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Ibrahim Maalouf : « On est en train de creuser un sillon »

On l’assumait encore il y a peu : le jazz, c’est pas notre habitude. Ça tombe bien, Ibrahim Maalouf veut élargir les horizons et les mentalités. Chez les Maalouf, on ne déconne pas avec la vie. Un père (Nassim) trompettiste qui pousse son fils à se perfectionner et un oncle (Amin) à l’Académie française qui ouvre la vision de son neveu sur les questions d’identités et de liberté. Une solide envie de casser les codes d’un genre centenaire et un militantisme acharné pour faire comprendre aux médias de masse qu’il faudrait peut-être arrêter de nous prendre pour des débiles et mettre la musique instrumentale sur la même marche que la musique chantée, c’est tout ça, Ibrahim Maalouf.

Tu écris des textes pour tes morceaux qui sont pourtant entièrement instrumentaux. C’est un besoin d’expliquer ta musique ?

C’est un besoin d’être compris. C’est pas très grave que les gens n’aiment pas ma musique, c’est même sain, c’est la vie. Par contre, je trouve dommage que les gens ne la comprennent pas, donc j’essaye de faire un réel effort en ce sens. Ça m’embête de sentir que mon expression artistique ou mon expression personnelle est mal appréhendée. Chaque musique raconte quelque chose. Chaque chanson a une histoire, me parle, m’évoque des choses importantes de la vie, alors je les mets par écrit. J’essaie de raconter de quoi parle chacun des morceaux, quelle est l’image derrière, quel est le scénario s’il y en a un. J’accorde beaucoup de valeur aux textes, qui eux sont imprimés sur l’objet, alors que les clips vidéo vont plus ou moins être oubliés, ou archivés.

En live, il y a toujours une part d’improvisation. Qu’est-ce qui t’attires tant dedans ?

En concert, c’est assez décidé. Pas les notes, mais les moments où j’improvise, sinon je plante tout le monde. Tout ce que je fais en studio est aussi improvisé. Je n’arrive jamais avec des partitions, que ça soit pour mes albums ou ceux des autres. Pour la musique de film, c’est différent, j’en apporte pour l’orchestre. Mais quand je travaille sur mes musiques, que j’improvise des idées pour les développer ensuite, je ne sais pas du tout vers où je vais. C’est un processus long mais passionnant. Souvent, je commence tout tout seul, puis je greffe mes musiciens progressivement.

Est-ce qu’ils ont une part d’impro eux aussi ?

Oui mais moins importante que la mienne. Je vais leur commander quelque chose. Il y a des moments où je leur dis « écoute, c’est pas exactement ce que je veux, alors libère toi de ça, fais autre chose. » Et dès que j’entends ce que je voulais, je leur dis. Après, il y a quelques musiciens à qui je vais accorder beaucoup plus d’importance en terme de choix artistiques. Ils deviennent des arrangeurs avec moi. J’aime bien contrôler ce que j’ai envie d’avoir, mais ça arrive. Par exemple, sur Red & Black Light, j’ai tout composé en terme d’arrangements, même pour les musiciens. Mais je leur ai dit : « au moment où on va les jouer, improvisez, laissez vous aller à vos envies, ne faites pas exactement ce que j’ai écrit. » Finalement, c’était un album arrangé par nous quatre.

En parallèle des tournées, tu enseignes aussi l’improvisation. Sans parler de musique, que veux-tu transmettre à tes élèves ?

Certainement la liberté de créer. Je pense qu’on ne se rend pas compte de la chance qu’on a, de vivre dans un monde où on peut inventer des choses. La nourriture, les films, les programmes TV, la voiture, tout nous est amené. On ne se pose plus la question de l’origine des choses, tout est acquis. J’aime bien leur faire toucher du doigt le fait qu’ils peuvent être à l’origine d’une musique que les gens vont à un moment donné avoir dans les oreilles. Cette liberté-là dont on ne profite pas assez. Souvent, les instrumentistes classiques sont persuadés qu’ils ne sont que des interprètes et que leur mission est d’être le meilleur interprète possible. Tu maîtrises un instrument depuis 20, 25 ans et on te demande d’inventer quelque chose, tu réponds « j’ai pas de partition », c’est quand même dommage. J’essaie de les sensibiliser à ça, en général ceux qui prennent des cours avec moi ont déjà cette réceptivité-là.

IbrahimMaaloufSourdoreilleInterview

« Je pense qu’on prend les gens pour des cons. On est persuadés que les gens ne sont pas capables d’écouter de la musique s’il n’y a pas de mot comme ‘oh le soleil est beau, je t’aime, je suis gentil, on va s’aimer.’ » Ibrahim Maalouf

Dans une interview pour la LBC (chaine de télé Libanaise), tu dis que le public libanais ne te connaît pas très bien, parce que tu n’es pas chanteur. Tu parles même d’une « peur » de la musique instrumentale. Comment tu l’expliques ?

C’est un constat général, même en France où la musique instrumentale est beaucoup moins écoutée que la chanson. Si tu regardes une émission de variété à la télé, je pense qu’en 50 ans, il n’y a eu que cinq instrumentistes qui ont joué autre chose que de la musique classique. Peut-être moins que ça. Je ne parle pas des orchestres, ou des musiciens qui accompagnent un chanteur mais de la musique instrumentale créée pour être de la musique instrumentale. Peut-être Miles [Davis, ndlr] qui a dû faire des émissions à une époque, il y avait l’émission Le Grand Échiquier qui de temps en temps invitait des instrumentistes. C’est quelque chose qui n’existe pas dans notre culture. Si tu regardes une playlist de radio, sur Europe 1, NRJ, France Inter… A part FIP, TSF ou Radio Classique, toutes les radios généralistes ont zéro musique instrumentale.

À quoi c’est dû selon toi ? 

La vérité ? Je pense qu’on prend les gens pour des cons. On est persuadés que les gens ne sont pas capables d’écouter de la musique s’il n’y a pas de mots derrière qui disent « oh le soleil est beau, je t’aime, je suis gentil, on va s’aimer. »

Alors que c’est le cas pour une bonne partie de la musique étrangère, souvent anglophone, dont la moitié des personnes ne comprennent pas les paroles.

Oui mais il y a des paroles donc on s’en fout. On a pris l’habitude d’apprécier la chanson. J’adore la chanson, ça fait 20 ans que je travaille avec des chanteurs et j’adore ça. Ça fait partie de mes plus belles expériences, de ma formation, mais je trouve que c’est dommage qu’on n’offre que ce schéma-là, et surtout qu’on snobe les instrumentistes. Moi, j’ai de la chance, mais je me bats depuis très longtemps pour exister. Il y a une époque où j’avais rendez-vous avec les programmateurs de radio, de télé, en leur disant « eh, on existe putain. On est 36 000 musiciens en France à faire de la musique et vous n’en avez rien à foutre, vous mettez tout le temps des chanteurs. Ça serait quand même cool de penser un tout petit peu à nous. » De mon côté, ça fait dix ans qu’on tourne, entre des salles qui ont 80 places et des gros festivals qui font 15 – 20 000 personnes. L’année prochaine va être ma première année sans tournée. Je pense qu’à un moment donné, le message commence à venir, qu’on vende plus de disques que les gens imaginaient. C’est un petit label que j’ai, et je vends plus que les majors dans la même catégorie que moi, donc ils ont vu que « ce petit gars arrive à faire des trucs pas mal. » À partir de là, on a commencé à passer en radio, avoir plus de chance en télé, les Victoires de la musique nous ont récompensés, ça a été un gros déclic pour nous.

Penses-tu être une exception dans ce milieu ?

J’ai envie de croire que non. J’ai l’impression qu’on est en train de creuser un sillon. Pas grand monde n’est passé avant nous sur ce terrain-là et j’espère que derrière ça va suivre. Si je suis tout seul, je vais devoir continuer de me battre alors que si dans 10 ans les radios trouvent que c’est normal d’avoir de la musique instrumentale, ce sera aussi bénéfique pour moi que pour tous les autres instrumentistes.

Tu dis prendre des libertés vis-à-vis du jazz, mais tu restes pourtant très attaché aux traditions de la musique classique ou arabe, comment expliques-tu ce paradoxe ?

C’est pas tout à fait juste. Je prends des libertés dans tout. Que ce soit dans la musique classique, dans la musique arabe ou dans le jazz, mon plaisir c’est de prendre tout ça, d’en faire une salade et de m’amuser avec. J’ai beaucoup de respect pour l’histoire de ces musiques, et je les ai beaucoup étudiées pour la plupart. Ce qui est sûr c’est que j’ai exactement la même vision sur chacune de ces trois musiques, et je m’octroie autant de liberté de créer sur chacune d’elle. Souvent, on me dit « vous ne faites pas du jazz. » Oui, je prends mes libertés, je m’amuse. Ça m’inquiète que les gens ne voient pas la culture et la notion d’identité comme quelque chose de mobile. Que les gens soient rigides dans leur vision, qu’ils soient dogmatiques dans leurs principes, dans leur manière de voir l’art, la culture, ou nos génétiques. Pour moi l’identité et l’art, c’est la même chose, c’est un reflet. À partir du moment où tu considères que c’est quelque chose de fixe, que c’est inamovible, intouchable, à ce moment ça veut dire que tu ne penses pas que cette culture puisse évoluer et se transformer avec le temps… Ça me fait toujours peur cette manière de voir le monde. Le regard qu’on pose sur tous ces styles de musique, sur ma fille, sur ma famille, mes amis, sur la culture, sur une société… Je suis assez frileux quand j’entends parler de rigidité sur ces choses-là.

Tout ça fait directement écho aux Identités Meurtrières, l’essai de ton oncle Amin Maalouf (de l’Académie Française)

Clairement. Ça a bâti une partie de ma culture et la manière dont je vois le monde. Je pense vraiment que ce livre m’a éduqué.

Ton père Nassim Maalouf est aussi une très grande influence pour toi. Est-ce qu’il y a un moment où tu as voulu « tuer le père » ?

Je n’ai jamais senti devoir « tuer mon père » mais je devais faire plus que lui, le surpasser, pour lui montrer que j’étais capable de faire quelque chose. Quand j’étais plus jeune, quoi que je fasse, mon père avait souvent tendance à me dire : « c’est bien mais j’avais déjà fait ça quand j’avais ton âge. » Il fallait toujours que j’aille plus loin, donc en ce sens là oui.

Tu as déjà pensé à composer un album sans trompette ?

J’en rêve ! Mais si je fais ça, je me fais assassiner. Je sais pas si tu le sens, mais souvent quand tu es dans une case, et que tu veux en sortir, je ne sais pas partout mais en tout cas en France, on va se dire « pour qui il se prend ? » On dit pas « ah tiens c’est original, ça change. » Pour l’instant j’ai encore beaucoup de choses à dire et à inventer à la trompette mais c’est pas impossible qu’un jour je me lâche un peu. Ceci-dit, dans mes albums il n’y a pas tant de trompette.

Tu as le temps d’écouter de la musique ? Tu connais toute cette « nouvelle scène » jazz, les Kamasi Washington, Snarky Puppy, Badbadnotgood, Gogo Penguin ?

Maintenant je n’ai pas beaucoup le temps. Je connais bien cette scène, mais je ne peux pas dire que je les écoute beaucoup. Pour moi, écouter c’est vraiment tout écouter, relever des trucs, connaître les dates, etc. Par contre, ce que j’entends, j’aime vraiment, et ça fout un peu la pression. Je trouve qu’il y a des trucs de dingue, j’ai été voir Snarky à l’Olympia et c’était la claque. Je sais qu’il y a une génération de gens très créative qui font des trucs dingues. C’est une génération qui n’a pas peur de mélanger les genres, alors qu’avant c’était du blasphème. Après, j’ai toujours eu un peu peur de copier ou de trop m’inspirer de telle ou telle chose. J’aime bien aller chercher ce que j’ai à dire, moi à l’intérieur, des choses spontanées. Plus j’écoute ce que les autres font, plus j’ai envie de faire comme eux tellement c’est bien. J’évite, surtout en période de création, de trop écouter ce que les autres font.

 

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