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Il était une fois Nodey

Il s’appelle Nodey. Il est né à Paris dans les années 80, et à travers lui se raconte une facette de l’évolution de la musique contemporaine et populaire. Rien que ça. Après l’avoir croisé aux côtés de Flynt, la Scred Connexion ou Youssoupha, on retrouve le beatmaker avec un premier album qui fait table rase du boom bap de ses débuts, composé en grande partie en Asie, dans une fascinante quête de sens… et de son. Entretien.

La carrière de Nodey est une tranche de vie comme une autre. Elle en dit cependant tellement sur notre société récente, de la globalisation de la culture et de la poursuite de nos identités qu’il serait largement réducteur de s’en tenir à une chronique écrite sur le pouce.

Alors, le temps d’une interview, on discute comme on explore. On explore, par exemple, les références auxquelles peut se raccrocher un fils d’émigrés vietnamiens, métis biberonné à la musique classique de deux pays séparés par 10.000 kilomètres. On se demande comment est-il possible de vieillir – ou rajeunir – dans le rap, comment rester ouvert et faire fi des cases qui nous enferment, des chapelles du hip hop en constante évolution. L’occasion aussi de s’interroger – comme lui a un jour glissé DJ Mehdi dans un McDo en guise de plateau radio – sur les écarts pas si flagrants entre la techno, le rock et le hip hop, au regard de l’évolution de la musique du XXème siècle depuis le blues.

La passion, voilà ce qui transpire lors de la discussion réalisée avec cette éminence grise du rap français, qui pratique le grand écart dans ses compos et ses inspirations (le type cite Chassol, MHD et les Chemical Brothers), et qui a délaissé pour quelques temps son studio pour prendre un peu la lumière.

Alors revenons en à ses débuts. Nodey N’Guyen a vécu en région parisienne la majeure partie de sa vie. Années 90, ce fana de hip hop et de dance music prend ses premières torgnoles avec l’eurodance déversée dans les radios FM de son enfance, puis via le rap new-yorkais, de Nas au Wu-Tang, ou à travers les mixtapes gratinées de DJ Cut Killer. En pleine crise du disque des années 2000, son entrée dans la musique se fait via la case hip hop où il évolue principalement en tant qu’ingé-son, et par la suite le beatmaking. Il accompagne alors les meilleures instrus de Youssoupha, Seth Gueko, Flynt et la Scred Connexion.

Nodey se lance ensuite dans la production en solo avec ses deux EP, Atrahasis puis Vinasounds vol.1, où l’on entend notamment la voix de la chanteuse vietnamienne Huong Thanh («Quê Mẹ»). Enfin, motivé par son label, il compose son premier album, là où on ne l’attendait pas, dans les confins d’une musique électronique moderne, futuriste.

Avec un déménagement en Chine puis au Vietnam, et des voyages en Asie, l’artiste traduit son voyage initiatique en musique, accompagné d’artistes variés qui figurent sur son album : la Vietnamienne star Suboi, l’Indien Saiam, les Français Hyacinthe et Jorrdee, le réalisateur Anh Phi Trần (qui s’est occupé du clip « Đôi Khi »), le groupe de performers chinois, les Asian Dope Boys, la figure de l’underground parisien Y.LV.A, ou encore l’artiste islandais Kolbrun Inga Soring. Ni une ni deux, on a sauté sur l’occasion de parler de la vie et de cet énigmatique, aventureux et quelque peu torturé disque nommé : – ) signé sur le label Jeune à Jamais (sortie le 11 mars). Si vous vous concentrez bien, vous verrez planer les ombres rassurantes et les conseils avisés de DJ Mehdi et Youssoupha qui feront à Nodey l’effet de sages bienveillants dans ses choix de carrière.

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Te souviens-tu des disques qu’il y avait chez toi, enfant ?

Oui, au moins les styles. Ça oscillait entre de la musique classique, de la variété française, de la variété vietnamienne et de la musique traditionnelle vietnamienne.

À part ça, comment s’est faite ta découverte de la musique ?

Il y avait la musique de nos parents, on allait à la pagode, notre église à nous, et tu en entends plein quand tu fais le nouvel an vietnamien. Mais sinon, quand j’ai eu 5-6 ans, mon père m’a filé un petit poste radio FM stéréo dolby parce que, comme mes grand frère et sœur étaient partis, je vivais seul à la maison. J’avais tendance à m’ennuyer. J’accompagnais mon père au travail, et j’avais toujours un poste radio pour écouter de la musique. J’ai donc découvert la musique sur les radio FM. A l’époque, en 90, l’eurodance c’était le truc. J’écoutais Fun Radio et Skyrock avant qu’ils ne passent du rap. A l’époque c’était la dance et le rock… et un peu le rap.

Tes premiers émois dans le rap, en tant qu’auditeur ?

J’ai un grand frère qui était dj, et il m’avait fait écouter Public Enemy. Mais pour être transparent, je n’aimais pas beaucoup le rap, le préférais la dance. Et puis, en 96, je commence à comprendre le truc. Je me prends le rap new-yorkais en pleine face, avec Nas. J’ai un souvenir marquant c’est la découverte de DJ Cut Killer, époque Hip Hop Soul Party I. J’étais devenu un kiffeur de musique. Quand t’as 12 ans, t’es un petit con de puriste : en dehors de ton style, tout est de la merde. Le rap américain c’était mon truc, le reste c’était de la merde. Côté hip hop parisien, on avait NTM, j’ai écouté Solaar, et en plus pointu on avait Timebomb, où on a vu évoluer des gens comme Booba, X-Men, Scred Connexion, La Rumeur…

Peux-tu me raconter tes premiers pas en tant que beatmaker ?

Je savais que j’étais un kiffeur de rap mais je ne savais pas comment rentrer dedans. Au collège, j’avais un petit groupe de rap mais… j’ai pas trop envie d’étayer, j’assume pas vraiment, ahah. Je mixais un peu, mon grand frère m’avait appris, de façon assez rudimentaire. Mais ma porte d’entrée, ça a été ma formation d’ingé-son. Post-bac j’ai fait un an de fac d’éco, et puis j’ai dit à mes parents que j’avais besoin de faire un truc que j’aime. Je resitue : on est en 2003/2004, et c’est la putain de crise du disque. À cette époque, les gens disaient qu’on ne ferait plus jamais d’argent avec la musique. Je viens d’un milieu où mes frangins ont tous fait des études et un métier respectable, je me voyais pas trop galérer. Donc ingé-son, c’est pas mal, sécurisé, et ça se rapproche de la musique. Je bossais en télé et, en parallèle, j’ai commencé à bosser pour le rap indépendant, dans un label studio du 18ème, l’UGOP (Une Goutte d’Organisation Prod), situé vers la Goutte D’Or à Paris. Sont passés des gens comme la Scred Connexion, Flynt, etc, qui venaient enregistrer leurs albums. Chemin faisant, on a commencé à me dire « ah tiens Nodey, tu fais des instrus » et c’est comme ça mes premiers pas dans la musique. Vers mes 20 ans.

A l’époque, y a-t-il des figures du beatmaking qui t’inspirent ?

Mes premières idoles restent dans le rap new-yorkais. C’est des gens comme RZA, l’architecte du son du Wu-Tang. DJ Premier ensuite qui est l’architecte du son new-yorkais, voire du son hip hop… tout court. Sinon plus contemporain dans les années 2000 : Just Blaze. Il est le producteur qui a fait beaucoup de titres pour Jay Z, qui a ramené à la mode le son new-yorkais, avec des samples. Lui, c’est une influence première dans mon son, encore aujourd’hui. Ce gars, il prend les samples, et il en fait des trucs flamboyants, qui sonnent larges. Sinon en artiste français, évidemment DJ Mehdi. J’ai grandi dans le 94, et lui il a créé le son de la Mafia K’1fry – une des équipes les plus cailleras de l’histoire du rap français – avant de devenir une sorte de DJ star d’Ed Banger qui était à l’époque l’écurie la plus cool et hype du son électronique français.

DJ Mehdi rassemblait tes deux amours, la dance et le rap ?

Ce que j’aimais chez lui, c’est qu’il me donnait des clés de compréhension de la musique. A mon école d’ingé-son, on devait apprendre à faire des interviews radios et il fallait donc trouver un personnage. Un jour, je vais voir N.E.R.D. en concert – je suis un énorme fan – et, dans le public, on voit DJ Mehdi. J’osais pas trop mais mon pote Kamal me chauffe pour aller lui parler. Le gars super cool. On fait l’interview dans un McDo pendant des heures, on squattait sans consommer vu qu’il faisait froid dehors. À un moment de l’interview, il me dit : « Il y a deux types de musique : la musique classique et le blues. » En gros, toutes les musiques d’aujourd’hui sont justes issues soit du blues, musique linéaire sur quatre temps, soit de la musique classique, complexe, écrite. L’électro, le rap, le rock sont des enfants du blues. On écoute finalement la même chose, suivant la même base, avec un pied sur le premier temps. Il m’a fait comprendre qu’historiquement, la racine est la même.

Parti à tes débuts du boom bap, le fameux old school new-yorkais, tu t’es essayé par la suite à produire de la musique électronique plus moderne, futuriste. Quelles ont été les étapes de ton évolution musicale ?

J’ai eu un gros déclic, lors de la création de l’album Négritude de Youssoupha en 2015. Je voulais un disque d’or depuis que j’ai commencé la musique. Mais à l’époque, le streaming n’était pas pris en compte, donc c’était très compliqué de l’obtenir. Je me disais que Youss, c’était le seul rappeur qui faisait mon style – du boom bap – et qui vendait des disques. Parce que Flynt, la Scred Connexion, avec tout le respect que j’aie pour eux, c’est une niche. Youss c’est le mec qui fait le pont entre le rap traditionnel et des tubes NRJ… et finalement choper le disque d’or. Un jour, on est en Belgique et il me dit : « Nodey, faut que tu prennes conscience qu’on est des dinosaures. Ton style de musique, qu’on aime, les samples de black music, du jazz, ça y est c’est fini. » Il ne me disait rien de révolutionnaire mais je ne l’avais jamais admis.

Deux collaboration, à ce propos, figurent dans ton album et témoignent de ce nouvel attrait pour la modernité : Hyacinthe et Jorrdee. Que t’évoque leurs musiques ? Et qu’est-ce qui t’a attiré vers elles ?

Avec Hyacinthe on s’est rencontré sur un forum de rap sur Abcdrduson, qui est un site de gros puristes du hip hop. On a connecté, puis on s’est rencontrés à des soirées Abcdrduson. Au début, pour tout te dire, je ne comprenais pas sa musique, j’accrochais pas. Mais à force de le côtoyer, j’ai trouvé qu’il avait une sensibilité vachement intéressante. Ensuite, j’ai commencé à produire quelques titres pour lui. Et Jorrdee, ma manageuse bossait aussi avec lui. Pareil, je trouvais sa musique cheloue. Mais après Youssoupha, j’avais besoin de découvrir de nouvelles choses. Ces nouvelles rencontres me décontenançaient. Et donc m’attiraient. J’aurais pu avoir Flynt sur mon album, mais je n’avais plus envie. Hyacinthe ou Jorrdee sont issus du rap mais ont un pied dans l’art contemporain. Et Hyacinthe, c’est même carrément électronique, dance, techno. Il m’a fait découvrir Arca. Il a le cul entre les deux.

Tu aussi décidé d’incorporer des éléments de la musique vietnamienne dans tes productions, ce que tu ne faisais pas avant. Tu as cherché des références dans tes origines ?

Lorsque j’ai sorti mon premier EP solo, Youssoupha – toujours le même – me sort : « Nodey, faut que tu prennes conscience de tes origines. Aujourd’hui, il faut affirmer nos identités, c’est important. » Ça aussi je l’ai digéré. En fait, depuis toujours je faisais de la musique d’Afro-Américains. Ado, je portais un baggy, des Air Max et des grosses casquettes avec marqué New-York. Sauf que tu vois à ma tête et ma langue que ça n’est pas la cas. Avec le recul aujourd’hui à 36 ans, je me rends compte que je voulais ressembler à un Afro-Américain. C’est sûr que le hip hop, il est est en moi, je ne peux pas le renier. Mais j’écoutais de la dance avant le rap, pourquoi ne pas reprendre ? La dance, ça a des racines européennes – la Belgique, la Hollande, la Suède. Je suis un Européen. Et je suis d’origine vietnamienne. Cet album, c’est une manière bordélique et confuse de redéfinir mes identités.

Justement, qu’a pu représenter pour toi, culturellement, et en terme de modèles de représentation, le fait d’être franco-vietnamien, fils d’immigrés vietnamiens, dans le milieu de la musique en France ?

On parle d’un milieu où il y a peu d’Asiatiques. Déjà dans mon quartier il y avait peu d’Asiatiques. Mais j’ai grandi dans une communauté vietnamienne, avec des gens nés en France. J’ai un petit background culturel, je connais la gastronomie… mais presque, ça s’arrête là ! Je n’ai pas de références culturelles, musicales, cinématographiques asiatiques affirmées. Le hip hop en France, c’est principalement des gens issus du continent africain. Je pouvais affirmer une identité de banlieusard, mais l’Asie, pas tant que ça. Certaines personnes m’ont dit un jour que j’avais un truc asiat dans ma musique. A l’époque, je n’y croyais pas trop. Mais maintenant que je réécoute mes musiques, je me rends compte qu’inconsciemment, je répétais des lignes mélodiques, harmoniques qui ressemblaient à la musique vietnamienne que j’écoutais quand j’étais petit. Aujourd’hui, j’essaie de sampler des musiques vietnamiennes. Quand Youssoupha me parle de me concentrer sur mes origines, je suis dans son studio, je regarde autour de moi, et il y avait Keblack, Naza. Que des renois, que des Congolais, et je me disais : « je ne suis peut-être pas à la place en fait ». Youss est un cas intéressant, il a fait du rap new-yorkais, vraiment puriste. Puis en signant Keblack et Naza, il a commencé à verser sur un truc plus africain, rumba dans le son. Finalement, il a fait ce qu’il m’a conseillé. Sauf que moi, je connais, allez, Mai Lan, elle c’est une métisse viet. Mais à part elle, il n’y a pas de musiciens viet. La communauté vietnamienne en France, d’un point de vue artistique, elle n’est pas assez développée, il y a pas d’acteurs, peu de musiciens. J’étais un peu seul, mais maintenant que ça fait deux ans que je suis au Vietnam, je peux creuser mes racines.

Comment vis-tu ces écarts par rapport à la musique que tu créais il y a quelques années, et qu’est-ce que ça implique en terme de remise en question personnelle ?

Je me sens mieux dans ma musique, dans ma vie en général. Quand j’ai fait cet album, j’étais dans une période floue, j’étais un peu perdu. Je voulais me barrer de France, sans savoir pourquoi. J’ai surtout fait cet album en dehors de France. Mes potes m’appelaient en me demandant si j’allais revenir un jour, mais je ne savais pas. Période de remise en question. Là, j’ai une maison au Vietnam, une femme, un enfant, un nouveau pays, une nouvelle base. Sur mon prochain projet, album ou pas, j’ai envie de plus ancrer sur le Vietnam. Autant sur ce premier album, j’avais la volonté de casser, de trifouiller, de sortir du rap, autant sur le prochain, je le ferai de manière moins torturée.

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