Fabrice pour la mairie, Gutsy pour les vieux de la vieille, Guts pour les fans actuels, c’est une seule et même personne qui en contient trois. D’un côté, le beatmaker en service depuis bientôt 27 ans ; de l’autre, le digger invétéré, chineur de perles rares ; et sur le devant de la scène, le chef d’orchestre, celui qui dirige son live band d’une main de maître quand il n’est pas à gérer ses machines. Avant son live explosif au New Morning début avril, on a pu rencarder les trois en même temps pour aborder les boulots de chacun.
On commence l’interview en douceur : en contrepartie de ton KissKissBankBank pour Hip Hop After All, tu proposais deux DJ sets chez des personnes. Tu les as vraiment fait ?
Pour être honnête, j’ai vraiment fait un DJ set chez un de mes auditeurs les plus activistes et engagés, qui est d’Orléans. C’était super bien, une bonne bringue, et c’était des bons fêtards en plus. L’autre, c’est un de mes meilleurs amis qui l’a acheté, il souhaitait juste m’aider.
Pourquoi être passé par le crowdfunding pour l’album Hip Hop After All, sorti en 2014 ?
Je suis signé sur un petit label indépendant, Heavenly Sweetness, qui a des moyens modestes. Le projet Hip Hop After All était un projet ambitieux, avec un coup financier que ne pouvait pas assumer seul le label. L’idée a très vite germé, pour compléter son apport. Je voulais être généreux et donner envie à mes auditeurs de s’engager parce que les contreparties étaient à la hauteur du projet. C’était en accord avec moi-même, ça m’éclatait d’aller chez un gars, taper un DJ set, ou de proposer un disque exclusif à une communauté de 300 fans « hardcores ».
Avec Hip Hop After All et ton nouvel album Eternal, on a l’impression que tu te bases moins sur des samples et plus sur des compositions. C’était une évolution que tu désirais ?
À travers Eternal, la volonté première était de solliciter mon live band que j’avais créé pour traduire Hip Hop After All sur scène. On s’est tellement bien entendus qu’il fallait qu’on travaille ensemble à nouveau. À défaut d’avoir des invités comme Cody Chesnutt, Master Ace, Grand Puppa présents sur Hip Hop After All, où c’était impossible de véritablement traduire le projet sur scène du fait de la multitude d’artistes, j’ai dit à mes musiciens : « on fait un projet ensemble, qu’on pourra directement traduire en live band. » Généralement, je pars avec 80% de sample et je peaufine l’album avec quelques instruments. Là, j’ai fait le contraire, en leur laissant un maximum de liberté pour s’exprimer.
J’imagine que tu bossais constamment la composition avec eux ?
Plus ou moins. On a sélectionné une vingtaine de maquettes, sur environ soixante. Comme tout le monde était d’accord sur ces maquettes, on s’est réunis en studio pendant deux semaines, et on a abouti les 20 maquettes. Généralement, tu fais 40 morceaux et tu en gardes 12. Là, on en a fait 20 et on en a gardé 20. 14 sur Eternal, 6 sur l’album exclusif pour les membres de Pura Vida, le club de fans hardcores.
Donc est-ce que tu considères que Guts aujourd’hui, c’est une équipe qui bosse autour d’un projet commun ou un artiste solo à qui se joignent différents membres ?
Ça reste mon projet perso où les gens viennent se greffer. Eternal est un album un peu concept qui a pris forme avec cette histoire de live band, mais Guts, ça reste le producteur-beatmaker-digger. Après, mes projets sont différents, éclectiques, j’évolue, je vieillis, et je retournerai certainement très prochainement à des projets où je serai tout seul, puis peut-être à d’autres avec des collaborations qui n’auront rien à voir avec ce qui a été fait sur Eternal…
Comment on monte un live band quand on ne sait pas jouer d’un instrument ?
Je suis complètement autodidacte. Je viens purement de la culture du hip-hop, celle des DJ et des beatmakers, mais avant tout des DJ. Et les DJ au début, ils avaient des skeuds de funk, de jazz, de soul… Pour que les rappeurs posent dessus, soit on isolait des boucles dans les disques pour en faire des passe-passe, soit on samplait un loop, on le faisait tourner puis on mettait un beat dessus. Je viens de cette culture-là. Je n’ai jamais vraiment appris à jouer d’un instrument, j’ai fonctionné à l’oreille et à l’instinct. Ça fait 25 ans que je fais de la musique en fonctionnant comme ça. Et ça a plutôt marché !
Tu cites d’ailleurs souvent ton âge en interview, pourquoi le revendiques-tu ?
En 2017 ça fera 30 ans que je suis dans ce mouvement musical qu’est le hip-hop. Aujourd’hui en France, il n’y en a pas beaucoup. Dee Nasty mon maître absolu, mon père spirituel, continue de faire des soirées, Oxmo Puccino est encore là, Kool Shen qui revient avec un album, IAM dans une certaine mesure, Wax Tailor même s’il est arrivé un peu plus tard que moi… Mais je pense qu’on doit être une petite vingtaine, du hip-hop des années 80. C’est quelque chose que je revendique, quand t’es passionné de musique, et que ça donne un sens à ta vie, comment veux-tu arrêter ! Mais aujourd’hui si ça devait péter au niveau notoriété, je serais emmerdé. Au niveau de la masse de travaille, ça ne serait pas bon pour moi, beaucoup de concerts, de tournées, de promo… Non, je suis un bosseur dans un studio d’enregistrement, chez moi, à créer. Moi j’aime créer. J’aime composer, réaliser des albums pour moi ou pour les autres, chapeauter des projets… Digger prend aussi beaucoup de temps.
Tu revendiques souvent le fait d’être un digger, c’est quoi les codes de ce milieu ?
Il y a certaines petites règles entre dealers de disques, mais entre diggeurs, ceux qui cherchent les disques, pas vraiment. C’est à celui qui se lèvera le plus tôt, qui sera le plus curieux, qui aura le plus l’oreille… Il n’y a pas vraiment de code, hormis le fait qu’on soit totalement obsédés par trouver des petites perles, des disques qui valent deux euros et qui dans dix ans seront à 400 balles ! Il y a des valeurs, des fluctuations, un marché. J’étais récemment en Thaïlande, où j’ai trouvé un morceau de boogie funk thaïlandais de 1979. Je sais que personne ou presque ne l’a découvert, donc je me réjouis de le faire connaître ! La côte je m’en fous, l’idée c’est de se dire « c’est MOI qui l’ai découvert ! » Il y a la fierté de le découvrir en premier, d’avoir l’original évidemment et non le repress, et puis il y a ceux qui en font des compilations – je le fais à travers mes Beach Diggin’ – ou font represser le disque. Tu le restaures et tu lui donnes une seconde vie.
D’ailleurs ces Beach Diggin’, c’était une sorte de projet à la Gilles Peterson ?
Ouais, ça rejoint un peu l’état d’esprit de Gilles Peterson, qui est tout le temps en train de faire découvrir des raretés, de la musique obscure. Dans une certaine mesure, c’est aussi mon but, de mettre en lumière des artistes méconnus voire inconnus. Il a une puissance médiatique et une visibilité qui est bien plus grande que la mienne, mais à mon petit niveau c’est cool, je fais kiffer les gens avec mes compilations, sur internet je vais pas mal relayer des titres d’artistes, des vidéos clips, des choses que j’ai découvertes.
J’ai lu que tu validais et supervisais les paroles. Tu fais pourtant confiance aux personnes dont tu t’entoures j’imagine ?
Je sais que les personnes que je sollicite sont plus ou moins dans mon délire. Elles vont pas me raconter une histoire de règlement de compte, de « moi je suis pété de thunes et je vous emmerde ». Et forcément quand tu invites des artistes comme Patrice par exemple : je sais qu’il est engagé, rigoureux et pointu sur les paroles, il ne raconte pas de la merde, ce n’est pas non plus un mec qui va aller collaborer avec Coca-Cola… Je cherche aussi une éthique derrière.
Tu invites d’ailleurs beaucoup d’artistes anglophones sur tes disques, déjà avec Alliance Ethnik [groupe de rap des années 90 qu’il a créé, ndlr] on retrouvait pas mal d’anglais dans les paroles, pourquoi cette envie ?
Premièrement, ma culture de base c’est le hip-hop américain, et la musique black américaine au sens le plus large. Je vais dans le sens artistique de ce dont je me suis nourri, naturellement. Après, il y a un petit côté « calcul » évidemment. Ma volonté, ce n’est pas de me cantonner aux pays francophones, et d’aller à l’étranger, partout où il est possible de jouer. Et pour finir, c’est là où je vibre le plus aussi. J’ai tendance à plus vibrer sur des rappeurs et chanteurs Américains que sur des chanteurs Français, même s’il y en a que j’adore. J’adore Serge Gainsbourg, mais je t’avoue que je vibre plus sur Stevie Wonder, même si j’adore les deux.
Quel reproche ferais-tu à ta musique ?
Pour les mecs hyper branchés, c’est pas assez branché, et pour les mecs hyper mainstream, c’est pas assez mainstream. J’ai le cul entre deux chaises. J’ai envie de régaler les gens qui sont à fond dans le mainstream, et régaler les gens qui sont aussi à fond dans les musiques pointues, branchées, et c’est dur parce que je suis entre les deux.
Tu l’as payé ?
Un peu, ça m’a empêché de faire certains festivals, d’être playlisté sur certaines radios, ça m’empêche d’être chroniqué sur certains magazines… J’ai une espèce de musique un peu hybride, c’est bizarre parce que dans les deux sens les gens ne sont pas assez curieux. Eternal, pour le mec le plus branché de la terre, il y aura forcément un titre qui va lui parler. Et pour le mec le plus mainstream, même chose.
C’était un désir de vouloir de joindre les deux publics ?
Ah non, la musique c’est à l’humeur, organique, instinctif, c’est compliqué de calculer. Si demain je veux faire un album hyper pointu, rien que pour la hype, je ne sais même pas si j’y arriverais.
Et finalement, ça donne quoi Guts sans sa barbe ?
J’ai bien peur que ça soit surprenant. Ça sera toujours Guts quoi qu’il arrive, mais j’ai essayé cet hiver en partant en Asie de tout raser en mode bouddhiste, alors j’ai fait court au niveau des cheveux, court au niveau de la barbe, mais j’ai pas eu le courage d’aller jusqu’au bout et de tout raser. Je ne partais pas pour créer, mais ça peut être un concept ouais, faire un album où je me rase complètement et on voit ce que ça donne musicalement. (rires)
0 commentaire