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Irène Drésel, coquines mélodies

Spirituelle, taquine et émouvante, Irène Drésel semble faite de différents bois. Scrutant humains et animaux de ses yeux canaille, l’artiste électronique se pavane tel le paon, échappée de son enclos, gracieuse et mobile, indocile et créatrice de mantras en tous genres. Rencontre à l’occasion de la sortie de son nouvel album, Kinky Dogma.

Quand, il y a quelques années, Irène Drésel quitte la ville pour la campagne, l’artiste tire un trait sur le monde de l’image – après ses formations aux Gobelins et aux Beaux-Arts ainsi que son travail dans l’art-contemporain – au profit du son. La transition s’opère par une libération. L’artiste se fond avec délice et trouble dans l’art suprême de la mélodie, cette particule pop qui a le pouvoir de changer les gens. Miam. Animée par mille et une histoires rocambolesques, fables forestières et contes coquins, elle explore sans mots nos sensations, du brut au complexe.

Dans ses morceaux de musique, comme autant de danses avec la lune, Irène nous invite à des états de délectation et de transe bien mérités, à nous, pauvres vingt-et-unièmistes angoissés de tout, d’exister presque. Magique est sa bamboche, religieux semble son rituel… dogmatique ? Avec son nouveau disque Kinky Dogma, la relation entre coquinerie et secte électronique s’offre à nous, maudits païens. Enveloppé dans sa musique, je me risque à me demander si le gourou Drésel n’a pas l’idée de me grignoter le cerveau, et m’enrôler par hallucination dans son monde, sans mon accord. Et pourtant, la quête de spiritualité – si elle existe en toile de fond dans ses compositions – n’est pas tant à prendre au sérieux. Son album, rempli d’humour et de décalage, prend l’absurde et le féerique pour décor, mais point pour message.

Chez Irène, des rêves en couleurs, mais aussi une phobie paradoxale – pour une compositrice de musiques électroniques – vis-à-vis des câbles, de l’informatique et de la machinerie lourde. L’artiste est, semble-t-il, peu encline à suivre les chemins de traverse du matérialisme, loin du profil du musicien-geek électro collectionneur de synthés – qui a par ailleurs toujours trouvé son public de consommateurs. Paradoxal mais pas contradictoire : les musiques sans mots, instrumentales ou électroniques, devraient se passer de langage technique.

Qu’on ratifie enfin un traité, une fois pour toutes, supprimant les discussions autour des modèles de synthés, des branchements des machines et des nouveaux plug-in installés : si vous voulez parler de musique, évoquez les émotions qui vous traversent, ainsi que celles qui transpercent son créateur ou sa créatrice. Comparez vos sensations, inventez-vous des histoires, donnez leur vie.

De cette façon, vous partagerez bien plus qu’une simple notice orale, vous vous nourrirez. Avec Irène Drésel, vous trouverez une oreille attentive, la gamme d’émotions qu’elle dépeint dans ses mélodies, généreuses ou mesquines, angoissantes ou jouissives, forment tout un langage. Vous y trouverez un lexique qui excite.

Kinky Dogma est disponible depuis le 11 juin sur Room Records.

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Irène Drésel © Xiangyiu Liu

INTERVIEW : IRÈNE DRÉSEL

Peux-tu me dire quelques mots sur ton enfance ?

J’ai eu une enfance paisible. Je suis la dernière d’une famille de trois enfants. Je jouais beaucoup seule. Il paraît que je suivais le mouvement, je n’étais pas une enfant compliquée, plutôt toujours de bonne humeur.

La première fois que t’es mise à toucher à un instrument ?

Sachant que ma sœur faisait du violon avant que je fasse du piano, ça a dû être le premier instrument que j’ai touché. D’ailleurs, j’imite très bien la gestuelle du coup d’archer de violon. Tout est dans le poignet. Et sinon, c’était au conservatoire, quand je faisais du piano, je devais avoir 7 ou 8 ans.

La passion était déjà là ?

Non, pas du tout. Je détestais les cours de piano, c’était très difficile pour moi. Je pleurais pas mal quand ma mère me faisait répéter. J’ai arrêté, mais pas le solfège, ça j’aimais vraiment bien, en tout cas quelques années de plus.

« L’inspiration ne tombe pas du ciel, c’est en travaillant que ça vient. », Irène Drésel

Depuis 2013 tu vis et composes à la campagne. C’est quoi la journée type d’Irène Drésel ces dernières années ?

Il y a une journée-type avant d’avoir eu mes poules et après avoir eu mes poules. Mais sinon, je me lève tôt, voire extrêmement tôt, entre 5h et 7h, naturellement. Ensuite, je me fais un thé, je donne à manger aux poules, je balade le chien – c’est intéressant, hein ? – et une fois que tout le monde est nourri, depuis peu, je fais du sport avec un cours sur internet, et cette dance music si caractéristique et si horrible. Ensuite, je me lave et je me mets au boulot. Certains jours, je ne compose pas du tout, parce qu’il y a beaucoup d’autres choses chronophages liées à l’autoproduction : le site web, les pochettes, les typos, les clips, la relation avec les gens, etc. Mais quand je fais de la compo pure et dure – d’ailleurs en général, ne pas se laver et rester dans son jus aide pas mal – il n’y a plus vraiment d’horaires, je barricade tout. L’inspiration ne tombe pas du ciel, c’est en travaillant que ça tombe, tu cherches, tu cherches, tu cherches, et à un moment, quelque chose d’intéressant naît.

Les fleurs qui habillent les scènes de tes concerts viennent-elles de ton jardin?

Non, ce sont des fleurs artificielles. J’en ai une valise entière. C’est pas possible de la fleur fraîche à chaque concert. Mais dans mon jardin, il y a beaucoup de fleurs : des roses, des pivoines, etc.

« Avec ces questions « spiritualité », je vais être interviewée par de la presse catholique. Tout un nouveau public. », Irène Drésel

Kinky Dogma peut se traduire par le dogme pervers ou coquin. Écouter ton album, c’est rentrer dans la secte de la frivolité ?

C’est l’idée. Tu le vois sur la pochette, il y a un bras qui indique un chemin de lumière. J’aime croire que les gens qui écoutent de la techno croient à une chose commune. Surtout, je suis fascinée par les espaces sectaires, les gens pris dans des mouvances. Là, c’est moi le gourou.

Ça te fascine de l’extérieur, ou tu as des expériences personnelles vis-à-vis des sectes ?

Pas du tout. Ceci dit, étant petite, j’étais fascinée par Raël. Je jouais avec son personnage.

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Irène Drésel © Julia et Vincent

Dans ce disque, on vogue entre chimie, diseuse de bonne aventure, fioles, cartes… On n’est pas loin des rites de Marie Curie ou Victor Hugo, les tables tournantes et le spiritisme. Quel est ton rapport à cette histoire du new age, de la spiritualité ?

En réalité, je n’y suis pas particulièrement attachée. A travers le clip de « Bienvenue », je voulais présenter les titres du disque, un par un. Le fait de tirer des cartes peut laisser penser à la diseuse de bonne aventure, mais je n’ai pas de rapport particulier à la sorcellerie. D’ailleurs, mon jeu se rapproche plus d’un jeu de tarot. Il faut prendre toute cette imagerie avec humour. Par contre, je me sens spirituelle, et ça transpire probablement. Et puis, mine de rien, j’ai eu une éducation catholique, jusqu’à la confirmation. Je m’en rappelle parfaitement, on avait dû prier pendant des heures dans une grande chapelle avec une croix, c’était une architecture très contemporaine, très lumineuse, très épurée. Marquant.

« Quand je faisais des expos, il y avait toujours un puriste qui me demandait : « Vous utilisez quoi comme matos ? Et vous préférez Canon ou Fuji ? » Non, mais c’est pas possible, haha. », Irène Drésel

Ce mélange de sacré et païen témoigne-t-il d’un besoin de réenchanter le réel, tristement catastrophiste ?

Je suis tombée sur une émission à ce sujet. C’était un témoignage d’Alexia Vidot, qui a écrit un livre qui s’appelle Comme des Cœurs Brûlants. Ça traitait du retour d’une forme de spiritualité. Je ne pense pas rentrer dans cette case, mais je ne suis pas loin de penser que c’est une bonne chose. Personnellement, je ne sais pas si je crois en quelque chose. Je suis pas vraiment une grenouille de bénitier.

C’était la parenthèse spiritualité…

Grâce à ça, je vais peut-être être interviewée par de la presse catholique, comme La Vie. Tout un nouveau public.

Changement de sujet : je crois savoir que tu as peu de machines, tu n’es pas vraiment dans l’accumulation de synthés. Est-ce une façon de repousser la face sombre du collectionneur, matérialiste qui chérit le matériel comme les bagnoles ?

Quand j’étais aux Gobelins, on était entourés de câbles, de générateurs, de flashs, du matos dans tous les sens. Au bout des deux ans de l’école, j’ai fait un rejet énorme du matériel électronique. Je ne faisais plus que de la photo argentique. Pas de câbles, pas de flash, lumière naturelle, avec réflecteur. Et donc un jour, ça a l’air absurde, j’ai décidé de faire de la musique électronique. J’étais embêtée de retrouver le magma de câbles, ma phobie n’avait pas bougé. Quand t’y penses, on est entourés de ces trucs affreux. Un studio rempli de synthés, ça m’effraie. L’idée du système pour faire marcher tous les synthés en synchronisation, ça me fait flipper. Donc ma solution, c’est de très bons VST, et une seule Machinedrum de chez Elektron, qui est chouette. Après, c’est sûr que ça impressionne moins le client : une fois, il y avait un journaliste chez moi, il était un peu déçu.

« Si mon ingé-son entend des poules sur mon morceau, je suis contente pour lui. », Irène Drésel

Ce rejet n’a jamais joué dans ton intérêt et ta passion de jouer de la musique électronique ?

Tant qu’il n’y a pas de câbles, ça me va. Mais je me trouve en effet complètement contradictoire, je suis absurde. Je devrais me mettre à la guitare. On est tellement dépendants de l’aléatoire de l’informatique.

Jamais évident de parler ou d’expliquer des musique électroniques sans paroles, sans tomber dans des débats techniques sur les VST utilisées…

En sortie de concert, j’ai tout le temps des personnes qui viennent me voir pour parler technique. En photo, c’était pareil. Je faisais des expos, et à la fin, t’avais toujours le vieux photographe qui arrivait et qui te disait : « Alors moi, chez moi, j’ai un Mamiya. Et vous, vous utilisez quoi ? Et vous préférez Canon ou Fuji ?« … Non, mais c’est pas possible, haha.

Ce sont les gammes d’émotions, de l’inquiétant au laisser aller, de l’envie de danser à l’érotisme qui représentent ta musique. On pourrait dire « musique sans paroles, musiques sans explications » ? Comment parles-tu de ta musique ?

J’ai pas mal d’images, et des histoires qui me viennent sur les morceaux. Quand je travailles avec mon ingé-son, je lui dis parfois : « Imagine, c’est des petits bonhommes qui rentrent, et ils se tapent dessus, et là, une fille arrive, etc. » Lui aussi, il entend des choses. Dans le morceau « Kinky », il dit qu’il entend… mes poules.

Quels sont les contes, les histoires, ou les fables qui te viennent sur chacun de tes morceaux ?

Sur le morceau « Carl », c’est le chant dépitché et étiré de mon coq. Sur « Kinky », le cri – ma voix – me fait penser à un cheval qui hennit. Morceau très dérangeant et malsain, d’ailleurs. Sinon, pour « Loup Solitaire », il y a une histoire : il y a deux ans, on sort de la maison, on prend la voiture, et à 100m de la maison, on voit passer une bête qui traverse la route, et qui s’enfonce dans la forêt à gauche. On se regarde, et on convient que c’est pas un chien, même pas un berger allemand, ni un blanc suisse. C’était un loup. J’appelle mon père chasseur, et il me dit « N’importe quoi, dans ta région ? Impossible ». Et, deux semaines plus tard, un voisin nous dit : « Eh vous savez quoi ? Le maire et d’autres gens dans le village ont vu un loup, ils le cherchent, des moutons se sont fait avoir. » Voilà, on n’avait pas rêvé. Et donc, dans le morceau, je trouve qu’on entend vraiment le loup, très ondulant, comme sa démarche si particulière, le coup en avant. Sinon « Yage », c’est la fin du mot voyage, mais c’est aussi le yage, équivalent de l’ayahuasca : j’en ai jamais pris, mais j’ai vu beaucoup de reportages dessus avec les gens en train de vomir. J’y vois clairement la forêt tropicale. Après, dans « Miroir », il y a des sons en reverse, d’où le nom. « Cortège », je l’ai composé à l’époque des attentats. Il y a des explications partout.

Pourquoi fais-tu de la musique ? Qu’est-ce que tu aimes particulièrement dans le fait d’en jouer et d’en écouter ?

J’adore les mélodies. Elles me transportent. J’aime leur liberté. Quand j’étais dans l’image, je ne me sentais pas à ma place. La musique me remplit.

L’image emprisonne-t-elle ?

Oui, et surtout dans l’art contemporain où il te faut le petit carton qui t’explique ce que l’artiste a voulu dire. Là, je ne dicte pas ce qu’il faut voir. Si mon ingé-son entend des poules, je suis contente pour lui.

Kinky Dogma est disponible depuis le 11 juin sur Room Records.

Crédits photo en une : Irène Drésel © Xiangyu Liu

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