider cette liberté d’expression.” Comme le rappeur Captn Bats et son percutant morceau « Où est Steve ? », Maarty a choisi les punchlines contre l’oubli : « Dites-moi pourquoi y a-t-il impunité pour tous ces scélérats ? » lâche-t-il dans son flow. « Ce morceau, c’est le seul moyen que j’ai trouvé pour que l’on continue à penser à Steve, à parler de ce qui s’est passé ce soir-là et pour que les responsables se justifient. »
« En uniforme de croque-mort, les condés cognent fort (…)
Où est Steve ? Où est la justice, où est le crime ?
Qui sont ces gens qui nous méprisent ? Où est la démocratie ? »
Où est Steve ?, de Captn Bats
Justice pour Steve. Les trois mots résonnent aux quatre coins du pays. En pochoir sur une départementale de la Drôme, un autocollant dans un bar de Belleville, ou un graff sur les quais de Loire nantais… Répétitifs. Inévitables, ils réclament que lumière soit faite sur ce ce qu’il s’est passé le soir du 21 au 22 juin 2019 à Nantes, lors de la fête de la musique. Cette nuit-là, les corps joyeux de Steve Maïa Caniço, de ses amis et d’autres teufeurs dansent au son de la techno, quai Wilson, sur une berge de la Loire. C’est ainsi que ça se passe depuis des années entre des hangars désaffectés et des entrepôts industriels. Pour 2019, la préfecture a donné son heure de tolérance. 4h du matin. Les artistes s’exécutent, mais un des DJ poursuit son élan musical. On se rassemble devant la dernière enceinte au son de « Porcherie », un classique du Bérurier noir. Vers 4h30, un groupe de policiers intervient. Certains raconteront que des projectiles sont lancés sur eux. Les « forces de l’ordre » répliquent avec leurs armes et chargent dans la foule. 33 grenades lacrymogènes, 12 balles en caoutchouc (LBD), 10 grenades de désencerclement sont utilisées. Quatorze personnes, désorientées dans la brume toxique, prises de panique tombent à l’eau.
Le lendemain, la rumeur monte : des jeunes sont tombés dans la Loire alors qu’ils dansaient. Une inquiétude s’intensifie : un homme de 24 ans est porté disparu. En cette fin de mois de juin, annonçant la trêve médiatique d’été, la sidération fait place à un silence pesant, puis à l’indifférence. C’est dans cette ambiance sourde, que les lettres noires imprimées sur des feuilles A3 blanches, apparaissent d’abord dans la ville : « Où est Steve ? ». « Trois ou quatre jours après la fête de la musique, on s’est dit qu’il fallait un sursaut citoyen, une solidarité qui se mettent en place, témoigne Quentin Faucompré, artiste plasticien membre du collectif né spontanément au lendemain du drame. Au début, nous étions quelques amis. On a donné rendez-vous Place Royale à une soixantaine de personnes avec deux pancartes : Tabassage nocturne et Défête de la musique. » La fontaine la plus célèbre du centre-ville, trônant sur la place Royale, compte plusieurs statues de femmes tenant des amphores, allégories de la Loire et de ses confluents… « On leur a mis les pancartes dans les bras, ça prenait tout son sens », poursuit-il. Les panneaux sont retirés dans la nuit. Le lendemain, le collectif revient avec une autre affiche : « Noyade autorisée par la préfecture ».
À ce moment-là, personne n’a de réponse sur la disparition du jeune animateur périscolaire originaire de Treillières, une commune voisine. Le discours officiel de la préfecture parle de « réaction proportionnée » des forces de l’ordre, des vidéos fleurissent pour confronter les points de vue. On y entend des cris. Mais pourtant en cette fin juin, c’est le silence radio local et national qui l’emporte. « Pour nous, c’était inadmissible ces LBD, tasers, chiens, lacrymos lancés sur des jeunes en train de danser. Même s’il y a eu – ou pas – ne serait-ce que 15 cailloux lancés ! » s’indignent ensemble Quentin et Charlie, un compagnon de collage.
Pris de la même stupeur, la même semaine, le milieu chorégraphique se mobilise. La tribune de l’auteur Emmanuel Moreira sur le site de Mediapart appelle les danseurs contemporains et les centres chorégraphiques nationaux à « une nuit contre la répression des corps dansants ». « Ce sont des gens qui dansaient sans autorisation et qui ont été jetés dans un fleuve, écrit-il. Et cela fait un droit nouveau pour la police. Un droit retrouvé. Celui de jeter des corps à l’eau. Je pense aux 14 de Nantes, jetés dans le fleuve par la police pour avoir dansé ». Le chorégraphe nantais Loïc Touzé entend l’appel et imagine une danse silencieuse sur le Quai Wilson une semaine pile après la disparition de Steve. « Le préfet a immédiatement réagi. Il ne voulait pas d’un nouvel événement au bord de la Loire, mais on s’en foutait complètement », se souvient-il. Plus de cent danseurs et danseuses, silencieux, se rassemblent sur le bitume. « C’était une manière de faire signe que ces libertés sont de plus en plus menacées. Il fallait qu’on soit ensemble, car il y avait beaucoup de désespoir à ce moment-là. »
Pendant ce temps-là, les colleurs d’affiches décident d’annexer la Place Royale et se font surprendre par une œuvre d’art contemporain. Installées quelques jours plus tôt : 700 statuettes blanches sont fixées pour deux mois. Le groupe composite, rejoint par des proches de la victime, colle sur leurs bustes ou leurs visages une centaine d’affiches « Où est Steve ? ». « Cette question était à la fois tragique et farcesque, ironique et violente depuis le premier jour. Car tout le monde savait déjà très bien qu’il était dans la Loire », lance Quentin. En moins de 48 heures, les photos de cette installation et des affiches deviennent médiatisées. L’affaire aussi.
Le 30 juillet, le corps du jeune homme est retrouvé. Désormais, tout le monde sait où est Steve. Une information judiciaire contre X est ouverte par le parquet de Nantes pour homicide involontaire. « On se doutait bien que les autorités allaient parler ce jour-là, alors on a versé une quinzaine de bouteilles de colorant alimentaire rouge sang dans la fontaine« , se souvient Quentin. Le Premier ministre avec, à ses côtés, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner resté silencieux, estime alors que « l’IGPN n’a pas établi de lien entre l’intervention de la police et la disparition de Steve Maia Caniço ». L’Inspection Générale de l’Administration (IGAN) est alors saisie pour « aller plus loin et comprendre les conditions de l’organisation de l’événement”. Présents en nombre à Nantes pour la découverte du corps, les journalistes des télés nationales se ruent sur la fontaine « en sang ». « Toutes les télés passaient ces images « sanglantes » en parallèle du discours piteux d’Edouard Philippe », se félicite l’artiste, habitué des performances dans l’espace public.
« Pour nous, c’est politique, c’est une affaire d’État. On voulait coincer les quatre coupables : le commissaire Chassaing (NDLR : en charge des opérations ce soir-là), le préfet Claude d’Harcourt, Castaner et Macron. » Fin août, justement, arrivent les Rendez-Vous de l’Erdre, un important festival de jazz gratuit à Nantes (150 000 visiteurs) qui se déroule sur les berges de l’Erdre, affluent de la Loire. « Pour pirater l’événement, on avait fabriqué des flotteurs avec des poids pour faire voguer nos affiches sur la rivière », se souvient Charlie.
Invités par Bernard Lubat, le célèbre jazzman qui ouvre alors les festivités, des membres du collectif décident de faire parler un comédien portant un masque de Christophe Castaner le soir de l’inauguration. « Nous sommes responsables des violences policières qui ont eu lieu chez vous, (…) dans la nuit du 21 juin », clame le faux ministre. « Jamais ce dispositif policier n’aurait dû être mis en place sur le quai de Loire contre ces jeunes. (…) Surtout, rentrez chez vous avant 2 h du matin », conclut-il, acide. Le préfet d’Harcourt est au premier rang, devant la scène qui flotte sur l’eau. Appréciant peu la surprise, le groupe de représentants de l’État quitte le carré VIP à la fin de l’intervention et avant l’arrivée de Lubat. « J’étais fier, euphorique. Malgré le combat, on se fendait la gueule : on en avait besoin pour ne pas pleurer », témoigne Charlie ayant préparé l’action.
« Le lendemain, on a encore collé le double d’affiches dans les rues. » Omniprésents en cette rentrée des classes, les affiches, stickers, banderoles, tags, imprègnent les Nantais, leurs pensées, leurs conversations. « À Nantes, on ne peut pas échapper à ce qu’il se passe, témoigne un jeune papa. Quand j’étais aux RDV de l’Erdre, et que mon gamin a vu la banderole, il a demandé : « c’est qui Steve ? » Je lui ai expliqué qu’un garçon était tombé dans la Loire, sans parler des détails, mais je lui ai dit que les Nantais étaient tristes. Depuis, il me pose beaucoup de questions : ‘pourquoi il est tombé ? Comment ?‘… »
Des questions toujours. Mais une mobilisation qui peine à prendre selon Charlie et Quentin qui s’attristent, comme d’autres, qu’il n’y ai pas eu d’ondes de choc depuis le 21 juin. « Pour Malik Oussekine en 1986, c’était immédiat, il y avait des centaines de milliers de personnes dehors, j’y étais avec mes parents. Et là, pour Steve, que dalle ! » Certes, il y a eu la réussite du Tek’stev’all, free party en forme d’hommage revendicatif qui a réuni 15 000 personnes sur les bords de Loire en périphérie de Nantes en octobre dernier. Certes, ont eu lieu des marches blanches et des rassemblements ici et là contre les violences policières qui ont regroupé quelques milliers de personnes à la fin de l’été. Mais c’est trop peu, selon Elsa Gambin, journaliste indépendante nantaise, qui s’émeut devant une salle comble lors d’une conférence sur les violences policières début novembre à Nantes : « On était comme des cons à se dire « c’est vrai, c’est bien, 1200 personnes pour un 3 août » mais non c’est de la merde, on aurait dû être 100 000 dans la rue. » Habituée des manifs à la nantaise, elle justifie ce petit nombre : « Cette ville est est un peu KO, sonnée debout, de cette répression qu’elle subit (…) Peut-être qu’il y a d’autres formes de contestation à penser mais en tout cas, là, Nantes est dans les choux, parce qu’elle a été très durement réprimée (…) On ne peut pas en vouloir aux gens d’avoir peur ! »
Lors de son décompte à l’été 2019 pour Médiacités, média local d’investigation, la journaliste dénombre 350 blessés par la police lors de manifestations nantaises. Inquiet pour les libertés fondamentales, Goulven Boudic, maître de conférences en science politique à l’Université de Nantes, membre du laboratoire « Droit et changement social », intervenant à cette même soirée, admet sa propre peur face à la police et s’indigne : « Il faut qu’on se pose la question de l’invention, au moins provisoire, d’autres moyens d’action. (…) Ce que fait le Comité Justice pour Steve me paraît être l’une des pistes dont nous pouvons disposer aujourd’hui et qui joue sur un truc (…) : on traverse une période difficile et si on va manifester, c’est parce qu’on n’est pas joyeux, mais il faut qu’on retrouve des formes de d’humour, de subversion, des formes de joie. (…) Le plaisir qu’on retrouvera à manifester, c’est aussi ce qu’on pourra opposer aux gens qui sont en face ! »
Le plaisir des mots sur les murs, par exemple, ou de célébrer la musique. Comme ces 50 artistes qui ont répondu à l’appel du chanteur hip-hop/noise Le Crabe, qui publie mois après mois une série de quatre compilations de soutien, pour réclamer Justice pour Steve et « pour tous les autres ». « J’étais saoulé de voir que le gouvernement étouffait la responsabilité des gens impliqués. L’enquête de l’IGPN, c’est une fumisterie, raconte Le Crabe. En punk hardcore, dès qu’il y a une merde quelque part – un procès, un squat qui ferme… – on fait une compil’ de soutien. C’est notre manière de répondre. L’action violente, ce n’est plus trop mon truc, alors le seul moyen que j’ai trouvé, c’est juste de motiver des gens que j’aime bien à sortir de la musique. » Sur ces compiles allant du punk à l’electro, on peut retrouver des titres originaux créés pour l’occasion, comme « Hardcore d’Harcourt », de France Galleuse ou d’autres donnés pour la cause. L’affaire Steve est “une sale histoire, estime Le Crabe qui prépare la sortie du dernier volume. Une parmi tant d’autres”.
« Des flics tapent sur les gens sans trop de problème depuis toujours. Peut-être qu’on est plus au courant parce que tout est filmé. Ce qui est certain c’est qu’il y a un niveau de tension incroyable. Maintenant, en pleine manif, on applaudit juste des mecs de la BAC par provocation, on se fait péter la mâchoire. Ils pètent les plombs… Sans doute parce qu’ils sont au bout du rouleau aussi », avance le rappeur nantais Maarty. Le commissaire Chassaing en charge de l’opération sur le quai Wilson le soir du 21 juin a été muté cet automne “dans l’intérêt du service” dixit Christophe Castaner. Pourtant, même le clément rapport de l’Inspection Générale de l’Administration pointe du doigt « le manque de discernement » du chef des opérations ce soir-là. Côté justice, l’enquête pour homicide involontaire est en cours d’instruction à Rennes afin « de garantir la sérénité de l’information judiciaire et l’impartialité objective de la juridiction saisie » comme l’expliquait la Cour de cassation lorsque les juges nantais ont demandé à se dessaisir de l’affaire…
Une autre enquête menée par l’IGPN traite actuellement les 89 plaintes déposées contre la police pour mises en danger de la vie d’autrui, non-assistance à personnes en danger et violences volontaires par personne dépositaire de l’ordre public. « Seuls deux de mes clients ont été reçu par l’IGPN pour l’instant, explique Marianne Rostan, l’avocate des plaignants. J’ai peur que certains d’entre eux aient un peu baissé les bras et se soient dit que l’enquête était terminée avec le rapport administratif de l’IGPN. Ce document disait que l’intervention des forces de l’ordre ce soir-là était nécessaire et proportionnée. » Les procédures sont lentes, minimum un an avant une décision, comme les nombreuses plaintes déposées par les gilets jaunes blessés l’ont démontrées.
« J’espère que l’enquête se fera correctement, mais je ne sais pas… On est dans un moment où l’on ne sait plus trop si la justice fait vraiment son travail comme il faut, s’interroge le chorégraphe Loïc Touzé. Un commissaire a été muté, c’est tout. Le préfet est toujours en place… Le ministre de l’Intérieur aussi. Et la violence continue. » Et les morts se multiplient. Ce 3 janvier 2020, Cédric Chouviat livreur à scooter de 42 ans meurt d’asphyxie avec fracture du larynx après une interpellation violente de la police à Paris, vidéos à l’appui. Le drame est vite suivi de nouvelles bavures ou autre croche-pied de policiers filmés lors de manifestations. Les réseaux sociaux s’agitent. La presse aussi. « La politique réagit au médiatique » constate l’avocat spécialiste des libertés publiques Patrice Spinosi sur France Inter ce 14 janvier. Les efforts des collectifs, artistes et citoyens qui font émerger questions et débats, tout comme ceux des journalistes engagés dans le décompte des blessés (Merci David Dufresne) ou le décryptage des vidéos de violence ne sont donc pas vains. Emmanuel Macron qui affirmait en mars 2019 qu’on ne pouvait pas parler de « répression » ou de « violences policières », car « ces mots sont inacceptables dans un état de droit », semble changer légèrement de ton depuis la mort de Cédric Chouviat. Mais, le président peut réclamer « des améliorations de la déontologie » des forces de l’ordre, Christophe Castaner peut serrer la vis en demandant « rigueur et exemplarité » à ses troupes, les mots ne rattraperont plus les actes du 21 juin 2019. Et la justice devra être faite, pour Steve comme pour les autres.
Y a-t-il une personne à contacter pour témoigner ? J’y étais, juste avant la charge, à 5 minutes près je me faisais charger comme tout le monde. Cette démonstration de force était disproportionnée, injustifiée, je n’ai rien vu d’aussi scandaleux. Dire que j’aurais pu être Steve, ça me fait frémir… Les donneurs d’ordre devraient aller un peu sur le terrain avant de donner leurs ordres. Il y a clairement eu un dysfonctionnement, qu’il faut assumer et corriger.
Bravo pour steve et tous les autres
Un commissaire muté non il y en a deux. Faut pas oublier qu’il y a un autre commissaire au commande !!! Ce commissaire aussi a été muté ou promu quelques jours après la disparition de Steve. Et vous savez où ??? Comme par hasard à Rennes ! Coïncidence de ouf
justice vs police ! Deux grandes institutions. Bon courage à vous et surtout mes condoléances aux familles